par Bruno Vever, le 23 septembre 2024
L’Europe n’en finit plus d’affronter les crises, en une addition sans précédent.
La France en est sans doute aujourd’hui l’illustration la plus éclatante, suite à sa dissolution parlementaire aussi inattendue que surréaliste, accouchant d’une Assemblée nationale divisée en trois blocs aussi minoritaires qu’hostiles. Ce triangle mortifère rappelle étrangement « le bon, la brute et le truand » s’affrontant au centre d’un cimetière à l’abandon, en l’occurrence celui de trois mille milliards d’euros de dettes accumulées et enterrées depuis près de cinquante ans !
L’Allemagne, par-delà ses fondamentaux politiques et budgétaires moins tourmentés, n’est elle-même plus le meilleur élève de la classe. Première victime du contrecoup énergétique des sanctions économiques envers la Russie de Poutine, elle est à présent confrontée à un modèle industriel vieillissant et une croissance languissante. L’aggravation des tensions sociales et la montée électorale des eurosceptiques de l’AFD, symétrique à celle du RN en France, la pousse désormais à revoir de fond en comble sa politique d’immigration, au point de rétablir ses contrôles à ses propres frontières, balayant les libertés désormais évanouies de Schengen !
Pour achever d’illustrer ce concours des illusions perdues, Thierry Breton, jusqu’ici valeureux commissaire en charge du marché unique, porte-drapeau de tous les combats pour une « souveraineté européenne », claque la porte au nez de la nouvelle Commission et de sa présidente renouvelée Ursula von der Leyen, avec laquelle les différends n’avaient cessé de s’accumuler ces dernières années.
Une Europe plus performante en rapports qu’en réussites
Par-delà ces revers et ces malaises emblématiques, c’est toute l’Union européenne qui se porte mal. La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine est de plus en plus intense et déstabilisante sur ses frontières orientales. Sa dépendance sécuritaire des Etats-Unis, toujours aussi incontournable, est de surplus fragilisée par la campagne électorale outre-Atlantique et les tensions croissantes avec la Chine dans le Pacifique. On constate dans tous ses pays membres une montée générale de l’euroscepticisme, des tensions et des radicalisations politiques et sociales. Enfin, encadrant ce sombre tableau, l’économie européenne apparaît structurellement larguée par les mutations et la concurrence tous azimuts d’un « nouveau monde ».
Ce coup de vieux pris par l’Europe en cette rentrée 2024, le rapport Draghi commandé par la Commission est venu le souligner brutalement, appuyé sur de multiples constats et graphiques plus accablants les uns que les autres. L’Europe se voit ainsi déclassée du podium des champions voire promise demain, suite à ses handicaps persistants, à une relégation paralympique. Ce nouveau rapport est malheureusement le énième à illustrer la même histoire du déclin d’une Europe minée par ses divisions internes et distancée par ses concurrents extérieurs.
Il y a plus de quarante ans, c’est-à-dire deux générations, le rapport Albert-Ball de 1983 avait déjà mis en garde, à travers une succession de comparaisons sans fard, sur les retards préoccupants de la « non-Europe » face à ses principaux concurrents, à savoir les Etats-Unis et, à l’époque, le Japon. Ses constats étaient analogues au rapport Draghi, notamment sur l’insuffisance et la dépendance croissantes dans les secteurs et technologies d’avenir. Ses avertissements l’étaient tout autant avec le sempiternel « demain il sera trop tard ». Mêmes recommandations enfin, insistant sur l’augmentation des ressources communes et la réforme des modes de décision. Seul manquait alors, comme aujourd’hui, le plan opérationnel pour réussir le changement.
Une situation grave, mais non désespérée
Ce plan opérationnel, le rapport Albert-Ball n’en fut toutefois privé qu’assez provisoirement. Deux ans plus tard, Jacques Delors ayant pris la présidence de la Commission européenne sut ranimer la flamme avec l’Acte unique et sa programmation d’un marché unique pour 1992, suivi du traité de Maastricht inaugurant l’euro, tandis que la chute inattendue du mur de Berlin en 1989 ouvrit la voie à la réunification allemande puis à l’élargissement continental.
Ce triple pas de géant alors réussi par la construction européenne nous profite toujours, même si depuis trente ans l’Union s’est trop assoupie sur les lauriers du passé. Chaque Etat membre en est resté doté d’une double gouvernance effective l’encadrant sur le plan européen d’une pression incontournable, gagée en outre depuis la crise du Covid sur un endettement commun.
