par Panayotis Soldatos, le 17 février 2025

Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion (Voltaire)

« L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence
déraisonnable du monde »
(Albert Camus)

Après plus de sept décennies de construction européenne, aux succès économiques incontestables, mais aux échecs en proportion dans les domaines de la préservation de l’unicité régionale et géopolitique de l’UE, d’une part, de l’intégration politique et de défense, d’autre part, échecs  jugés ici irréversibles, malgré les affirmations velléitaires du leadership européen et ses fuites en avant, force est de constater une double déviation : éloignement progressif de la finalité intégrative centrale de l’idée européenne de l’après-guerre, celle d’un Continent politiquement uni; fin du rêve d’une Europe-puissance multidimensionnelle, comportant nécessairement une défense autonome. À ce propos, le verrons-nous dans la suite de cet essai de réflexion, « les faits sont têtus » (Mark Twain) et, ajouterions-nous, les perceptions « manipulables ». 

        En effet, le processus de construction européenne dans l’après-guerre nous révèle des approches théoriques et de praxis qui s’entrechoquent, voire se contredisent sous l’influence d’orientations théoriques-idéologiques et d’intérêts sociétaux demeurés inconciliables et oscillant, dans la littérature spécialisée et la praxéologie,  à l’intérieur d’un continuum comportant, notamment, le fonctionnalisme, le néo-fonctionnalisme, l’Europe des États, le souverainisme supranational européen, le fédéralisme. Dans cette réalité de pensées et de paradigmes d’application, obscurcie par les ambivalences systémiques d’ordre institutionnel-décisionnel (niveau national et européen), les influences externes de rapports de force de superpuissances, l’attentisme béant des optimistes et la procrastination paralysante des pessimistes, l’Union européenne, système jadis innovant, du temps des Communautés européennes, évolue en subissant l’érosion croissante de ses traits supranationaux, les arythmies d’un processus d’élargissement laxiste et erratique vers des pays aux fragilités systémiques (asymétrie  et hétérogénéité économique, positionnement géopolitique parfois extraeuropéen, éventails gouvernementaux vulnérables aux pressions des extrêmes de l’échiquier politico-idéologique), les servitudes d’une dépendance stratégico-militaire au sein de l’Alliance atlantique :  aussi, peine-t-elle à se frayer un chemin stratégique de grande puissance dans sa propre sphère géopolitique et au-delà, se cantonnant  dans un suivisme euratlantique sous forte  influence directionnelle américaine.

       Pareil phénomène d’érosion et de rendez-vous manqués de finalité de puissance renvoie aux pathologies perceptuelles et structurelles que l’actuel leadership européen, essentiellement velléitaire et de vision déficitaire, ne saurait cacher. D’où notre souhait de mettre en lumière, dans cet essai de réflexion, les principales pathologies, longtemps manifestées mais toujours niées, sinon dissimulées, du processus d’intégration européenne, cristallisées, aujourd’hui, dans une Union en trajectoire perturbée. Il s’agit, essentiellement : de l’incapacité de défendre l’unicité géographique de l’Union européenne et de circonscrire ainsi rigoureusement ses frontières géopolitiques et géostratégiques, due à une mouvance de praxis ambivalente entre le continentalisme de la construction européenne et la plus vaste intégration  euratlantique aux prolongements eurasiatiques (1°); de l’éloignement définitif du rêve d’intégration politique du Vieux Continent(2°); de l’acceptation majoritaire, au sein de l’Union européenne, de l’ inextricable, jugé irréversible,  lien de dépendance  stratégico-militaire  vis-à-vis des États-Unis (3°).

       1° L’abandon de la logique d’une intégration européenne à l’intérieur de stricts contours géographiques, géopolitiques, civilisationnels

       Les pères de l’Europe ont beaucoup insisté sur l’unicité géographique de l’intégration régionale amorcée par les Communautés européennes et suivie par l’Union européenne, y voyant à la fois une condition constitutive essentielle, de cohésion initiale (politique, socioéconomique, culturelle) et une spécificité téléologique ultime, celle de la propulsion, par étapes, du Vieux Continent, gravement éprouvé par les deux grands conflits mondiaux, au statut de grande puissance politique, protectrice de son patrimoine civilisationnel et maîtresse de son développement et destin historico-politique. 

