par Bruno Vever, le 25 juillet 2022
En quelques mois, toutes les cartes européennes ont été chamboulées :
- en Europe par l’attaque russe du 23 février contre l’Ukraine, cette guerre qui revient sur le continent pour la première fois en 80 ans, intermède bosniaque mis à part,
- en France par l’absence de nouvelle majorité parlementaire autre qu’occasionnelle pour Emmanuel Macron, pourtant juste réélu à la présidence de la République,
- en Allemagne par l’obligation pour la coalition d’Olaf Scholz de remettre radicalement en cause avec la guerre son programme tant de défense que d’énergie.
Les années à venir seront ainsi totalement différentes de celles connues jusqu’ici :
- le secrétaire général de l’OTAN a évoqué la perspective d’une poursuite de la guerre en Ukraine pour des années,
- la stabilité politique de la France va être durablement mise en cause par sa nouvelle donne parlementaire,
- les changements en Allemagne vont s’avérer particulièrement problématiques.
Face à cette situation inédite, tous les enjeux sont inédits.
Enjeux inédits pour l’Union européenne
Jusqu’ici la construction européenne s’était principalement attachée à construire un marché économique, à le doter d’une monnaie unique, et à le gérer au mieux tant sur le plan interne et qu’externe. Tout ceci en imbrication étroite avec une mondialisation qu’on nous promettait heureuse, en tout cas prometteuse. Les dernières crises rencontrées jusqu’ici, notamment la sortie du Royaume Uni puis la pandémie du covid, avaient pu être gérées tant bien que mal. Elles n’avaient pas remis en cause cette focalisation de l’Europe sur son fonctionnement économique et social.
Désormais, l’Union européenne est confrontée à une guerre à ses portes qui bouleverse la donne. Certes, elle a su réagir rapidement à ce jour, répondant à ce défi inédit de façon également inédite par des sanctions économiques sans pareil contre l’agresseur russe, un appui logistique et des livraisons d’armements sans précédent à l’agressé ukrainien, l’accueil improvisé mais actif de millions de réfugiés.
Mais cette guerre va durer ! Et alors que l’Union européenne vient d’en rajouter dans l’inédit en accordant le 23 juin le statut de pays candidat à l’Ukraine, ainsi qu’à la Modavie également menacée par la Russie, elle se retrouve, par-delà les subtilités du langage diplomatique, bel et bien impliquée dans un conflit armé, aux limites d’une belligérance directe. Le Kremlin a ainsi explicitement répliqué, le jour même où le Conseil européen accordait à l’Ukraine son statut de pays candidat, que la guerre ne cesserait que lorsque toute l’Ukraine et son gouvernement auraient capitulé !
La Russie livre donc une guerre totale à l’Ukraine doublée d’une confrontation directe, assumée et sans alternative avec l’Union européenne. Elle multiplie les intimidations à l’encontre de la Lituanie, membre de l’Union européenne, qui ne fait qu’appliquer les sanctions européennes au contrôle du couloir d’accès à l’enclave de Kaliningrad. Celle-ci fait de plus en plus penser au Dantzig d’avant-guerre mondiale. Et les méthodes de ce « troisième empire » poutinien, digne héritier de ceux des tsars puis des soviets, rappellent de plus en plus celles du « troisième Reich » et des nazis que les Russes vont jusqu’à réinventer pour justifier leur infâmie !
Cette situation cauchemardesque, l’Union européenne, dont cinq Etats membres sont frontaliers de la Russie et quatre de l’Ukraine, tous anciens membres ou satellites de l’ex-Union soviétique, n’y était guère préparée. Seule l’OTAN la protège, cette OTAN si imprudemment brocardée jadis par Emmanuel Macron évoquant sa « mort cérébrale ». Aujourd’hui la Finlande et la Suède s’empressent de la rejoindre ! Car elle seule assure à l’Europe un outil militaire crédible, malgré le sous-armement chronique hors présence américaine de la plupart des Etats européens et l’absence quasi-totale de compétence propre de l’Union européenne en ce domaine.
Cet outil et cette protection, nous les devons essentiellement à l’implication et la puissance des Etats-Unis qui détiennent aujourd’hui près de la moitié de l’arsenal mondial. Mais, outre le fait qu’ils nous font payer de multiples façons politiques, technologiques et commerciales notre dépendance militaire, notamment en imposant à la plupart des Européens l’achat de leur propre matériel, les priorités stratégiques américaines ne coïncident pas forcément avec les nôtres, en raison de leur focalisation sur les tensions croissantes avec la Chine dans le Pacifique.
