par Panayotis Soldatos, le 1er octobre 2024
L’âme de la Cité n’est rien d’autre que la Constitution, qui a le même pouvoir que dans le corps la pensée (Isocrate)
On ne peut être tué qu'une seule fois au combat, mais plusieurs fois en politique (Winston Churchill)
Nous zigzaguons sur une route bordée de précipices (le général de Gaulle)
Prolégomènes : une crise politico-constitutionnelle qui menace d’éclatement l’outre d’Éole, au risque de prolonger l’odyssée de la vie politique française
Dans la France de la seconde présidence Macron et de la nouvelle Assemblée nationale issue des élections de juin-juillet dernier (1er et 2e tour), le discours politique des dirigeants gouvernementaux et des responsables des formations politiques ainsi que sa réception par les analystes et les réactions de la population recèlent la cacophonie objective d’une députation concassée et arythmique, mais aussi, et surtout, révèlent un assombrissement de la réalité politico-institutionnelle post-électorale, reflétée dans le miroir déformant des rigidités idéologiques, des ambitions et arrière-pensées politiques, des incertitudes perceptuelles du public, des intérêts controversés, voire antinomiques.
Pareille crise sociopolitique aux phénomènes, aujourd’hui, paroxysmiques, éclate dans une période critique du processus d’unification du Vieux Continent, avec une Union européenne en trajectoire perturbée (entre autres et surtout, par le Brexit, la pandémie de COVID, la crise énergétique, les dérapages des finances publiques, la floraison de l’extrémisme politique, la guerre en Ukraine et ses grands enjeux et dangers géopolitiques) et tributaire, dans sa marche intégrative, du degré de stabilité politique, de croissance et de compétitivité socioéconomique de ses États membres et, en particulier, de ceux du « noyau dur », dont la France, aux capacités démographiques, politiques, économiques, militaires, stratégiques et de déploiement géopolitique accrues. Ceci d’autant plus que l’on est en présence d’une fragile conjoncture internationale, avec la résurgence, limitée mais réelle, de la fissure Est-Ouest, la tendance à un leadership hégémonique des États-Unis (« America is back »), l’amorce, d’une « guerre commerciale » avec un nouvel ennemi systémique, la Chine, pointé du doigt par les Américains et progressivement « intériorisé » par le leadership européen.
À titre d’exemple de la relation interactive entre la stabilité politique interne d’un pays et la capacité de progression du processus de construction européenne, et pour « déterrer » de vieux souvenirs d’occasions manquées d’intégration, notamment dans le domaine de la défense et de la sécurité du Continent (besoin fortement ressenti dans l’actuelle crise géostratégique en Europe), rappelons-nous, ici, l’échec d’adoption, en France, du traité établissant une Communauté européenne de défense (CED), dans la cacophonie-paralysie de la IVe République, inscrite dans un long feuilleton de débats, allant de la présentation du projet de CED devant l’Assemblée nationale, en octobre 1950, à l’abandon définitif du processus d’adoption du traité, en août 1954, soit dans une saga de près de 4 ans et une succession de 9 gouvernements, ce qui conduisit à la fin du rêve d’une vraie défense européenne, jamais ressuscité, malgré les expédients et autres fuites en avant des « temps modernes ».
En somme, et c’est la thèse avancée dans notre analyse, tout retour, direct ou indirect (nous le conceptualiserons- préciserons par la suite), de la France à une variante de régime d’assemblée ne pourrait que réveiller les vieux démons de la IVe République ou précipiter l’éruptive et sisyphéenne quête d’une introuvable VIe République.
