par Panayotis Soldatos, le 25 août 2025

« L'ambition est le dernier refuge de l'échec » (Oscar Wilde)

« Qui n'a pas les moyens de ses ambitions a tous les soucis » (Talleyrand)

« peace, commerce, and honest friendship with all nations, entangling alliances with none »       

 (Thomas Jefferson)

        Dans le long parcours des CE et de l’UE, l’analyste averti, qui refuse son enfermement dans l’euro-enthousiasme de quiétude béate et le rassurant refrain « L’Europe n’a progressé que par des crises », a moult occasions de constater la fragilité de l’ambition de faire de l’Union une grande puissance, sans oser son « désenclavement atlantique ». En effet, et malgré ses attributs de puissance économico-commerciale, acquis dans la longue marche intégrative depuis les années 1950, l’Europe, placée devant des situations de conflits géoéconomiques et géopolitiques, hésite à s’affirmer, se cantonne dans l’apraxie ou, encore, se résigne à céder le pas à la puissance superposée de son allié outre-Atlantique et à se limiter, éventuellement, à un rôle de suivisme de subsidiarité. En revanche, l’allié américain, protecteur  inégalable dans la période de la guerre froide, mais allié pesant, voire dominateur, depuis la chute du mur de Berlin, instrumentalise sa supériorité économique et stratégico-militaire (notamment au sein de l’Alliance), s’ordonne à une  finalité, encapsulée par la devise « Make America Great Again », aujourd’hui popularisée par le président Trump, mais déjà établie dans les années Reagan et poursuivie depuis par ses successeurs, et se livre à une course soutenue pour le  maintien-renforcement de sa primauté mondiale; aussi, exige-t-il,  à cette fin, de l’Europe des assouplissements-concessions sur le plan bilatéral et un alignement de solidarité « tous azimuts » sur le plan international, face, notamment, à l’accélération-vélocité de la concurrence mondiale par de nouvelles grandes ou émergentes puissances (Chine, Inde, Russie et autres membres du groupe des BRICS), dont deux (Chine et Russie) sont qualifiées d’ennemies systémiques.

        C’est dans ce « couplage » euratlantique, certes asymétrique et mis sous tension croissante par l’intensification de la politique « America First », que l’Europe est appelée à gérer ses relations économiques et de sécurité avec les États-Unis dans un climat de craintes face à l’actuelle montée du protectionnisme américain et, parallèlement, à l’incertitude  sur la permanence de l’engagement stratégico-militaire américain dans la  sphère européenne, à l’ère de l’importance grandissante, géopolitique et géoéconomique, de la zone asiatique, avec la Chine, nouvel ennemi systémique et l’Inde, puissance émergente aux alignements encore incertains. 

       C’est à la lumière de ces réalités mondiales fluides et de cette ambiance euratlantique incertaine que l’UE a eu à aborder le différend économico-commercial avec les États-Unis et à chercher une entente avec le président Trump par le tout récent accord commercial, hâtivement « ficelé » lors de la rencontre Donald Trump-Ursula von der Leyen, du 27 juillet dernier. Nous l’analyserons, dans ce qui suit, à la lumière de ce couplage asymétrique des deux partenaires (UE- États-Unis), soit dans une approche qualitative et globalisante, laquelle, au-delà des incohérences de contenu et des failles quantitatives des concessions européennes, voit dans cette entente un accord léonin, qui exprime et scelle la superposition de la puissance américaine et la dépendance géostratégique européenne dans le cadre de l’OTAN, alliance déterminée à s’élargir et s’approfondir, voire à réussir son prolongement, dans le temps et dans l’espace (ouvert à l’aire de l’Eurasie), dans cet après-guerre que nous aurions, pourtant, souhaité (aujourd’hui rêvé) de paix et de coopération paneuropéenne, en marche vers l’unification politique du Vieux Continent.  