        Or, l’interpellant phénomène de longévité de l’OTAN, système militaire, initialement  conçu pour la défense de l’aile occidentale du Continent dans une Europe fracturée et menacée par la puissance soviétique, mais prolongé, dans l’après-guerre froide, par la ferme volonté américaine de maintenir son leadership euratlantique et de l’étendre, au besoin, vers  une sphère géopolitique mixte, soit eurasiatique (face à la Russie et à la Chine), et ceci malgré la fin de la division géopolitique européenne Est-Ouest, la réunification de l’Allemagne, l’écroulement-désintégration de l’URSS, la dissolution du Pacte de Varsovie, a poussé le leadership européen vers l’adoption d’une politique d’élargissement de l’Union, hâtif et, bientôt, extracontinental, en évidente violation de la philosophie et des règles afférentes des traités. En effet, la presque concomitante adhésion à l’OTAN et, sous influence directionnelle américaine conséquente, à l’Union européenne, des pays de l’Est européen, dans ce second cas en violation des critères (de leur lettre et esprit) d’éligibilité des traités (démocraties naissantes et fragiles, avec, souvent, des élites hâtivement convertis au libéralisme politique; économie de marché à la stabilité incertaine et aux performances déficitaires; reliquats de corruption des « anciens régimes ») a altéré l’unicité géographique et la logique géopolitique de continentalisme du processus d’intégration européenne, avec une UE articulée, désormais, au projet américain d’endiguer, voire d’encercler la Russie (candidatures de l’Ukraine, de la Moldavie), pouvant même aller au-delà, vers cette région eurasiatique transcaucasienne, vu la candidature de la Géorgie et le souhait d’adhésion manifesté par l’Arménie et, peut-être demain, l’Azerbaïdjan, poumon énergétique pour l’Europe, sans oublier la Turquie, comportant aussi une vaste aire asiatique (pays en négociations d’adhésion « gelées »).

         En somme, cette vision d’une construction européenne se prolongeant vers des contrées asiatiques, dans le périmètre d’une Russie contournée, voire encerclée (abandon de l’approche  gaullienne d’une Russie européenne, dans son image d’une Europe de « l’Atlantique à l’Oural », aujourd’hui périmée), met fin à l’unicité géographique, géopolitique et civilisationnelle de l’intégration européenne, ce souci prononcé d’homogénéité sociétale, manifesté, dans l’après-guerre, par les pères fondateurs de l’intégration européenne; elle l’enclave, par ailleurs, dans la logique d’une inextricable alliance de politique étrangère et de défense  avec les États-Unis, alliance dont l’asymétrie ne favorise en rien la finalité d’une Europe-puissance qui maîtriserait son  destin historico-politique. 

       La « de facto » utopie de l’unification politique du Continent 

       Sans vouloir refaire l’historique de l’intégration européenne, force est de relever sa finalité politique, dans une logique de pragmatisme systémique, surtout à l’ère de grandes puissances étatiques. 

        En termes de philosophie politique, le dessein intégratif de Jean Monnet était sous- tendu par un impératif de dépassement des souverainetés nationales dont l’extrême vulnérabilité fut révélée dans la destruction apocalyptique de la Seconde Guerre mondiale. La mise en commun de droits souverains dans un cadre institutionnel-décisionnel supranational, parut, alors, comme étant l’incontournable approche  de lancement du processus d’intégration  du Continent, inscrite, par ailleurs, dans une méthode étapiste, qui  ne versait pas dans une idéologie de fédéralisme classique immédiat, compte tenu des vieilles réalités nationales des États concernés, mais faisait preuve de pragmatisme utilitaire et d’optimisme de progression intégrative ultérieure: partage croissant de compétences, fusion progressive d’interdépendance des activités socioéconomiques et perforation escomptée des frontières économiques, dans un encadrement institutionnel-décisionnel supranational (CE/UE), inspiré du schéma des pouvoirs publics étatiques mais demeurant, pour un temps requis de « socialisation politique », en-deçà de la structure étatique de fédéralisme; d’où le pari d’enchaînement dynamique, le socioéconomique à la charpente institutionnelle supranationale, d’abord, le politique après », voulu et illustré dans cet appel du préambule des traités ( ici du TUE), « à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe » (appel à finalité politique, obstruée  toujours par le Royaume-Uni, dans un comportement constant qui mena au Brexit).