I. La lettre et l’esprit de la Constitution de la Ve République sur la nomination du Premier ministre et la polémique d’arguments « conjoncturels » de légitimité : essai de décryptage d’un débat indûment controversé
1° La réalité constitutionnelle
Le dispositif constitutionnel de nomination du Premier ministre représente la pierre angulaire de la spécificité mixte du régime de la Ve République. En effet, eu égard à la dimension présidentielle du système, « Le Président de la République nomme le Premier ministre » (art. 8.1 de la Constitution) et, dans la foulée, « sur proposition de Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement » (art.8.2.). Il en découle, en toute clarté, la totale liberté juridique du Président dans le choix du Premier ministre et l’absence d’obligation d’investiture parlementaire de ce Premier ministre et de son gouvernement (philosophie de la « confiance implicite ou « présumée »). Cela dit, et c’est ici qu’intervient une deuxième caractéristique fondamentale du régime et qui justifie son appellation de semi-présidentiel, il y a la possibilité pour l’Assemblée nationale de mettre, par la suite, en cause la responsabilité du Gouvernement « par le vote d'une motion de censure […] à la majorité des membres composant l'Assemblée » (art.49), dans une version qualifiée de « parlementarisme négatif » (Pierre Avril). On pourra aussi mentionner, la possibilité offerte au Premier ministre (selon l’interprétation de l’article 49 par de la doctrine, qui penche en faveur du caractère facultatif de cette démarche du Premier ministre), de tester, de façon préventive, la confiance de l’Assemblée et d’engager, lui-même, après délibération du Conseil des ministres, la responsabilité de son gouvernement « sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale »; par ailleurs, en vertu du même article, « le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale » ou, encore, «pour un autre projet ou une proposition de loi par session » (voir l’ article 49.3 et la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008).
Ce régime reflète la volonté du Constituant de la Ve République, guidée par la doxa gaulliste du discours de Bayeux (« c'est du chef de l'État que doit procéder le pouvoir exécutif ») de s’éloigner de la variante de « régime d’assemblée » de la IVe République, avec sa valse de gouvernements de courte durée (parfois, de périodicité trimestrielle ou semestrielle). Notons que cette prééminence constitutionnelle du Président de la République fut confortée par la réforme de 1962, qui instaura son élection au suffrage universel direct et consolida ainsi son socle de légitimité, voulant que le Premier ministre et son gouvernement soient l’émanation du chef de l’État, qui préside, par ailleurs, le Conseil des ministres.
2° Une contestation paroxystique « tous azimuts » dans une introuvable cohabitation
a. Dans cet ordre d’idées et de dispositions constitutionnelles, on ne peut que s’étonner devant les critiques à la fois de la fort longue période de réflexion du président Macron dans l’exercice de sa prérogative exclusive de choix du nouveau Premier ministre (nomination à Matignon de Michel Barnier un peu plus de sept semaines après la démission du gouvernement de Gabriel Attal) et de son refus d’accepter la « candidature » (nos prudents guillemets, car ce terme n’est nullement d’ « inspiration » et de « validité » constitutionnelle) de Lucie Castets, présentée par le Nouveau Front Populaire (NFP), au titre de première force politique de la nouvelle Assemblée, se réclamant d’un régime de cohabitation et du droit de former le gouvernement, bien qu’éloigné de la majorité absolue dans l’hémicycle (des milieux du NFP ont, alors parlé de procrastination et de mépris jupitérien du suffrage universel).
Notre étonnement devant ce positionnement du NFP n’est, certes, pas d’ordre politique (les joutes politiques n’excluant nullement de telles controverses), mais plutôt d’inspiration constitutionnelle et s’abreuve, par ailleurs, dans un évident pragmatisme eu égard à la composition de l’actuelle Assemblée et au lourd climat politique qui y règne. Car, en effet, outre le pouvoir exclusif du Président dans ce choix de Premier ministre, nous nous trouvons devant l’absence, au sein de l’Assemblée nationale, de parti ou de groupe de partis disposant de la majorité absolue et pouvant ainsi légitimement réclamer la fonction de Premier ministre et la formation du gouvernement, et ceci à l’inverse de la situation produite lors des trois cas de cohabitation sous la Ve République (1986-1988,1993-1995,1997-2002) où une telle majorité de l’opposition imposa au Président la cohabitation, la fragmentation des forces politiques dans l’hémicycle, appelait cette longue réflexion et ces consultations plurielles en vue de l’identification d’une personnalité capable d’atteindre simultanément trois objectifs : i) réunir autour d’elle une majorité relative et représentative d’un plus large éventail d’opinions politiques (que celui du NFP) ; ii) être capable de générer un consensus pluriel d’élaboration-application d’un programme d’urgence moins clivant, face aux contraintes et échéances politiques et socioéconomiques (nationales et européennes), notamment dans les domaines des finances publiques, du pouvoir d’achat, de la sécurité interne, de la politique étrangère et de défense, de la conduite de la guerre en Ukraine; iii) corrélativement et in fine, pouvoir éviter, dans le court et, en cas d’optimisme « velléitaire », dans le moyen terme, l’adoption d’une motion de censure qui ouvrirait la boîte de Pandore de l’instabilité politique et plus largement sociétale, dans une profonde, alors, crise de régime que l’absence de tradition ou de volonté conjoncturelle de gouvernements de coalition ne saurait épargner.