L’Union européenne demeure ainsi pour les vingt-sept le maillon central d’une solidarité bouclée par la Banque centrale, le Conseil, la Commission et le Parlement européen. Aucun gouvernement ni parlement national de ses Etats membres ne peut s’abstraire de ce « carré magique ». Mais la question subsiste : face à la multiplicité des crises, cette Union constitue-t-elle un maillon fort ou un maillon faible ?
Dans la situation française actuelle, où la France s’en tire provisoirement avec une sévère mise en garde de la Commission, cette chaîne de solidarité nous protège et nous prémunit de la crise économique et financière gravissime, avec son cortège de dévaluations et d’instabilités, que notre situation politique inédite et notre endettement abyssal n’auraient pas manqué, à défaut, de nous infliger.
Cet encadrement européen permet à la France de ne pas dérailler et sauvegarde toutes ses chances de redémarrer sur des bases assainies. Par contre, il aura sans doute contribué, revers de la médaille, à trop l’anesthésier, en lui facilitant l’ajournement de réformes qui étaient indispensables et qui n’en sont à présent que plus urgentes, quelles que soient leurs exigences pour retrouver notre équilibre.
Encore faudra-t-il que cet encadrement ne se résume plus au garde-fou qu’il est aujourd’hui mais se dote lui-même d’une force motrice permettant à la France et ses partenaires européens de sortir de leur calamiteuse situation.
Des erreurs persistantes à ne plus renouveler
Car l’échec n’est plus permis à l’Europe : l’erreur stratégique a déjà eu lieu et ne saurait se renouveler indéfiniment. Ce précédent aura été l’échec emblématique de la « stratégie de Lisbonne » engagée il y a près d’un quart de siècle, échec dont il faudra bien finir par tirer toutes les leçons.
Rappelons ainsi que le Conseil européen réuni à Lisbonne en mars 2000, à une époque lointaine de détente politique et de croissance économique, s’était fixé pour objectif de devenir en 2010 l’« économie de la connaissance », c’est-à-dire du numérique, « la plus compétitive et la plus dynamique du monde ».
Outre les espoirs placés dans l’union monétaire tout juste engagée, censée accélérer et achever l’union économique, le Conseil européen avait choisi de recourir pour l’essentiel à une « méthode ouverte de coordination » fondée sur l’évaluation et l’échange des « meilleures pratiques » nationales, autrement dit sur une émulation basée sur une concurrence interne facilitée par l’achèvement du marché unique.
Quand vint l’échéance de 2010, force fut de constater non seulement que l’objectif était resté utopique mais que, faute de moyens intégrés plutôt que de concurrence mutuelle, les retards de compétitivité économique et technologique n’avaient cessé de s’aggraver sur nos concurrents. Cette déconvenue aussi prévisible que patente n’empêcha guère l’Union européenne de poursuivre un programme 2010-2020 basé sur les mêmes illusions et sur les mêmes erreurs. Deux fois le même aveuglement : faut-il s’étonner de devoir à présent en payer la facture ?
Car sans un rapide changement de cap cette Europe trop inachevée paraît promise à un troisième acte encore plus assombri face auquel le rapport Draghi sonne l’alarme. Or les orientations politiques 2024-2029 « pour une prospérité et une compétitivité durables de l’Europe » présentées par Ursula von der Leyen à l’appui de sa reconduction ne constituent à ce jour qu’un catalogue de bonnes intentions tous azimuts sans que rien n’en ressorte vraiment. Il brille moins de ses mille feux dispersés que par l’absence de focalisation et de mobilisation sur une ambition innovatrice identifiable, appuyée sur des moyens communs enfin à la hauteur.
Quelle nouvelle approche pour notre compétitivité ?
Pour sa part, par-delà la face obscure d’un régime implacable forçant la mise au pas intégrale de sa société, la Chine a su réussir au cours des dernières décennies une mutation économique à peine croyable. A l’époque du rapport Albert-Ball de 1983 son PIB pesait moins de la moitié de celui de la France. En 2001, lors de son entrée dans l’OMC, il l’égalait. Aujourd’hui, il représente sept fois celui de la France, égale celui de l’Union européenne toute entière et talonne désormais celui des Etats-Unis ! Puissance politique et économique de premier ordre, développant à marche forcée son équipement militaire et s’appuyant sur toutes les nouvelles technologies, la Chine entend désormais disputer aux Etats-Unis la primauté sur la zone du Pacifique où les tensions croissantes démentent de plus en plus la désignation sémantique.