         In fine, il importe ici de souligner que cet accord,  aux contours de contenu déjà contestés (les Américains y voyant des engagements définitifs, les Européens, dans l’attente du long processus institutionnel-décisionnel de l’UE, des orientations d’entente, à compléter, notamment, par certaines dispenses sectorielles de tarifs), sera ici considéré  comme une marque tangible de l’attentisme européen, de l’impréparation des institutions européennes pour de vraies négociations et  de leur empressement à  conclure, craignant le pire face aux menaces proférées de tarifs de 35 %  et plus,  comme aussi aux pressions parallèles pour un certain désengagement du président Trump du dossier ukrainien, en pleine guerre, voire, pour certains, la remise en question du degré actuel de participation de l’Amérique au bouclier sécuritaire euratlantique (à cet égard, la dépendance européenne  dans le domaine de la défense accentue l’asymétrie de poids et d’influence des deux partenaires et affaiblit, de la sorte, la capacité de négociation des Européens dans le domaine du commerce et de l’économie mondiale en général).  

         A.- Les contours d’un accord commercial « léonin », aux conséquences systémiques multidimensionnelles

        C’est, alors, sans surprise que l’on doive considérer ledit accord-cadre du 27 juillet, « conclu » in cito entre le président américain et la présidente de la Commission européenne: la « carotte », comportant des droits de douane américains de 15% (avec certaines exceptions sectorielles vaguement envisagées), arbitraires toujours, mais inférieurs à ceux des menaces « tous azimuts » proférées auparavant (35% et plus), épargne (provisoirement?) les Européens du lourd bâton de punitions de rétorsion, toujours disponible en arrière-plan de la politique de la Maison Blanche,  et renvoie  l’Europe à la pensée d’Oscar Wilde sur l’ « ambition de distraction, « dernier refuge de l’échec ». 

       Cette approche de politique commerciale américaine, qui rappelle la « politique de la canonnière », soit, ici, l’intimidation par des annonces d’un protectionnisme douanier immodéré, contrevient aux règles du système de l’OMC, certes elliptiques, mais résultant, tout de même, d’un long et ardu processus de recherche de consensus international, et déstabilise les relations commerciales mondiales, et ce en dépit de l’étonnante déclaration dithyrambique de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen,  y voyant, un "bon accord qui apportera de la stabilité et de la prévisibilité". En effet, en dehors des légitimes objections d’ordre quantitatif sur le niveau protectionniste injustifié de cette imposition tarifaire de la part des États-Unis, ce qui heurte ici l’observateur averti, l’opinion publique européenne, voire les bâtisseurs d’un ordre juridique commercial international (dans l’OMC), c’est  cette utilisation de l’arme tarifaire comme instrument de «rétorsion sans objet», soit, en l’occurrence, sans comportement commercial repréhensible de l’UE, en vue de l’obtention de la part  partenaire européen des avantages de balance commerciale et, surtout, des gains économiques collatéraux, substantiels : les États-Unis y « forcent » l’UE à s’engager pour des achats de produits énergétiques américains de 750 milliards de dollars, pour des investissements supplémentaires aux États-Unis de 600 milliards, ainsi que pour d’importants achats d’équipement militaire américain. 

       Pire encore, nous constatons l’intention américaine d’instrumentaliser, dans l’avenir, ces menaces de protectionnisme commercial et cette imposition de droits de douane, souvent exorbitants, à des fins d’influence directionnelle en politique étrangère et de défense (rétorsion à des fins diplomatico-stratégiques). Citons, à titre d’exemple, la récente apostrophe du président américain à destination du Premier ministre canadien, proférant la menace de recours à des « pénalisations tarifaires » du Canada en cas de reconnaissance d’un État palestinien ou, encore, la menace d’impositions tarifaires élevées, pour des achats (et éventuelles reventes) de pétrole russe, à l’Inde (déjà fait) et à d’autres pays qui y recourraient. Aussi, assistons-nous à une volonté américaine de créer un nouveau, plus élevé, seuil de dépendance européenne en matière économique, énergétique, technologique et militaire, afin de consolider-approfondir l’alignement de solidarité euratlantique de l’UE, et ceci en appui du dessein « Make America Great Again », à destination des grands concurrents géoéconomiques et géostratégiques que sont la Chine et la Russie. 