b. Pour ce qui est, plus spécifiquement, de la fragmentation des forces politiques, l’érosion du capital politique des grands partis traditionnels (vu leur longue incapacité-incurie de répondre aux grands défis de la société), l’incessante montée du Rassemblement national (RN) qui, de surcroît, détache et isole dans ses rangs un large segment de l’électorat « mis ainsi en quarantaine » en termes de bassin disponible de recrutement par d’autres forces politiques ou d’alliances politiques (surtout de la droite classique) et le fort éruptif climat de contestation au sein de la population, dès le début du second mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, contestation, du reste, déjà « en marche » durant sa première mandature (début du « détricotage » de sa crédibilité par le mouvement des Gilets jaunes et, également, l’intense opposition à un premier projet de réforme des retraites), ont accentué l’érosion de l’équilibre des institutions de la Ve République et contribué, dans la foulée, à l’usure du capital politique de ce Président, aujourd’hui en fin de course politique (malgré les années de mandat restantes). Dans ce contexte, toute quête de réforme du paradigme d’une Ve République en position défensive ne devrait, croyons-nous, ébranler sa logique initiale de longévité constitutionnelle et de stabilité politique, surtout que le climat politique actuel, conflictuel et profondément clivant, ne saurait nous en rassurer.
c. Que dire aussi de la si décriée « soudaine dissolution » de l’Assemblée nationale, considérée, par un grand nombre d’opposants au président Macron, à l’origine de la crise actuelle? À notre avis, cette érosion du capital politique du Président, qui s’inscrit dans un long processus cumulatif de facteurs situationnels et comportementaux (voir supra, b.-) est concomitante à la décrédibilisation parallèle des élites politiques et de leurs formations (partis politiques traditionnels), en déficit d’orientations innovantes et en comportement politique d’incompatibilité profonde et d’une rigidité clivante, dans un climat éruptif aux dommages collatéraux au sein d’une population désorientée. Aussi, la Ve République et ses institutions de trouvent-elles empêtrées dans cet environnement politico-social délétère.
Certes, la dissolution de l’Assemblée nationale fut un facteur aggravant de la crise politique et de l’érosion du pouvoir présidentiel, mais la fragmentation des forces politiques était déjà « en marche » dans la précédente députation (absence de « majorité présidentielle » absolue au sein de l’hémicycle), source d’une paralysie législative consécutive si évidente et grave pour que la quête de porte de sortie soit impérative et urgente. En effet, l’absence de « majorité présidentielle » absolue au sein de l’Assemblée avait mis celle-ci en quasi-arrêt législatif (« standstill ») (en dehors du recours à l’article 49.3 de la Constitution, immensément décrié par l’opposition et la population) et plongé la députation dans une atmosphère belliqueuse peu propice aux consensus et peu amène à une coopération législative, d’abord et surtout, avec le gouvernement d’Élisabeth Borne et, accessoirement (vu sa courte durée) de Gabriel Attal.