        Dans cet ordre d’idées pragmatiques, l’élargissement-approfondissement prévu, en crescendo, des compétences socioéconomiques initiales des CE, sous l’impulsion intégrative des institutions européennes, d’ordre gouvernemental (exécutif supranational de Bruxelles), législatif (Parlement européen, élu au suffrage universel) et  judiciaire (Cour de Justice de l’UE), laissait, alors, espérer, voire prévoir, l’enchaînement  utilitaire vers un renforcement institutionnel à caractère fédéral, répondant aux impératifs de cohérence-efficacité-rapidité d’une économie intégrée et alimenté par la convergence processuelle (articulation-agrégation) des intérêts nationaux, la socialisation des élites dirigeantes au sein des institutions de l’Union, le développement d’un « vouloir vivre ensemble » des populations, d’abord utilitaire et, par la suite, affectif (sous-tendu par des sources culturelles-civilisationnelles communes). 

       Malheureusement, ce processus, potentiellement de fédéralisation, se heurta, de façon croissante, à un autre processus politique, celui de l’éveil des nationalismes moribonds du Continent européen de l’après-guerre immédiat, avec, également, aujourd’hui, des sursauts extrémistes chez plusieurs États membres, faisant du fédéralisme politique d’une vie sociétale commune un objectif inatteignable, une utopie de spécialistes, un rêve d’intellectuels évanoui. 

       Cette fin de rêve d’unification politique est attribuable, l’avons-nous évoqué (supra), à l’éclatement géographique d’une UE prématurément élargie aux confins du Continent et tournée, également, vers des contrées asiatiques, à la faveur d’une approche laxiste d’admissions, soit sans aucun respect des conditions intégratives sine qua non, d’unicité géographique, d’homogénéité socioéconomique et de symétrie de développement démocratique. Aussi, l’Union ne pourra-t-elle pas, à l’horizon rationnellement prévisible, avec bientôt plus d’une trentaine de pays, former un seul État fédéral, surtout que les nationalismes du passé, souvent teintés d’extrémisme, connaissent, aujourd’hui, une résurgence, souvent agressive, et que nous sommes ainsi loin de l’espéré dépérissement de l’État-nation pour une réelle unification politique du Continent.   

       Même en deçà d’une construction fédérale de l’Europe, située, aujourd’hui, au niveau d’un idéal obscurci,  les perspectives  de réforme des traités dans le sens  de l’élargissement des compétences de l’Union et de l’approfondissement politique de ses  institutions sont sombres : quelques déclarations velléitaires timides en la matière ne suffisent pas pour oublier l’échec de ratification du Traité établissant une Constitution pour l’Europe,  repêché in extremis et a minima par le traité de Lisbonne.

       En somme, quelle procrastination léthargique de plus de sept décennies d’intégration européenne dans une Union qui refuse l’évident et urgent impératif d’unification politique et de défense européenne autonome, face à ses concurrents mondiaux, grandes puissances étatiques de classe mondiale, aux tendances, voire aux positions hégémoniques et en lutte pour une unipolarité systémique internationale ou, à défaut, pour un duopole étouffant, excluant l’Europe!  Quel gâchis!