        D’aucuns voudraient s’objecter à notre évaluation de la portée de l’accord  27 juillet, au motif qu’il doit, au préalable, se soumettre aux diverses phases d’examen et d’approbation institutionnelle au sein de l’UE et que son contenu, conformément aux récentes déclarations du porte-parole de la Commission, Olof Gill, constitue une entente d’ « intentions globales » et « en aucun cas contraignantes », surtout dans sa partie d’engagements, aux montants colossaux, pour l’achat de produits énergétiques et d’équipement militaire américains ainsi que pour des investissements. Ils s’empressent aussi d’ y ajouter, en reprenant les déclarations du même porte-parole, que « la Commission n’a pas le pouvoir et ne cherchera jamais à obtenir le pouvoir d’imposer quelque chose comme cela ». À cet égard, la réplique est vite venue de la Maison Blanche : le président Trump, considérant l’accord « conclu » et revendiquant ces montants, menace, en cas contraire, le retour à l’imposition de droits de douane de 35%. En somme, est c’est la thèse de notre analyse dans le cadre de cette réflexion, la relation  de dépendance  économique, technologique et militaire, qui lie l’Europe aux États-Unis, conduirait in fine et inexorablement, à l’exécution de cet accord, dont l’approbation, bien qu’avec critiques et réticences multiformes, sera concédée par les membres de l’UE, pour éviter le pire, soit des droits de douane de 35% et  sans exemptions sectorielles significatives ainsi  qu’un certain désengagement des États-Unis de la guerre en Ukraine, voire de la sécurité européenne. 

        B.-  L’ « accord »  UE- États-Unis et son insertion dans le long processus d’érosion de l’« Europe-puissance civile », couplé au maintien d’une durable dépendance stratégico-militaire

         Se rappelant la pensée de Victor Hugo « La guerre, c’est la guerre des hommes; la paix, c’est la guerre des idées », on pourrait dire que l’Europe est en train de perdre la guerre des idées. 

         En effet, considérant la fragilité de la sécurité européenne de l’après-guerre et l’impératif besoin, d’alors, de confier à l’OTAN la défense du Vieux Continent, on s’ enorgueillit, depuis, du choix européen de s’aligner sur  l’ambition d’une Europe-puissance civile /Civilian Power, fondée sur son riche patrimoine civilisationnel et de valeurs sociétales, nourrie de la  réussite économique de son paradigme de marché unique et de zone euro, aire de prospérité, et affichant une volonté de défendre les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux sur le Continent et de les véhiculer aussi à l’échelle internationale. Or, en ce  premier quart du XXIe siècle, avec la gravité et la permanence, dans le voisinage eurasiatique de l’UE,  de conflits régionaux aux prolongements internationaux (notamment : seconde guerre d’ Irak; guerre en Afghanistan; conflits dans la Transcaucasie; désintégration et conflits en Syrie; crise de Chypre; conflit israélo-libanais; conflit israélo-palestinien; guerre de Gaza, guerre en Ukraine), l’Union n’a pas pu et, surtout, n’a pas su y jouer un rôle de médiation, d’arbitrage et de pacification, demeurant souvent aphone, confuse et inefficace, contrecarrée, de surcroît,  par la Russie et surpassée par les États-Unis qui l’ont de facto écartée de ces sphères conflictuelles ou maintenue dans un rôle de subsidiarité  et de suivisme. 

        Aussi, ce pâle profil de puissance civile de l’UE dans ces conflits se cristallisa-t-il fort bien dans deux d’entre eux, la guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien, dans sa nouvelle phase de guerre de Gaza. L’effacement et le suivisme de l’Union devant le leadership de croisade américaine dans le dossier ukrainien et sa procrastination, voire son aphonie, dans celui de Gaza, sous-tendus, de surcroît, par l’ambivalence de la  posture européenne devant ces deux conflits, posture de « deux poids et deux mesures » sur le plan de la défense du droit international (respect du droit humanitaire, protection des minorités, interdiction de changements de frontières par la force, voire par des conquêtes territoriales) ont écarté tout espoir de médiation européenne réussie, voire conduisirent à une perte d’influence et de crédibilité internationale.