Il s’agit donc pour l’Europe non seulement du retour brutal à une situation politique de guerre froide, mais de bien pire encore avec cette vraie guerre, ses multiples morts, ses atrocités civiles, ses destructions massives et ses risques permanents d’enchaînements imprévisibles et incontrôlés, Poutine se plaisant à menacer d’apocalypse nucléaire tout opposant occidental à son impérialisme débridé. Nous avions cru gagner la paix il y a plus de trente ans en signant le traité de Moscou de 1990 actant la réunification allemande et permettant l’adhésion européenne des anciens satellites de l’Union soviétique. A l’issue de ces trente années privilégiées nous découvrons que cette période heureuse avait masqué une insouciance coupable de notre part, dont l’horrible facture nous est aujourd’hui présentée !
Enjeux inédits pour l’Europe de demain
L’Union européenne se retrouve ainsi pour la première fois confrontée à la problématique d’un pays reconnu candidat à l’adhésion mais plongé dans un conflit sanglant imposé par son voisin russe, cet « empire du mal » comme le qualifiait le président Reagan, qui aura occupé et martyrisé pendant un demi-siècle les pays d’Europe centrale et orientale, lesquels n’ont rien oublié et, tout en se félicitant du parapluie de l’OTAN, sont de plus en plus atterrés par la situation à leurs frontières.
La candidature de l’Ukraine, outre le tragique du conflit qu’elle subit, n’est pas non plus une candidature comme les autres. Sa superficie dépasse celle de tout Etat de l’Union européenne. Mais son PIB n’atteint que 20% de sa moyenne. Cette disparité, à laquelle s’ajoutera le coût de sa reconstruction, impliquera de l’aider plus que pour aucun autre. Néanmoins cette aide européenne s’avérera à terme éminemment rentable pour tous car elle concernera non pas un pays intrinsèquement pauvre mais un pays potentiellement riche, bien qu’aujourd’hui habité par des pauvres.
En effet, tout en comptant parmi les premiers producteurs et exportateurs agricoles du monde, l’Ukraine recèle en son sol des richesses sans pareil. Par-delà ses mines de fer et de charbon et ses productions d’acier et d’aluminium, à l’est du pays, là où ont lieu les conflits les plus violents, l’Ukraine possède aussi quantité de terres et métaux rares (cf. lithium, gallium, cobalt, titane, indium, zirconium, etc.) qui manquent cruellement à l’Union européenne tout en étant devenus indispensables à sa transition énergétique, à ses semi-conducteurs et à sa reconquête technologique.
Quant aux immenses réserves de l’Ukraine en pétrole et en gaz, elles réduiront à l’état de mauvais souvenir, lorsqu’elles seront exploitées, notre dépendance et nos restrictions actuelles, la Russie n’ayant pour sa part utilisé l’Ukraine qu’en pays de transit de sa propre production, se gardant bien d’encourager sa concurrence !
Pour l’Europe de demain, confrontée à ses multiples défis économiques, l’Ukraine intégrée dans l’Union européenne, reconstruite et rééquipée comme il se devra, finira par lui offrir en retour, pour leur bénéfice mutuel, ce qui manquait aux Européens pour assurer leur autonomie énergétique tout en leur donnant les moyens de réussir leur transition climatique et technologique. Outre l’évidence politique, géopolitique et bien évidemment humanitaire, laquelle reste prioritaire, l’Ukraine fera donc plus que mériter toute l’aide logistique et armée que l’Europe pourra lui apporter.
Mais l’aide actuelle reste tragiquement en deçà des nécessités de l’heure. Nos sanctions économiques déclenchent autant de contre-mesures russes qui mettent en évidence notre propre vulnérabilité et notre dépendance aux importations énergétiques. Et elles ne suffiront pas par elles-mêmes à changer le sort des armes.
Quant à notre appui réel mais mesuré en armements, il risque fort de ne pas suffire non plus, faute d’engagement plus frontal et plus déterminé à l’échelle de l’agression russe. Laisserons-nous donc sans bouger d’un seul mètre l’armée de Poutine écraser notre candidat qui se bat autant pour nos libertés que pour les siennes ?