II. L’introuvable gouvernement de vraie cohabitation dans la présente législature et l’avenir de la Ve République
1° La quête d’une « trêve des braves » pour un gouvernement provisoirement «toléré», à l’abri d’une immédiate motion de censure : raison d’État, sagesse sociétale
Le choix de Michel Barnier à Matignon recèle un espoir de « trêve des braves », par la formation d’un gouvernement (on annonce sa formation au moment de la rédaction de ce texte) qui pourrait bénéficier d’une pause temporaire des « hostilités » politiques, à l’Assemblée et dans la rue, pour se pencher sur les dossiers sociétaux prioritaires, voire impératifs et urgents et, notamment : l’adoption du budget et l’amorce d’un assainissement progressif des finances publiques ; la prise de mesures d’apaisement-sécurisation dans le domaine de l’immigration et de la sécurité intérieure; l’augmentation du pouvoir d’achat de la population et, en particulier, de ses segments les plus vulnérables; l’amélioration des services publics, surtout en santé et en éducation; la vigilance créative face à la guerre en Ukraine.
Certes, vu le rapport de forces au sein d’une Assemblée fragmentée, dont, de surcroît, un groupe ( le NFP) se croyait (et se croit toujours) fermement, mais à tort, l’avons-nous expliqué, en droit de former, à lui seul, le nouveau gouvernement, l’impatience d’une population réitérant ses besoins criants et ses revendications légitimes de prestations matérielles et de services, la mobilisation clivante de partis et de corps intermédiaires, dont certains sont déjà en marche éruptive, on placerait cette trêve à l’enseigne de « l’art de l’impossible », sans taire, toutefois, la version optimiste de cette affirmation, celle de « l’art de rendre possible ce qui est nécessaire » (version attribuée à Jacques Chirac, qui a vécu deux des trois cohabitations de la Ve République, l’une comme Premier ministre et l’autre comme Président).
Dans la foulée de ces considérations, pouvons-nous nourrir, dans un avenir très proche, l’espoir d’un sursaut des gouvernants et des gouvernés en vue d’une définition consensuelle, au moins conjoncturelle, du bien commun, laquelle, conjuguée aux talents et à l’expérience du Premier ministre Barnier, en politique et en relations humaines, notamment conflictuelles (penser au dossier du Brexit), confirmerait la faisabilité d’une « trêve des braves » et la viabilité de ce gouvernement sur le court et, possiblement, sur le moyen terme? Plutôt optimiste sur le court terme, « nous le souhaitons plutôt que nous ne l’espérons » (selon l’expression de Thomas More) à l’horizon du moyen terme, surtout que la formation du gouvernement actuel semble dominée par le jeu et les objectifs des partis politiques y impliqués et positionnés à l’horizon de l’élection présidentielle de 2027.
2° Les données fondamentales d’une introuvable cohabitation politique du long terme dans le contexte actuel de crise de la Ve République, crise qui risque de connaître une pérennisation structurelle et de menacer ainsi l’équilibre de plus de six décennies de régime constitutionnel
a. Les limites de la réforme de passage du septennat présidentiel au quinquennat
À la lumière de l’expérience des trois cohabitations, pas toujours « de velours », et dans une quête consécutive de protection accrue de l’objectif de stabilité politique de la Ve République, la réforme de 2000 (appliquée à l’élection de 2002), pour le passage du mandat présidentiel de septennat à celui de quinquennat, s’était dotée d’une finalité plurielle et notamment : éviter l’usure du pouvoir présidentiel et aussi de son titulaire par un long mandat, surtout dans des cas, à l’époque connus, de présidents plutôt âgés ou de frictions de cohabitations difficiles (comme celle de Mitterrand-Chirac, de 1986-1988); favoriser-assurer, en particulier, la concordance temporelle de stabilité des deux majorités, inscrites dans la logique du régime de la Ve République, celle du corps électoral conduisant à l’élection du Président et celle d’une majorité absolue des membres de l’Assemblée nationale, élue dans cette concomitance et favorable au Président (dans un écart de deux mois entre les deux élections, contrairement au plus long écart, alors existant et paraissant susceptible de changements d’humeur politique, voire de comportement électoral dissonant entre les deux élections).