      Dans le premier cas, celui de la guerre en Ukraine, l’Union,  surprise par le retour belliqueux de l’Amérique du président Biden (« America is back ») et sa volonté d’accélérer, « quoi qu’il en coûte »,  l’admission de l’Ukraine dans l’OTAN,  a perdu son leadership économique de puissance civile dans cette région (leadership auparavant exercé  par des aides européennes  au développement et à la stabilisation du pays, dans le cadre de l’accord d’association, antichambre à l’adhésion, et par la préparation, certes  sur le long terme – vu les retards de développement économique et les phénomènes de corruption au pays – , de cette adhésion à l’Union) et fut, par la suite, de facto écartée du dossier politico-stratégique lors des pourparlers bilatéraux  échoués,  entre les États-Unis et la Russie, en  février 2022, perdant, de la sorte, son  rôle directionnel de médiation de pacification et la maîtrise du processus de développement socioéconomique de l’Ukraine. Ainsi « bousculée » l’Union s’est précipitée de promettre l’admission accélérée de l’Ukraine (admission forcément laxiste, vu l’impréparation du pays, eu égard aux critères d’adhésion du TUE) et fut, aujourd’hui, entraînée à investir dans une industrie d’armement de guerre, sans mentionner, ici, la contribution de reconstruction qui lui sera, en majeure partie, « léguée » dans un puits sans fond (l’estimation, certes provisoire, vu la poursuite de la guerre, s’évalue à 500 milliards d’euros sur 10 ans). 

        Dans le second cas, celui de la nouvelle irruption au Moyen-Orient avec la guerre à Gaza, l’UE est demeurée aphone (vu les cacophonies en son sein) pendant près de deux ans, sans capacité d’intervention humanitaire, de réelles sanctions économiques vis-à-vis d’Israël, voire de pacification, sous condition, certes sine qua non, de libération des otages israéliens. À cet égard, comme nous l’avons déjà évoqué, l’approche de l’Union de « deux poids et deux mesures » face à la guerre en Ukraine (l’UE a adopté, à ce jour, 18 paquets de sanctions contre la Russie) et celle à Gaza (entre autres, incapacité de procéder à la suspension de l’accord d’association avec Israël) décrédibilise tout rôle d’intervention efficace de la « diplomatie » européenne, suivie de sanctions, dont le silence est, désormais, en opposition avec ses propres valeurs et droits fondamentaux, proclamés dans les traités de l’UE et sa Charte des droits fondamentaux (l’ancien haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell a fortement critiqué cette apraxie de l’Europe en affirmant que « ceux qui n’agissent pas …pour mettre fin  à ces violations du droit international, alors qu’ils en ont le pouvoir, s’en rendent complices. C’est malheureusement le cas des dirigeants de l’Union européenne et de ses États membres », in The Guardian, le 1eraoût).

       C.- En l’absence de volonté de se doter des moyens de son ambition pour une stratégie géopolitique de continentalisme européen souverain, l’Europe périra-t-elle dans le « refuge de l’échec »?

         1° Le risque de pérennisation du schéma de l’absurde : l’« Europe, géant économique et nain politique » 

        L’ambition d’une stratégie géopolitique de continentalisme européen souverain concorde avec les enseignements de l’Histoire : celle-ci ne nous révèle pas, en effet,  des  paramètres de rationalité qui postuleraient la permanence et l’alignement pérenne d’intérêts dans la vie des alliances internationales, surtout dans des cas d’asymétrie de dépendance et d’appartenance géopolitique distincte (ici, référence à l’Amérique et à l’Europe); bien au contraire, elle nous éclaire suffisamment sur la fluidité des alliances, leurs intempéries internes de conflits, leurs constellations changeantes. Dans cet ordre d’idées, une réelle autonomisation de l’Europe par rapport à l’Amérique et à l’Alliance atlantique ne représenterait point une anomalie de l’histoire et répondrait, justement, à la logique de Thomas Jefferson qui renchérit  « peace, commerce, and honest friendship with all nations, entangling alliances with none ».