Enjeux inédits pour la France d’Emmanuel Macron
Dans cette situation critique, le peu de marge d’un président réélu sans majorité parlementaire sur qui compter affaiblit fortement ses capacités d’initiatives. Qu’il paraît loin le temps où Valéry Giscard d’Estaing se voyait réunir « deux Français sur trois » pour moderniser la France et réactiver l’Europe. Emmanuel Macron se trouve dans une situation inversée, avec un groupe parlementaire sans majorité, encadré par une extrême gauche et une extrême droite aussi fortes qu’eurosceptiques, cultivant dans leurs rangs des attitudes très ambivalentes vis-à-vis de Poutine.
Cette situation place notre président dans une position inconfortable sinon périlleuse, au moment même où l’expression qu’il avait assénée par trois fois face au covid, «nous sommes en guerre», paraîtrait cette fois justifiée, alors même qu’il se garde bien de la réutiliser à présent que nous sommes impliqués dans cette vraie guerre !
Seules cartes à son actif : les privilèges présidentiels attribués par la Vè République au président, dans ses fonctions de chef des armées comme dans son « domaine réservé » en politique étrangère, donc au sein du Conseil européen, appuyé par sa large autonomie d’action par-delà le Parlement, sans pareille chez nos voisins.
Enjeux inédits pour l’Allemagne d’Olaf Scholz
Le gouvernement de coalition d’Olaf Scholz, même si sa formation nécessita deux longs mois, ne connaît pas les problèmes actuels du nouveau gouvernement français. Rompue au parlementarisme et à une culture de compromis et non d’affrontement, contrairement à la France, l’Allemagne, fédérale et pragmatique, apparaît de ce point de vue bien mieux organisée politiquement que la France, aussi centralisée que fracturée. Mais la guerre en Ukraine force aujourd’hui l’Allemagne à remettre radicalement en cause ses choix stratégiques, pourtant si mûrement pesés et négociés, tant en matière de défense que de politique énergétique.
La Bundewehr, trop insouciante depuis la réunification allemande et la chute de l’Union soviétique, toujours marquée par le souvenir occulté et tabou de la Wehrmacht, se retrouve aujourd’hui sous-formatée face aux nouveaux enjeux de la guerre à l’Est, sinon « nue » selon l’expression même d’un de ses responsables. Le chancelier Scholz a certes annoncé un plan sans précédent de 100 milliards d’euros pour la rééquiper. Mais ceci va impliquer un effort budgétaire et industriel hors normes. Et suffira-t-il pour recréer l’état d’esprit combatif requis dans une Allemagne désaccoutumée de tout esprit de ce genre par sa culture à dominante antimilitariste ?
Même défi en matière d’énergie. La renonciation au nucléaire, décidée de façon brutale par la chancelière Merkel, non seulement aura fait la part belle à l’exploitation d’un charbon particulièrement polluant, mais s’est doublée d’une dépendance irresponsable aux conglomérats de gaz russe, dont l’ancien chancelier Schröder était devenu un administrateur actif. L’Allemagne se retrouve dès lors face à une impasse, prise dans l’étau des enjeux climatiques et des sanctions contre la Russie.
Enjeux inédits pour le couple franco-allemand
Ainsi qu’on l’appelle volontiers en France, le couple franco-allemand, central dans la construction européenne, complémentaire dans ses atouts respectifs, est riche en histoire avec ses émotions partagées, comme avec ses hauts mais aussi ses bas.
Ses émotions partagées, on ne les sous-estimera pas. Marquées par la volonté de tourner la page de confrontations séculaires et de plus en plus inhumaines, elles ont été illustrées de nombreux gestes symboliques : l’offre dès 1950 d’un avenir commun au chancelier Adenauer par Robert Schuman, Lorrain né Allemand, l’accolade entre de Gaulle et Adenauer au traité de l’Elysée de 1963, Mitterrand et Kohl main dans la main à Verdun en 1984, Macron et Merkel en 2018 dans la clairière de Rethondes. Mais comme toute longue histoire, celle-ci aura aussi connu ses hauts et ses bas.
Ses hauts quand elle permit de créer en 1951 la CECA du charbon et de l’acier et en 1957 la CEE du marché commun, de décider l’élection du Parlement européen au suffrage universel, suivie du SME puis de l’union monétaire, et récemment d’inventer un emprunt européen pour faire face à la crise économique liée au covid.