Ce correctif du quinquennat pour la stabilité n’a, toutefois, pas joué pleinement lors des élections législatives qui ont suivi la seconde élection du président Macron, ni, et de façon aggravée, lors de celles intervenues dans la foulée de la dissolution, avec une nouvelle Assemblée marquée toujours, et de façon accrue cette fois-ci, par une mouvance vers la fragmentation quasi égalitaire des forces politiques (à l’exception des Républicains/LR), aux barrières idéologiques clivantes, avec une forte présence parlementaire de l’extrême droite (RN) et une tendance consolidée à la paralysie législative. En effet, une élection présidentielle serrée au premier tour (27,84% pour Emmanuel Macron, contre 23,15% pour Marine Le Pen) et, finalement, une victoire du Président au second tour attribuée aux effets du plus grand report de voix vers lui par le « barrage républicain », autorisent la qualification d’élection « par défaut » (le choix du « moins pire », face à l’anxiogène présence de Marine Le Pen). Dans la foulée, le président Macron, s’en est ainsi sorti affaibli, fut incapable d’obtenir aux élections législatives la majorité absolue de sa formation au sein de l’Assemblée, se heurta à la plus ferme opposition d’une large part de l’éventail politique de la députation, a connu la persistance en crescendo de la « colère de la rue » face à une présidence perçue comme jupitérienne (penser à Durkheim sur l’importance du « monde perçu » par rapport au « monde réel »), le tout dans un processus de décrédibilisation-déperdition progressive de son capital politique initial et de son legs dans l’histoire de la Ve République.
b. L’impact sur la députation de l’élargissement de l’aire politique du RN
La montée électorale constante du RN et sa première place (en pourcentage de voix) au premier tour des législatives ont fortement incité les autres forces politiques à adopter, au second tour, une formule de « front républicain », soit de désistements (ce fut, certes, le cas dans d’autres élections en France, mais, cette fois-ci, l’approche fut plus combative et l’opération plus systématique, efficace et d’ampleur, dans la réduction du nombre des élus du RN), largement suivis au profit du candidat de leur « front » le mieux placé pour faire face à celui du RN (le NFP est crédité du plus grand nombre de désistements, suivi de la formation Ensemble du Président, les Républicains (LR) y ayant beaucoup moins participé). Il en découla, au second tour, une importante diminution du nombre escompté d’élus RN, eu égard aux résultats du premier tour et un glissement, en termes de sièges, à la troisième position au sein de l’Assemblée.
Cette stratégie de désistements systématiques et d’une certaine dose d’automaticité, qui affecta considérablement le RN, a aussi impacté la députation des partis du « front républicain », dont des candidats se sont effacés au second tour pour faire barrage au RN et ont créé, de la sorte, des distorsions de résultats en sièges dans ce type de recours au suffrage universel d’opposition : bon nombre d’électeurs ont eu, sans, certes, y être obligés, à voter (ou à s’abstenir), vu les désistements, pour le candidat d’un autre parti, qui n’était donc pas celui de leur préférence initiale ( du premier tour), ce qui fit dire à certains, pour frapper quelque peu les esprits, que, par exemple, des votes d’électeurs de la France Insoumise (LFI) élurent, dans certaines cas, des candidats des Républicains (LR) (ou d’autres partis de l’arc républicain), mieux placés pour battre le candidat RN. En somme, ce processus de « transferts » de voix et, indirectement, de sièges, d’un parti à l’autre, au sein du « front républicain», quoique légitime, provoque, néanmoins, des distorsions dans l’expression du suffrage universel lors de sa traduction en sièges et en configuration de la constellation des forces politiques au sein de la députation.
