par Panayotis Soldatos, le 7 juin 2022

 

« Qui n’a pas les moyens de ses ambitions a tous les soucis » (Talleyrand) 

 

I. Les limites institutionnelles d’une présidence tournante du Conseil de l’UE et l’ambition française de créer « le mouvement qui déplace les lignes »

  La Convention sur l’avenir de l’Europe et le défunt  traité établissant  une  Constitution pour l’Europe,  comme, du reste, son  repêchage partiel et in extremis  par le traité de Lisbonne, malgré la prise de  conscience des insuffisances de leadership européen dans une présidence tournante de courte durée (semestrielle) du Conseil, tant au niveau de la capacité décisionnelle interne du système européen que sur le plan de son déploiement international, n’ont pas réussi à établir une présidence stable et de durée de l’UE, se heurtant, à cet égard,  au choc des arguments antithétiques : les uns voyaient dans une  rotation de la présidence du Conseil le renouvellement-élargissement-rajeunissement des idées, options et projets européens, avec l’égal souci de continuer à offrir à tous les États membres et, surtout, aux plus petits, une tribune périodique d’orientation et d’influence de l’Union; les autres, relevaient le manque de continuité dans l’orientation et l’action de l’Union et se mettaient à la recherche d’une présidence stable et de durée du Conseil, voire de l’Union dans son ensemble, en quête de voix unifiée, tant sur le plan instrumental que sur celui du contenu. Malheureusement, il en résulta, comme ce fut souvent le cas dans une Union en mal  de réformes, car soumise aux forces de procrastination et de blocage, plutôt qu’une unification de leadership, une fluidité de polyarchie éclatée, en cohabitation complexe de plusieurs présidences, comportant: la présidence tournante du Conseil, maintenue, quoique légèrement tempérée par une formule d’articulation-concertation par groupes de trois présidences semestrielles (échelonnées, dès lors, sur dix-huit mois); la présidence de la seule formation « affaires étrangères » du Conseil, attribuée au Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité; l’institutionnalisation d’une présidence du Conseil européen à temps plein et de durée; la présidence de l’Eurogroupe et, toujours, le présidence de la Commission et celle du Parlement européen. Dans cet ordre d’idées et de lignes d’évolution complexifiées, la cacophonie interne et la confusion externe persistent, aux dépens d’un leadership de cohésion et d’efficacité, et nous obligent à tempérer nos attentes au niveau de la portée directionnelle de toute présidence semestrielle, dont celle de la France, aujourd’hui au cœur de notre analyse.

        Cependant, et malgré ces limites institutionnelles de polyarchie, certaines présidences semestrielles, davantage celles assumées par de grands pays membres,  d’une capacité politico-administrative excédentaire d’élites nationales (« core area ») et/ou d’un consensus proeuropéen supérieur de la population, ont pu « déplacer les lignes », qu’il s’agisse de la production  législative  du Conseil (colégislateur avec le Parlement européen) ou  de la promotion des grands choix intégratifs de l’heure  et des médiations et compromis politiques globaux y afférant: à titre d’exemple, la présidence allemande (second semestre de 2020), sous le leadership d’Angela Merkel, fut déterminante, entre autres, pour l’adoption du plan de relance et du cadre financier pluriannuel 2021-2027 de l’Union, comme aussi de la nouvelle relation commerciale du Royaume-Uni avec les Vingt-Sept, dans la foulée du Brexit. 

       C’est dans cette optique que le président Macron, à l’ère post-Merkel et dans un contexte international  particulier, marqué par la Guerre en Ukraine, la politique américaine de redynamisation de l’OTAN, la crainte de décote géopolitique et géostratégique de l’Europe ou, encore, la crise énergétique, a souhaité faire de l’actuelle présidence semestrielle française, le tremplin d’une reprise de sa philosophie de relance de refondation d’une Europe souveraine, selon les axes que nous allons relever dans la seconde partie de notre réflexion. 

        Aussi, en préambule à cet examen du Programme de la présidence française du Conseil de l’Union, qui suivra dans la rubrique II, pourrons-nous évoquer, ici, ses traits fondamentaux, en termes d’approche et d’axes de praxis.