        Dans cette optique historico-politique, les hésitations européennes en matière de désenclavement atlantique et d’accélération de la marche de l’UE vers l’Europe-puissance multidimensionnelle,  entre le monde et les États-Unis, en disent long sur les déboires de la puissance civile européenne, dans le domaine du dialogue économique mondial et des interventions en faveur de la résolution pacifique des conflits internationaux-régionaux; il en découle une dépendance européenne de déclassement de puissance que le récent « accord léonin »  Trump-von der Leyen est venu illustrer, voire accentuer, faisant du Vieux Continent une « Europe-espace », exposée, tel un « Gulliver empêtré », aux rivalités des grandes puissances mondiales.

         Aussi, et malgré les errements de l’Europe, ne serait-il pas superfétatoire de conjecturer sur la rationalité essentielle de la concrétisation du rêve d’une « Europe-grande puissance multidimensionnelle », entre le monde et les États-Unis, et de contempler ainsi l’«art de l’impossible ». 

       2° La rationalité d’une stratégie géopolitique de continentalisme européen souverain face au dessein de primauté mondiale des États-Unis datant des années Reagan et, aujourd’hui, en actualisation « tous azimuts » (« America First ») 

        À la lumière de la reprise et de l’intensification d’une politique étrangère et de défense américaine, susceptible d’assurer la primauté mondiale des États-Unis (« America First »), il nous paraît rationnel le réexamen européen de l’Alliance atlantique, voire (depuis l’échec de l’«approche des deux piliers de l’OTAN ») de l’option de désenclavement atlantique. À cet égard, la conclusion « au forceps » du récent accord UE- États-Unis, avec  son contenu « léonin », devrait agir comme élément catalyseur, pour une salutaire prise de conscience, au niveau des dirigeants et de l’opinion publique de l’Europe, de l’anomalie d’un couple » euratlantique fortement asymétrique  et de ses risques de pérennisation :  la fulgurante ascension commerciale et, au-delà, économique de la CE/UE (marché unique, union économique partielle, zone euro) s’accommode mal avec la volonté américaine de conserver le contrôle géopolitique et géostratégique de la sphère européenne, voire de le prolonger vers l’aire asiatique. 

        Pour preuve de ces risques en cascade, la volonté de la politique  de superposition de la présidence américaine, qui tente de dicter-imposer à l’Europe, en vue de la finalité «  America First » : des concessions commerciales asymétriques, telles que celles contenues dans ledit accord du 27 juillet dernier; des contributions à l’OTAN d’un niveau élevé (5% du PIB), qui hypothèque à la fois les moyens financiers à consacrer au dessein d’une défense européenne autonome et le déploiement urgent et primordial d’autres politiques européennes (macroéconomiques, sociales, énergétiques, environnementales, régionales); des élargissements hâtifs et laxistes de l’Union (penser, notamment, aux dossiers de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie) dans une finalité géostratégique américaine  de renforcement du « cordon sanitaire » autour de la Russie, sans égard aux finalités économiques et d’unification politique de l’Europe et au traité de l’Union (TUE) qui prévoit de fort rigoureuses conditions préalables à l’admission; l’endiguement de la montée économique chinoise et le déraillement de tout approfondissement quantitatif et qualitatif de la coopération sino-européenne (penser, pourtant, aux possibilités de diversification des relations économiques de l’Union, vu la volonté chinoise de déploiement économique eurasiatique, entre autres, par l’intensification des échanges et des investissements en Europe ainsi que par le dessein d’ « opérationnalisation structurelle »  de la « route de la soie » et de son volet maritime, avec une présence chinoise dans les financements et opérations portuaires); le respect de politiques et normes américaines d’extraterritorialité (penser, en vertu de cette étrange extraterritorialité du droit américain, aux sanctions commerciales, économiques et financières, imposées aux  personnes physiques et  aux entreprises, notamment européennes, qui voudraient coopérer avec des pays en «guerre commerciale» ou dans une autre situation conflictuelle avec les États-Unis); l’évitement d’interventions européennes autonomes de la  puissance civile que représente l’UE (médiations, arbitrages, rôles directionnels, entre autres, dans le cas de la guerre en Ukraine et  du conflit du Moyen-Orient),  autres que les aides européennes aux « après-guerre reconstructions »; leur vision des relations mondiales (notamment : de celles bilatérales avec la Russie et la Chine; de  celles multilatérales avec les BRICS, l’ASEAN etc.). 