        3° Le refus de l’UE d’investir le champ régalien d’une politique de défense autonome

       Le refus obstiné de démystifier la pertinence de l’OTAN dans notre siècle, cette servitude structurelle qui hypothèque toute tentative de défense européenne autonome, plusieurs décennies après la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide qui s’en suivit, sous-tend notre analyse explicative et suggestion prescriptive sur « l’obsolescence programmée » de cette alliance. Bien qu’en nette opposition avec les positions dominantes en la matière, il importe, croyons-nous, de décrypter ici l’actuelle réalité géopolitique et reconnaître que l’Alliance atlantique, institutionnalisée-intégrée dans sa version militaire de l’OTAN, représente une distorsion, délibérée par les uns, tolérée par les autres, de la réalité géopolitique de l’après-guerre froide et renvoie l’intégration militaire autonome, voire l’unification politique de l’Europe aux calendes grecques.      

       a.- En effet, la participation active et directionnelle des États-Unis dans la défense de l’Europe de l’après-guerre, conduisant à l’avènement de l’Alliance atlantique et de son dispositif institutionnel de l’OTAN, résultait du vaste et profond affaiblissement de l’État-nation européen (institutions politiques, économie, capacité militaire de défense) et répondait à l’évidente et profonde insécurité de la population:  une Allemagne divisée et  une  Europe dévastée, amputée de sa partie Est et menacée par la pression communiste interne (crise socioéconomique et action idéologique et sociopolitique des partis communistes et des forces apparentées dans plusieurs pays de l’Occident européen) et externe (celle-ci émanant de l’URSS et, par la suite, aussi de son alliance hégémonique du Pacte de Varsovie), tel fut le sombre tableau de ces années d’après-guerre immédiat, incitant au recours au bouclier américain, déployé dans le cadre de l’OTAN, dans une alliance, alors, forcément asymétrique et largement hégémonique.

        L’établissement de l’Alliance atlantique marque le départ d’une nouvelle politique étrangère et de défense des États-Unis, aux assises téléologiques plurielles d’un interventionnisme directionnel et  de superposition : présence militaire américaine sur le Continent; intégration militaire verticale et asymétrique (dans l’OTAN); en concomitance temporelle, contribution économique de reconstruction de l’Europe (Plan Marshal, précédant de peu l’Alliance atlantique), mais permettant, également, une influence directionnelle américaine sur le système européen et les États concernés,  prélude de pénétration économique et de dépendance sociopolitique (des analyses économiques ont souligné le caractère subsidiaire de ce Plan et ses effets fort limités sur l’économie des pays récipiendaires, sans, certes, nier l’effet utilitaire immédiat, celui d’une réponse à aux besoins essentiels criants de la population européenne) ; subtiles interventions politiques, dans le  cadre multilatéral de l’OTAN, portant sur des  affaires internes des alliés européens, avec le but, notamment, d’influer sur leur politique étrangère et, par ailleurs, de freiner la propagation de courants idéologiques favorables à un net virage vers la gauche, pour éviter, autant que possible, des gouvernements de coalition intégrant des forces communistes; stratégie d’endiguement (« containment ») de  la marche, directe ou indirecte, de l’URSS vers l’Ouest, dans la sphère des Balkans et au-delà; défense de cette  structure pyramidale, voire asymétrique et hégémonique de l’OTAN et refus, par la suite,  de sa restructuration équilibrée, et ceci même dans la période des années 1960 qui connaissaient un début de détente après la crise des missiles de Cuba. C’est, d’ailleurs, cette omniprésence en politique interne et européenne de l’OTAN qui incita le général de Gaulle à annoncer, en 1966, le retrait de la France de la structure de commandement militaire intégré et à poursuivre la politique française de force nucléaire autonome (des cas d’interventions américaines d’influence dans les affaires politiques françaises, internes et internationaux, sont à l’époque évoqués comme appui explicatif additionnel de cette forte réaction du président français). 