Dans cet ordre de considérations, l’exigence du NFP de désigner une personne pour Matignon et d’appliquer l’intégralité de son programme ne tint pas compte, dans son invocation de rang de première force politique à l’Assemblée, de cette distorsion (par les désistements) dans la distribution « médiatisée » des sièges au second tour, ni des résultats du vote du premier tour, exempts de médiatisation, qui le mettaient, alors, en deuxième position. Cette constatation aurait dû inciter le NFP, lors de sa revendication du droit de former le gouvernement, à une position plus nuancée, voire modérée, tant sur le plan de la personnalité présentée pour le poste de Premier ministre qu’au niveau, surtout, du programme à négocier et à appliquer, le tout avec une volonté de consensus de synthèse plus vaste (débordant les frontières du NFP), susceptible d’atteindre, faute de majorité absolue, au moins une plus large diversité d’adhésions au sein de la députation, en dehors de ses membres, éloignant ainsi, tant soit peu, la menace d’une motion de censure.
c. L’introuvable culture de gouvernements de coalitions sous la Ve République, avec, a minima, le spectre d’alliances parlementaires éphémères et de déstabilisation, antichambre de retour à la IVe République, dite des illusions, ou de passage à la VIe République, de tous les dangers
La fluidité politique de l’actuelle configuration parlementaire au sein de l’Assemblée nationale, avec la fragmentation des forces politiques, la décrédibilisation de certaines d’entre elles et l’ « ostracisme » d’autres, l’opportunisme politique d’un regard constant vers une prochaine Assemblée, celle qui serait issue d’une éventuelle seconde dissolution, après l’expiration du verrouillage constitutionnel d’un an, les préparatifs d’une prochaine bataille présidentielle, la crise des finances publiques et l’accumulation de demandes de prestations du public et de ses corps intermédiaires augurent mal pour la stabilité de la gouvernance actuelle. Devant une telle paralysie, voire impasse, le remède-miracle, qui retient les faveurs de l’opinion publique, dans son conditionnement politique actuel, et d’un important segment des élites politiques, est celui de la réforme du système électoral et de l’introduction aux législatives d’une forme de proportionnelle. Fuite en avant, selon nous, cette piste de réforme mérite, néanmoins, la réflexion qui suit.
Un recours à des élections à la proportionnelle, d’un objectif de plus grande équité dans la représentation parlementaire (proportionnelle même renforcée, soit avec un seuil supérieur de pourcentage de vote pour la participation à l’attribution des sièges, des « boni » pour le premier et deuxième parti etc., ou, encore, l’introduction de certains ingrédients de système majoritaire, au souci d’évitement d’une très grande fragmentation des forces politiques à l’Assemblée élue), n’est pas, en termes de stabilité politique, une approche rassurante. En effet, force est de constater, dans la culture politique française d’après-guerre, la longévité des clivages idéologiques ou prétendument idéologiques (rigidités, voire sclérose et affiliations clientélistes de partis), et ceci malgré la décrédibilisation des partis traditionnels (droite classique, centre libéral, gauche social-démocrate ou communiste) suite à leurs échecs face aux défis de la société moderne, conjugués à leur incapacité d’aggiornamento radical : il en découle l’absence de processus de développement d’une culture politique de coalitions parlementaires viables et, surtout, l’aversion aux gouvernements de coalition; pis encore, dans l’Assemblée nationale, issue de la dernière élection, comme aussi dans la précédente, même la promesse explicite et, si possible, garantie par un accord politique, de ne pas introduire, au moins pour un certain temps, des recours de motion de censure, ne paraît pas, dans le contexte actuel, une perspective réaliste (pratique pourtant connue dans la vie parlementaire européenne, en cas de gouvernements minoritaires); et quand l’éventualité d’une telle possibilité de non-recours à la censure est envisagée, on demeure, plutôt, dans un scénario fragile, celui de la persistance (comme épée de Damoclès), de menaces de dépôt de telles motions en cas de dépassement des lignes rouges avancées par les partis.