Ses bas quand la France refusa en 1954 de ratifier la CED qui créait une armée européenne, puis s’opposa par deux fois, en 1994 sous présidence Mitterrand en cohabitation gouvernementale avec Balladur puis en 2000 sous présidence Chirac en cohabitation gouvernementale avec Jospin, aux propositions allemandes d’une Europe fédérale encadrant l’union monétaire, ou encore lors de notre référendum négatif de 2005 au projet de traité constitutionnel européen cher à l’Allemagne.
Par-delà ces hauts et ces bas, les liens du couple franco-allemand, n’ont au demeurant jamais été dépourvus d’ambiguïtés en raison de la persistance d’une forte diversité de leurs systèmes politiques et sociaux comme de leurs propres cultures. Le couple franco-allemand reste ainsi mal préparé à échanger les acquis comme les ratés de sa longue cohabitation pour une forme inconnue d’intégration.
Conformément à une tradition française fortement enracinée, l’approche européenne d’Emmanuel Macron reste ainsi prioritairement intergouvernementale, par-delà les accents passionnément européens de son discours de la Sorbonne, récemment réaffirmés devant le Parlement européen. Et si le déploiement inédit du drapeau européen sous l’Arc de Triomphe a publiquement illustré cet attachement, il n’en a pas moins déclenché en France une polémique qui aurait paru incongrue à Berlin.
Cette vision européenne de la France reste ainsi loin de celle de l’Allemagne, dont la coalition d’Olaf Scholz stipule tranquillement dans son programme actuel l’objectif d’un Etat fédéral européen (europäischer Bundesstaat), alors qu’aucun parti, aucune personnalité politique en France, n’oserait aujourd’hui, contrairement à hier, présenter pareil objectif aux électeurs. L’attachement au fédéralisme reste la référence commune pour tous les Allemands quand une révérence gaulliste sacralisée paraît à l’inverse devenue le seul trait d’union de tous les Français.
Les institutions de chacun des deux pays illustrent bien ces différences. Le régime présidentiel, vertical et intrinsèquement personnel de la Vè république, en réaction aux systèmes précédents de la IIIè et de la IVè, se différencie fondamentalement depuis 60 ans du régime parlementaire plus que jamais ancré en Allemagne. Le système territorial français est la réplique de cette verticalité, avec sa centaine de préfets départementaux soumis au pouvoir central de Paris. Il n’a rien à voir avec le régime allemand des Länder, dotés d’autonomies, de poids respectifs, de budgets et de prérogatives sans comparaison avec nos régions superposées artificiellement aux départements, ajoutant concurrence et confusion à notre bureaucratisation.
Sur le plan culturel, les jumelages entre villes françaises et allemandes sont certes restés importants et les échanges mutuels d’étudiants nombreux, notamment dans le cadre d’Erasmus. Par contre la connaissance mutuelle des langues n’a cessé de décliner, l’usage généralisé de l’anglais, activé par internet, ayant achevé de confirmer une situation qui paraît désormais difficilement réversible.
Ainsi, malgré les progrès d’une Europe sans frontières dotée d’une même monnaie, les façons d’être, de penser et d’agir sont restées très différentes de part et d’autre du Rhin. Ceci ne facilitera pas une mutation que la situation rend pourtant urgente.
A enjeux inédits, réponses inédites
Car la guerre que Poutine a imposé à l’Ukraine vise tout autant l’Europe, sa souveraineté, sa démocratie, son mode de vie, ses libertés et ses valeurs. Il se plait à provoquer l’Union européenne qu’il méprise et qu’il fera tout pour diviser. Face à pareille menace l’Europe et le partenariat franco-allemand sont appelés à changer radicalement. Cette radicalité ne se fera pas sans crise. Mais Jean Monnet l’avait prédit : l’Europe se construira dans les crises et sera la seule réponse à celles-ci.
Certes beaucoup, à commencer parmi nos dirigeants, invoqueront à l’encontre de pareil bouleversement du système européen actuel, fut-il bancal, un euroscepticisme croissant des électeurs. Mais la question est bien mal posée ! Tous les débats publics sur l’avenir de l’Europe organisés ces dernières années, à la demande d’abord du président de la Commission Juncker, puis du président Macron puis du Conseil européen ont clairement démontré que les critiques de la très grande majorité de nos concitoyens ne visent nullement la construction européenne en soi, mais bien ses impuissances politiques et sécuritaires, son fonctionnement opaque, ses lacunes démocratiques et sociales, ses faiblesses internationales, son laxisme aux frontières externes, ses inéquités de traitement fiscal, ses dérives technocratiques. Pour y remédier, il faudrait un saut d’intégration. Mais comment ?