        b.- Dans la foulée de ce parcours d’après-guerre et le passage, depuis les années 1990 à une éclaircie de fin de guerre froide, l’Europe, aussi étrange, voire irrationnel que cela puisse paraître, demeure toujours inextricablement liée au bouclier de l’OTAN, à cette alliance asymétrique et sous contrôle militaro-stratégique des États-Unis, malgré l’évidente péremption, aujourd’hui, des conditions de son établissement initial. De surcroît, force est de s’étonner que le changement radical du paysage européen, non seulement au niveau des rapports dits Est-Ouest, mais aussi eu égard aux grandes avancées économiques de l’UE, n’ait pas pu entraîner la fin de l’OTAN ou, au moins, sa refondation égalitaire entre l’Europe et l’Amérique du Nord. À ce propos, le président Macron avait parlé de l’«état de  mort cérébrale »  de l’OTAN, pour s’opposer à des prolongements d’actions en dehors du périmètre européen, mais, surtout, pour instiller des interrogations sur la pertinence de la longévité de l’Alliance et, corrélativement, pour favoriser la réflexion sur l’alternative d’option, soit  une défense européenne autonome. 

        Que l’on nous permette, alors, d’insister, ici, sur le profond changement de la situation européenne que nous venons d’évoquer. En effet,  vu le  contexte de l’après-guerre froide, marqué par la chute du mur de Berlin et,  dans la foulée, dès l’entrée de la décennie 1990, par les événements, en cascade, de dissolution du Comecon et du Pacte de Varsovie ainsi que de dislocation de l’URSS, la rationalité de politique internationale suggérerait que, faute d’espoir de restructuration égalitaire de l’OTAN, l’UE, élargie et d’un poids de grande puissance économique, puisse, en toute logique, songer sérieusement à l’approfondissement politique de son système  institutionnel-décisionnel et à l’élargissement de ses champs de compétences, pour couvrir, notamment, de façon autonome, le champ régalien de la défense, dans ses aspects de « hard power » (stratégico-militaire), découplé des États-Unis : il s’agirait, en effet, d’élaborer et suivre ses propres options géopolitiques et géoéconomiques de grande puissance, pour protéger à la fois ses acquis d’intégration économique et monétaire, ses frontières extérieures, ses positions et réseaux économiques à l’étranger qu’elle ne pourrait pas confier, toujours et obligatoirement,  à une coopération euratlantique, espérée bienveillante mais dépendant de l’accord conditionnel des États-Unis. En somme, pareille autonomisation ne représenterait point une anomalie de l’histoire!

        c.-Alors, diriez-vous, comment interpréter divers démarches, projets, réformes, et déclarations de défense européenne de l’UE, durant notre quart de siècle? Pour y répondre, arrêtons-nous un instant  sur les plus récents efforts, dont la Boussole stratégique pour renforcer la sécurité et la défense de l'UE au cours de la prochaine décennie, adoptée par le Conseil en mars 2022, en tant que plan d'action susceptible de renforcer la politique de sécurité et de défense de l'UE d'ici à 2030, et l’actuel Livre blanc sur la défense, en préparation avancée par la Commission et devant « faire le point sur les lacunes capacitaires de l’Union, détailler les potentiels outils de financement à mobiliser et définir un plan de production industriel ».

        En réponse, force est d’affirmer que nous n’y voyons pas de stratégie pour une défense européenne, commune et autonome par rapport à l’OTAN, mais, plutôt, des  tentatives (les dissensions sur le contenu et les modalités de  la mise en œuvre de ces deux efforts demeurent) de réponse aux réalités conjoncturelles apparues durant la guerre en Ukraine et  confirmant le rôle d’appoint de l’UE à la politique américaine face à ce conflit, véhiculée sous couvert de l’OTAN, une politique, d’ailleurs, qui, depuis l’accession à la présidence de Donald Trump, ne pourrait que confirmer-renforcer cette influence directionnelle  pesante venant d’outre-Atlantique et ce rôle de subsidiarité de l’Europe.