En revanche, dans d’autres pays et, pour un exemple probant, en l’Allemagne, le consensus, à la fois politique et social (impliquant, notamment, les corps intermédiaires), est un ingrédient politique connu qui nourrit, progressivement, une tradition, voire une culture d’alliances de partis: que l’on pense, notamment (vu la « proximité » française par le tant vanté « couple franco-allemand »), aux grandes coalitions gouvernementales entre la droite et la gauche (CDU/Union chrétienne-démocrate / CSU/ Union chrétienne-sociale et Parti social-démocrate/SPD), sans omettre d’autres combinaisons d’alliances de gouvernement, telles que l’actuelle coalition de gouvernement tripartite avec le Parti social-démocrate/SPD, du Parti libéral-démocrate /FDP et de l’Alliance 90/les Verts (ce type de coalitions de gouvernement est, également, présent au niveau des États fédérés/ Länder allemands).
À la lumière de ce qui précède, on comprendra, alors, la longue période de consultations du président Macron et le large éventail d’acteurs convoqués, en vue de la formation du premier gouvernement dans la foulée de la composition de la nouvelle Assemblée. Le déficit de consensus, les lignes idéologiques clivantes, voire celles à motivation électoraliste, et l’absence de culture du compromis, pour des coalitions même du court terme, révèlent les concassages et les rigidités de la vie politique française.
d. La montée du RN et l’«engloutissement» consécutif d’une importante aire de l’espace électoral et politique français, source d’incertitudes et de dysfonctionnements politiques
Le processus d’ascension du RN au rang de grand parti, certes clientéliste-populiste, lui a permis de « subtiliser » une partie de la clientèle électorale des partis traditionnels de la droite classique, voire quelque peu aussi de la gauche, notamment communiste, ainsi que l’illustre le profil actuel de l’électorat de cette formation, devenu, de plus en plus, transgénérationnel, trans-sectoriel et transterritorial et lui conférant un ajout d’acceptabilité sociétale et de légitimité politique. Cela dit, pareil élargissement électoral et un fort ancrage parlementaire produisent des phénomènes dysfonctionnels au sein de l’Assemblée : dans le contexte actuel, le RN, d’une large députation, pourrait, de façon intempestive, menacer la stabilité ou la crédibilité d’un gouvernement déjà fragile, en se joignant unilatéralement à des votes de motions de censure d’autres partis, ou en apportant, unilatéralement et « bénévolement », son soutien d’appoint à l’adoption de législations proposées par le gouvernement, le compromettant ainsi du sceau de sa tendance extrémiste que l’on abjure, par ailleurs.
En guise d’épilogue : la crise de la Ve République dans une conjoncture européenne chargée de défis et d’impératifs de redéploiement en proportion
1° Dans l’évidente interdépendance qui relie les systèmes politiques et, plus généralement, sociétaux des pays membres de l’Union européenne, l’actuelle crise politique française, couplée, en l’occurrence, à une crise macroéconomique et à des menaces de convulsions sociales, trouve l’Union dans une phase critique de son redémarrage institutionnel (nouveau Parlement, nouvelle Commission) et privée, de surcroît, de l’influence directionnelle de la France et du couple franco-allemand.