L’Union européenne quant à elle ne pèse plus qu’à l’échelle de sa globalité, ses différents Etats n’étant chacun plus de taille à se mesurer à pareil géant. C’est ce qu’Emmanuel Macron a bien saisi en mobilisant la présence d’Ursula von der Leyen lors de ses contacts avec Xi Jinping, Olaf Scholz ayant gardé plus de difficultés à se faire au propre redimensionnement de l’Allemagne dans cette nouvelle donne.
Le rapport Draghi souligne ici avec vigueur qu’il ne suffira pas pour l’Europe de peser par son addition mais bien par son intégration, trop inachevée, et par sa reconquête collective des nouvelles technologies. Un rattrapage nécessiterait selon ses calculs 800 milliards d’euros annuels d’investissements supplémentaires. Mais comment y arriver avec des finances publiques exsangues des Etats membres et leur opposition toujours farouche à sortir le budget européen de son sous-dimensionnement, plafonné depuis des lustres (déjà lors du rapport Albert-Ball !) à un faiblissime 1% du PIB, quand leurs propres budgets nationaux confisquent près de 50% de ce PIB (tandis que le budget fédéral des Etats-Unis atteint près de 25% du sien) ?
Ne pourrait-on dès lors recourir à des emprunts européens de l’envergure requise non seulement auprès des marchés financiers mais, en grande publicité, auprès des citoyens européens eux-mêmes, ouvrant ainsi de nouveaux débouchés à leur épargne, une nouvelle dimension à leur participation et une réalité inédite à l’union économique et monétaire, restée à ce jour principalement monétaire, insuffisamment financière et plus sémantiquement qu’authentiquement économique ?
Quelle nouvelle approche pour notre sécurité ?
Ces emprunts européens devraient faire la part belle aux impératifs de réarmement de notre défense, indispensable face à l’aggravation des tensions internationales et, en premier lieu, face à l’agression de la Russie de Poutine contre l’Ukraine qui aura remis en question ces dernières années toute la sécurité et la stabilité du continent.
L’efficacité de ce réarmement impliquera des bases harmonisées, avec une ouverture mutuelle des marchés publics de défense, aujourd’hui exclue des règles communautaires, et une préférence européenne dans cette ouverture. Sans remettre en cause l’Alliance atlantique ni le parapluie de l’OTAN, il est temps de construire une défense européenne autonome, certes en partenariat avec les Etats-Unis mais non plus en stricte dépendance de ceux-ci. L’extension à l’Union européenne toute entière de la dissuasion nucléaire française apparaît dans ce cadre incontournable.
Quelle nouvelle approche pour notre identité ?
Une telle mise en commun de nos ressources au service d’une nouvelle ambition européenne mobilisatrice, dotée des moyens politiques, sécuritaires et financiers adéquats, aurait un impact direct sur notre rattrapage technologique et compétitif. Elle donnerait tout son sens et tout son contenu au marché unique, à ce jour abusivement réduit à une mise en concurrence mutuelle sans grande valeur ajoutée.
Pour compléter, confirmer et illustrer cette affirmation d’une véritable intégration européenne, ne faudrait-il pas dès lors équiper nos douaniers aux frontières extérieures de l’Union d’un uniforme identique et les réunir dans une organisation commune directement rattachée à la Commission européenne ? Qui veut la fin veut les moyens, et celui-ci parmi tant d’autres ! Car tel est bien ce qui manque le plus cruellement à l’Europe actuelle et explique, par-delà tous les graphiques, le pourquoi du déclin croissant de son poids politique et de sa compétitivité à l’échelle mondiale.
Jean Monnet avait déjà constaté qu’on ne consent aux changements et aux idées neuves que quand la crise est à sa porte. La multiplicité des crises actuelles finira-t-elle par avoir raison des multiples résistances d’arrière-garde à ces changements et ces idées neuves dont dépend désormais, plus que jamais, l’avenir des Européens ?
Bruno Vever est administrateur de l’Association Jean Monnet et ancien membre du Comité économique et social européen