        En effet, le déficit de contenu intégratif et d’autonomie européenne de cette tentative de sursaut européen témoigne du manque factuel d’originalité-créativité de Bruxelles : ces deux démarches (Boussole et Livre blanc, comme aussi toutes les autres initiatives de mobilisation, institutionnalisation et financement en cette matière) ne constituent point un plan stratégique holistique et du long terme, car étroitement liées  au déroulement de la guerre en Ukraine, et ne dessinent nullement les contours et la substance d’une défense au service de la définition et de la protection d’une sphère géopolitique autonome de l’UE, à l’ambition de grande puissance, et, par ailleurs, ne réussissent, ni osent envisager  le désenclavement de l’Europe de la subordination asymétrique de l’Alliance atlantique.

         - Sur le plan du contenu, on y trouve, notamment, le développement accru et accéléré d’une « industrie de guerre » (en accord avec la récente déclaration du nouveau Secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, qui appelle les Européens  à « passer à un état d’esprit de temps de guerre et à donner un coup de fouet à la  production et aux  dépenses en matière de défense »), par le renforcement des mécanismes européens de défense et de sécurité et l’injection de centaines de milliards d’euros, suivant un processus de réarmement aux facettes de financement multiples, soit : i) la réaffectation de fonds européens non dépensés, comme le fonds de relance pour la pandémie; ii) l’ assouplissement  des règles de dépenses des fonds de cohésion; iii) la réorientation des actions de la BEI pour le développement économique, l’incitant à des investissements en armement; iv) une  éventuelle levée de fonds par l’émission d’euro-obligations, dans un emprunt collectif de plusieurs centaines de milliards d’euros (on parle de 500 milliards d’emprunt collectif); v) des dérogations aux règles macroéconomiques de rigueur budgétaire et de dette extérieure, en exceptant des dépenses de défense lors du calcul des déficits excessifs, budgétaires et de dette; vi) l’organisation  d’un marché commun de l’armement pour les achats des États membres, avec, toutefois,  à cet égard, une grande controverse au sein des Vingt-Sept, la France insistant sur le besoin d’achats de produits  de défense créés dans l’UE et d’autres (notamment la Pologne) demeurant tournés vers des marchés extérieurs et, surtout, vers  celui des États-Unis, ce qui rend, pour le moment, cette politique de réarmement et de marché commun de l’armement favorable aux produits américains, vu leur avance technologique dans le domaine mais aussi la crainte des pays européens de contrarier les Américains et susciter l’adoption de mesures protectionnistes de leur part (notamment, des droits de douane « punitifs » qu’« affectionne » tant  le président Trump). 

       Notons, in fine, que dans cette quête de nouvelles dépenses de l’UE (de plusieurs centaines de milliards d’euros, en particulier en cas d’endettement collectif par la voie d’euro-obligations), pour atteindre les objectifs du Livre blanc, sans, pour autant y chercher un résultat d’autonomie (par rapport à l’OTAN), il importe aussi de considérer, de l’aveu même du Conseil européen, que « ces dernières années, les dépenses totales en matière de défense consenties par les États membres de l'UE, de même que les investissements consacrés à la défense, ont considérablement augmenté: en 2024, les États membres ont dépensé, selon les estimations, 326 milliards d’euros en faveur de la défense, les investissements dans le domaine de la défense grimpant quant à eux jusqu'à 102 milliards d’euros » (Séance de réflexion informelle des dirigeants de l'UE, 3 février 2025). Que dire, alors, de l’énorme impact restrictif d’un tel volume de dépenses pour la défense, en bonne partie tournées vers la guerre en Ukraine, sur la capacité de dépenser aux chapitres des politiques socioéconomiques, environnementales et humanitaires de l’Union ainsi que sur la maîtrise d’une rigueur macroéconomique déjà compromise?