Sans refondation franco-allemande, pas de réponse efficace
Ces enseignements pourtant clairs des multiples débats publics engagés avec les citoyens ont été largement passés sous silence, oubliés et passés à la trappe, tant par nos médias que, ce qui est bien plus grave, par ceux-là mêmes qui les avaient commandés, c’est-à-dire nos propres dirigeants ! Dans ces conditions, une nouvelle conférence à 27 de révision des traités ne serait sûrement pas, faute d’un pas préalable aujourd’hui manquant, la bonne méthode pour réussir ce saut d’intégration.
Pourtant, l’Europe ne saurait rester sourde aux appels de Volodymyr Zelenski à une aide renforcée et plus directement engagée dans sa résistance à l’agression russe. Certes, Poutine n’a pas hésité, fait sans précédent, à brandir la menace nucléaire à l’encontre de quiconque s’interposerait à l’encontre de son agression. Mais dans cette partie de poker menteur où il joue de tous les registres, la faiblesse paiera certainement moins que la fermeté, y compris une interposition directe à l’appel de Zelensky. Churchill avait bien averti les négociateurs occidentaux de Munich qu’ayant préféré le déshonneur à la guerre, leur choix déshonorant les conduirait à la guerre. Quant à Einstein, il avait déjà noté que face à ceux qui font le mal, le pire c’est encore ceux qui, en étant les témoins, ne font rien pour s’y opposer !
La France et l’Allemagne étaient conjointement signataires de l’accord de Minsk de 2015 avec la Russie, garant de la souveraineté de l’Ukraine. La Russie ayant violé cet accord elles ne sauraient demeurer inertes, par-delà même les mesures économiques de rétorsion prises par l’Union européenne. Aujourd’hui l’enjeu n’est plus pour nos deux pays d’additionner des projets de coopération intergouvernementale, à l’instar du catalogue d’’Aix la Chapelle, mais de se donner des moyens efficaces, donc inédits, de réagir face à une agression qui nous concerne au premier chef, comme garants directs de la souveraineté de l’Ukraine.
De Gaulle n’avait-il pas proposé à Churchill, en 1940, une fusion de la France et du Royaume Uni pour résister ensemble à l’agresseur commun ? Et en 2022, l’enjeu actuel ne mériterait-il pas, face à l’agression de notre allié ukrainien, une fusion franco-allemande de nos moyens diplomatiques, militaires et technologiques au service d’une interposition beaucoup plus efficace à l’encontre de la Russie dont dépend désormais la protection de nos intérêts et de notre souveraineté même ?
Comment ? Trop d’inconnues s’opposent ici à prédire l’avenir : l’affaiblissement politique actuel du président Macron, les aléas du plan de reconversion du chancelier Scholz, les difficultés à transcender nos différences mutuelles, l’aptitude de nos opinions à accepter pareil bouleversement. Mais impossible, dit-on, n’est pas français. C’est quand il vit que sa gauche était enfoncée et sa droite enlisée que le maréchal Foch décida d’attaquer ! Et c’est quand tout se liguait en sens contraire que Charles de Gaulle refusa toute fatalité par sa seule volonté. Rien ne devrait donc nous interdire de nous référer ici à Martin Luther King déclarant à la foule rassemblée à Washington : « I have a dream ».
Sans intégration diplomatique et militaire, pas de refondation franco-allemande
Notre rêve aujourd’hui serait de donner à la construction européenne l’armature qui lui manque pour assurer à notre continent une pacification pérenne, une souveraineté garantie, des libertés protégées et l’achèvement de son unification.
Pour avancer résolument en ce sens, la France et l’Allemagne conviendraient de faire le premier pas décisif en refondant leur confiance mutuelle et leurs actions communes sur une base égalitaire, donc totalement renouvelée. Il s’agirait de tirer enfin toutes les conséquences de la fin de la seconde guerre mondiale il y aura bientôt quatre-vingt ans, de la réunification allemande il y a déjà plus de trente ans, de l’unification continentale européenne restant à achever, et de l’agression infâme, qui risque de compromettre toute cette évolution et tout notre avenir, engagée par la Russie contre l’Ukraine, dernier pays candidat agréé par l’Union européenne.