         Aujourd’hui, le souci des États-Unis, grande puissance aux ambitions de suprématie mondiale et aux prises, en termes géostratégiques et géoéconomiques, avec ses deux principaux ennemis systémiques que sont la Russie et  la Chine, est  de s’assurer d’un comportement de loyauté et de « solidarité contrôlée » de ses partenaires économiques et alliés militaires européens, sans aucun  risque de « décrochage »  géopolitique, le tout dans une vision américaine globalisante de primauté géopolitique transcontinentale (de l’Atlantique au Pacifique) (penser, par exemple, au déploiement sécuritairIndo-Pacifique, appuyé sur la relance du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité /Quad (Japon, États-Unis, Australie et Inde et à la conclusion de l’alliance militaire AUKUS :Australie, Royaume-Uni, États-Unis). 

        En revanche,  l’impératif de passage de l’Europe économico-commerciale à l’Europe grande puissance multidimensionnelle est dicté par l’évolution contemporaine de la constellation des pôles de grandes puissances et, parallèlement, par l’incompatibilité  des finalités du processus d’intégration européenne et de ses besoins et ambitions propres, avec le déterminisme volontariste que recèle l’objectif « America First » (datant de la présidence Woodrow Wilson et « revisitée » depuis le président Ronald Reagan par  les messages, aujourd’hui actualisés « Make America Great Again » et « America is back »). À cet égard, réussir simultanément ou, préférablement en préalable, d’importantes avancées dans la voie de l’unification politique du Vieux Continent (en termes institutionnels-décisionnels et de nouveaux transferts de compétences nationales à l’UE), permettrait à l’Europe  l’amorce d’un processus de contrôle autonome de sa sphère géopolitique et de ses réseaux de coopération et d’alliances : par exemple, dans une impérative quête de diversification   de relations, l’intensification des liens économiques avec la Chine et les autres pays des BRICS, quoique, aujourd’hui, contrariée par les Américains, est, précisément, cruciale  pour une Europe fort dépendante des États-Unis et en quête logique de nouvelles aires   commerciales, économiques, technologiques.  Car, une Europe sortie de sa dévastation des années 1940 et avérée capable d’accepter la rationalité du paradigme « révolutionnaire » de Jean Monnet, proposant un processus d’intégration socio-économique en marche « étapiste » vers l’unification politique, ne pourrait pas (ne devrait pas) se soumettre à l’irrationnalité d’une fidélité euratlantique asymétrique, statique, « coûte que coûte », au risque de perdre son âme intégrative, de rater le grand rendez-vous de  l’histoire, celui d’un Continent pacifié, prospère et à la défense souveraine de ses valeurs humanistes et du droit international, aujourd’hui en érosion inquiétante, affligeante. 

     In fine, l’Europe occidentale du temps de la guerre froide vivait dans la dépendance de protection sécuritaire (bouclier américain, alliance atlantique) et, parallèlement, s’épargnait de lourds budgets de dépenses militaires, s’investissant dans le développement du marché unique, de la zone euro, de l’Union économique partielle, aux retombées de prospérité bien connues. Or, aujourd’hui, elle constate que sa puissance économico-commerciale ne lui assure pas un traitement favorable de la part de son protecteur américain, devenu dominateur, ni une défense autonome de ses intérêts géopolitiques et géoéconomiques, en Europe et dans le reste du monde. Ce « décalage » et ce schéma de subordination et de « découvert » conduiront-ils les Européens à une prise de conscience de la valeur intrinsèque et extrinsèque d’une indépendance « tous azimuts », dans ce monde de conflits et de crise de l’ordre international, de choc de puissances économiques, de guerres d’influence multiformes, de course à la primauté mondiale? « Je le souhaite plutôt que je ne l’espère »  (Thomas More, L’Utopie).

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

Organisations en lien avec Fenêtre sur l'Europe :