         - Quant au volet d’autonomie vis-à-vis de l’OTAN, la carence est évidente, avec une UE qui se rallie à la thèse sur l’inextricabilité des liens de la défense européenne avec les politiques et les stratégies de l’Alliance atlantique, ainsi que le soulignent les prises de position et les démarches de consultation UE-OTAN, au moment même de la préparation  à la fois de la Boussole stratégique et du Livre blanc sur la défense : dans le cas de la Boussole, nous avons l’exigence de sa compatibilité avec le déploiement stratégico-militaire de l’OTAN, consignée par une déclaration  commune UE-OTAN, à l’instar de celles du passé, rendues nécessaires à chaque petit pas de développement de mécanismes européens de défense et de sécurité, pour les légitimer et prévoir  le cadre de leur harmonisation-coopération  avec l’Alliance (à  preuve, la réunion des ministres de la défense de l’UE, au lendemain même de la remise du document de la Boussole  au Conseil de l’UE, avec le secrétaire général de l’OTAN pour  un échange de vues sur le partenariat stratégique UE-OTAN  et sur ces nouveaux champs de coopération); pour ce qui est du Livre blanc, la Commission souligne que « la piste la plus ambitieuse, dénommée Défense et sécurité communes, prévoit la définition progressive d'une politique de défense commune de l'Union, conduisant à une défense commune sur le fondement de l'article 42 du traité sur l'Union européenne. La disposition existante permet à un groupe d'États membres d'aller de l'avant en matière de défense européenne.  Dans le cadre de ce scénario, la protection de l'Europe deviendrait une responsabilité de l'Union et de l'OTAN dont chaque partie tirerait profit. » (c’est nous qui soulignons)!

           Ajoutons à ce nœud gordien de défense euratlantique, l’exigence du Président Trump pour une contribution à l’OTAN, s’élevant à 5% du PIB de chaque pays, ce qui, évidemment, limite les moyens financiers des Européens pour le développement de leur propre dispositif de défense autonome. 

          d.- On ne pourrait, toutefois, pas conclure cette partie de notre réflexion sur l’alignement dépendant, voire forcé  et «  à chaud » de l’Europe sur la politique de défense des États-Unis, sans constater, également, et en corrélation, l’atonie-paralysie du rôle de puissance civile (« Civilian Power ») de l’UE, rôle de diplomatie, de médiation et de défense des valeurs civilisationnelles du socle intégratif européen face à certains grands conflits de l’ère : l’Union, qui menait ses relations avec l’Ukraine dans le cadre d’une association économique en crescendo, antichambre à l’adhésion ultérieure du pays à l’Union, a perdu l’influence directionnelle sur ce pays à la suite de la priorité impérative conférée par les Américains au dossier de son admission dans l’OTAN et, faute de rôle de médiation de « puissance civile » dans ce dossier euatlantique, a laissé sa maîtrise aux États-Unis, notamment lors des pourparlers directs avec la Russie et, en particulier, de ceux  à Genève, en janvier 2022 (sur l’épineuse, voire explosive question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, mettant l’Alliance atlantique « aux portes de Moscou »),  dont l’échec a précipité les hostilités militaires et entraîné ainsi l’Europe dans la guerre; de même, l’actuelle crise au Moyen-Orient (Israël, Liban, Palestine, Syrie) est laissée aux soins de gestion des États-Unis, l’UE se limitant à quelques balbutiements atones, sans projet précis de résolution du conflit en cours, dans la bande de Gaza et au-delà, ni  protection, dans la région, des valeurs de sa Charte des droits fondamentaux et des règles du droit international, préférant ainsi rester aux abonnés absents; quant au conflit sino-américain, l’UE s’accommode, aux dépens, du reste, de ses propres intérêts commerciaux, de la ligne américaine de traitement du partenaire commercial chinois en ennemi systémique,  renchérit en termes de mesures protectionnistes et  se refuse à assumer un rôle de « honest broker » de compromis et de conciliation entre ces deux superpuissances.

        En guise de réflexion de conclusion, invitons le lecteur à répondre à une question portant sur le rêve, ici exploré, d’une construction politique et d’une défense autonome de l’Europe : L’UE Sisyphe heureux ou empêtré dans la tâche de l’absurde ? »

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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