Dans ce cadre trois priorités franco-allemandes devraient s’imposer, ouvrant la voie à un saut européen d’intégration : l’officialisation d’une diplomatie unique, l’engagement d’un réarmement aussi massif que commun, et ce faisant une reconquête solidaire des nouvelles technologies dont l’Europe a besoin.
A plusieurs reprises, les dirigeants français et allemands avaient déjà fait physiquement front commun face à Poutine : Sarkozy puis Hollande avec Merkel, ensuite Macron avec Merkel puis Scholz. Ce front commun devrait désormais devenir officiel, structurel et permanent.
Au Conseil de sécurité de l’ONU la France devrait ainsi renoncer à l’objectif irréaliste d’un siège permanent supplémentaire allemand plutôt que partager le sien. Elle devrait conclure un pacte franco-allemand actant que les positions exprimées par le représentant français le seraient en leur nom collectif. Olaf Scholz avait lui-même suggéré en 2018 un siège permanent pour l’Union européenne en succession du siège français, soulevant, il est vrai, une levée de boucliers dans l’hexagone. Ce pacte franco-allemand constituerait une innovation mieux justifiée et plus réaliste, n’excluant nullement une concertation permanente avec le Haut représentant de l’Union européenne pour la politique de défense et de sécurité, ni la perspective d’une extension ultérieure, certes conditionnelle, à une représentation de l’Union.
Cette mutation de notre siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU irait de pair avec une synchronisation permanente de nos actions diplomatiques, permettant de donner à nos ambassades des instructions communes et d’accorder à nos ressortissants des protections et des facilités identiques.
Cette refondation de notre confiance mutuelle liée par une vision stratégique intégrée et des moyens communs, permettrait d’engager enfin une politique commune de défense qu’il eut été illusoire, comme l’histoire l’a prouvé, d’escompter sans pareils préalables politiques et diplomatiques inédits.
Elle couvrirait tous les aspects logistiques et militaires d’une vraie sécurité commune, avec des marchés publics mutuellement ouverts et préférentiels, dans toutes leurs applications terrestres, aériennes et maritimes. Ce rééquipement intégré comprendrait notamment, parmi des dizaines de nouveaux projets communs, la construction du deuxième porte-avions qui manque à l’Europe.
Ce réarmement franco-allemand se ferait bien sûr en restant directement lié à l’OTAN, mais en étroit partenariat, et non plus en stricte dépendance. Il serait ouvert à tous les autres pays européens souhaitant s’associer, en tout ou partie, à ce vaste programme, sous réserve d’en accepter toutes les règles et toutes les disciplines.
Un pareil programme ouvrirait d’innombrables retombées industrielles et technologiques au bénéfice des entreprises de toutes tailles, y compris dans de multiples domaines d’application civile. Il irait de pair avec une véritable reconquête commune dans des domaines essentiels pour l’avenir : énergie, climat, biologie, cybernétique, robotique, espace, etc.. Outre notre sécurité, ce programme de reconquête technologique, ouvert à tous les Etats européens, et adossé aux programmes européens déjà existants auxquels il donnerait une tout autre extension, assurerait à l’Europe et ses entreprises l’autonomie et la compétitivité dont elles ont tant besoin face à la mondialisation.
L’heure est ni au pessimisme, ni à l’optimisme mais à la détermination
La situation actuelle, aussi tragique que complexe, présente autant de risques de renoncements, de divisions et de délitements que d’opportunités de refondation, de réaction et de reconquête.
A ceux qui jugeront utopistes les perspectives ainsi tracées, on notera qu’elles n’ont pas moins de chances de finir par se concrétiser que le rêve en son temps de Martin Luther King. Et on rappellera surtout l’attitude de Jean Monnet interrogé sur le devenir de la construction européenne face aux multiples obstacles qu’elle n’allait pas manquer d’affronter : « je ne suis ni pessimiste ni optimiste mais déterminé ».
Telle fut aussi la ligne de conduite de Volodymyr Zelenski quand il fut sommé de choisir sa conduite face à l’agression de son pays, un choix désormais lié à l’Histoire, celle qui sera rappelée et commentée en modèle aux générations futures. Nos propres dirigeants français et allemands sauront-ils se hisser à pareille hauteur ?
Intervention faite le 8 juillet 2022 à l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg
Bruno Vever est vice-président d’Europe et Entreprises et administrateur de l'Association Jean Monnet