Pour preuve, en effet, dans cette rentrée automnale, l’UE est agitée-sollicitée sur plusieurs niveaux de choix critiques et de pistes impératives de redéploiement, qui concernent, notamment :
- la nouvelle composition du Parlement élu, qui accueille une plus forte députation d’extrême droite et appelle à une plus grande vigilance le leadership de cette Assemblée et de ses forces politiques proeuropéennes;
- la nomination d’une nouvelle Commission, qui se déroule dans un climat de malaise par certaines interventions-pressions de sa présidente Ursula von der Leyen, manquant, selon les critiques adressées, de transparence lors des tractations de sélection des commissaires et de définition claire de leur mandat, avec un certain flou d’attributions et un chevauchement qualifié, par la présidence, de stratégique, ce qui laisse craindre une mouvance autoritaire de « présidentialisation » de l’exécutif européen (la démission ou, plutôt, le départ du commissaire français Thierry Breton, face à l’opposition de la présidente à la reconduction de son mandat, et ses commentaires y font référence);
- corrélativement, les interrogations, voire les inquiétudes eu égard au traitement en devenir, à Bruxelles, de certains dossiers cruciaux et urgents, tels que ceux de l’avenir de l’approche d’emprunts collectifs de l’UE, à l’instar de celui du Plan de relance, de la l’ambition-capacité d’une nouvelle politique industrielle qui soit souveraine, des conditions et actions d’une nouvelle politique de compétitivité technologique- numérique (penser au tout récent rapport critique, déjà controversé, de Mario Draghi), de la plus ferme politique dans le champ du numérique et des délicats rapports avec les GAFAM, de l’ arbitrage d’équilibre entre les besoins énergétiques et le virage vert, du réexamen de la politique économique extérieure de l’UE, dont, entre autres, le différend prioritaire avec la Chine que l’on souhaite soumettre au filtrage du respect de ses obligations de protection de l’environnement et des droits de la personne et le blocage de l’accord avec les pays du Mercosur;
- le politiquement sensible, économiquement coûteux et techniquement complexe dossier de l’élargissement vers l’Est (les Balkans occidentaux, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine), qui rebondit sans cesse et donnera lieu, dans un avenir rapproché, à de nouvelles controverses entre États membres, avec des arbitrages fort épineux et cruciaux, pouvant sceller, positivement ou négativement, le sort du processus d’unification du Continent;
- in fine (sans, certes, prétention à l’exhaustivité), la phase critique de la guerre en Ukraine, qui suggère fortement le besoin de redéfinition de l’approche militaire et de stratégie géopolitique de l’Occident ainsi que de la position européenne sur d’éventuelles négociations de paix, ceci d’autant plus que l’Union aura à gérer ce dossier de concert avec une nouvelle Administration américaine.
2° Eu égard à cette constellation de réalités, de défis et de choix impératifs , qui plane sur les Vingt-Sept, la prolongation de la crise actuelle de la Ve République empêchera la France de s’activer, dans son approche traditionnelle de « cavalier seul » ou en « couple franco-allemand », pour poursuivre son influence directionnelle dans les affaires de l’UE et selon la ligne de leadership que nous lui connaissons pour une Europe souveraine, tant sur le plan politique et économique (commercial, industriel, technologique, numérique) que sur celui de l’autonomie de défense et de géostratégie. À ce propos, et dans cette phase de paralysie de la gouvernance française, le départ « forcé » du commissaire Thierry Breton (d’une action insistante, énergique et innovante, en faveur de la souveraineté européenne, industrielle, technologique et numérique) alerte sur les conséquences d’une éventuelle prolongation de la crise politique française, comportant une perte d’influence à Bruxelles.
3° En somme, la crise actuelle de la Ve République ne relève pas seulement du domaine des dissensus dans le champ des politiques publiques, mais comporte, également, et surtout, une remise en question du régime constitutionnel, s’agissant du fonctionnement équilibré et efficace des institutions, aujourd’hui paralysées par l’érosion de la capacité de leadership et décisionnelle du président Macron, l’incapacité de gouvernance d’un Conseil des ministres de composition hétérogène, soumis aux « marchandages » et aux « compromis » politiques des partis (amorce d’un retour, pour le moment « conjoncturel », à une République des partis ?) et aux aléas de « motions de censure », le profil fragmenté, voire idéologiquement clivé de l’Assemblée nationale. Last but not least, cette crise de régime politique évolue parallèlement et en interaction-rétroaction avec une population « éruptive », concassée et erratique, courtisée par les partis politiques traditionnels et ceux des extrêmes, tous tournés vers le rétroviseur des prochaines échéances électorales (probable nouvelle dissolution de l’Assemblée après le passage d’une année; élection présidentielle de 2027).
Dans cet ordre d’idées et face à ces convulsions en France, en Europe et dans l’ensemble du système international, souhaitons que gouvernants et gouvernés trouvent, sous la Ve République, le fil d’Ariane vers un sursaut, accompagnés par cette pensée d’Albert Camus :
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse »
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3