       En effet, encapsulé dans le triptyque conceptuel « relance, puissance, appartenance», la feuille de route que la France souhaita promouvoir durant sa présidence du Conseil de l’Union suit une approche globalisante de renouveau intégratif : ce côté globalisant, qui, en apparence, réduit l’originalité de la démarche et lui confère un angle d’attaque « tous azimuts », loin de trahir une  démarche « éclatée », aborde tous les volets actuels d’une intégration européenne en marche, dans une finalité d’approfondissement-parachèvement pour plus d’Europe, voire de prolongement vers le saut qualitatif d’une nouvelle Europe. En outre, un encadrement macropolitique coiffe et cimente ce projet de refondation, l’ordonnant à l’accession à une souveraineté européenne de puissance, qui comporte notamment : l’approfondissement des assises démocratiques de l’Union (institutions, droits fondamentaux); le renforcement du sentiment historico-politique, culturel et civilisationnel d’appartenance citoyenne au Vieux Continent; le parachèvement de l’intégration socioéconomique d’une Europe soucieuse de justice sociale et de protection environnementale; la réforme de l’Espace Schengen, dans une optique de maîtrise des flux migratoires et, également, de consolidation-protection des frontières extérieures de l’Union; la conception et mise en œuvre d’une défense européenne autonome, pour la protection des intérêts géopolitiques et géostratégiques de l’Europe, pour la stabilité dans son voisinage et, au-delà, pour la maîtrise  des grands enjeux globaux. 

II. Les paramètres de la feuille de route de la présidence française du Conseil: valeur ajoutée et suivi  à la lumière de la réalité intégrative de l’Union 

       L’actuelle présidence française du Conseil de l’UE, bien que semestrielle et en fin de mandat, suscite un intérêt intra-européen et extra-européen du fait du poids politico-économique et stratégique de la France, de surcroît membre fondateur, de son insertion   dans le couple franco-allemand, de sa place  géopolitique charnière dans le clivage Nord-Sud de l’Europe, de son traditionnel  activisme diplomatique à l’enseigne de la fameuse exception française, de son leadership dans les grands projets et réalisations d’approfondissement de l’intégration européenne. Elle apparaît, en outre, ancrée dans une double réalité conjoncturelle, interne  et internationale : au niveau français et européen,  le président Macron, récemment réélu pour un second mandat présidentiel et toujours actif dans le domaine des affaires européennes, souhaite laisser sa marque à l’histoire de l’unification du Vieux Continent, prenant la tête d’une croisade d’approfondissement de l’Union; sur le plan international, les soubresauts de l’actualité européenne et mondiale, ceux de la compétition plurielle exacerbée entre grandes puissances et, notamment, de l’antagonisme  géopolitique et géostratégique entre l’Occident, d’une part, la Russie et la Chine, d’autre part, cristallisé dans la guerre en Ukraine et le déploiement d’alliances américaines nouées dans la zone Indo-Pacifique (signalons, ici, sur le plan sécuritaire, l’AUKUS avec l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis,  et le QUAD, avec le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde), dont les réverbérations interpellent l’Europe et l’invitent à réévaluer ses options  d’intégration accrue face aux défis des grandes mutations du système international.

        Dès les débuts de cette présidence, Emmanuel Macron n’a pas manqué d’affirmer, lors de ses sorties électorales et de ses apparitions européennes, sa volonté de saisir cette prometteuse occasion de leadership semestriel européen pour contribuer à l’approfondissement du processus d’intégration du Vieux Continent, par une relance de plusieurs chantiers de construction européenne, ordonnés à une finalité ultime, celle de l’avènement d’une « Europe puissance », succédant à l’actuelle « Europe espace ». À cet égard, à l’ère post-Brexit et post-Merkel ainsi qu’au lendemain du mot d’ordre du président Biden « America is back », cette quête européenne de grande puissance autonome, face aux reclassements de puissance et aux défis mondiaux afférents, apparaît sous sa double dimension, d’opportunité de défi à relever et de destin historico-politique et civilisationnel à accomplir.

        Aujourd’hui, avec le recul de plusieurs mois de présidence française du Conseil de l’Union, bien que d’un rythme ralenti par le processus de l’élection présidentielle et, dans la foulée, de la campagne des législatives, on pourrait tenter de circonscrire, dans le schéma conceptuel proposé par Paris et les diverses prises de position afférentes, les fondamentaux du schéma français de relance de l’Union, une relance qui, par l’ampleur de ses objectifs, déborde le cadre temporel d’une présidence semestrielle : l’ambition s’affiche dans une temporalité du moyen terme, celle du second mandat du président français, et vise à imprimer la marque d’une dynamisation de la construction européenne, articulant et agrégeant les sensibilités plurielles de la politique étrangère française, à l’enseigne d’une orientation de durée. 

       En effet, au niveau des constantes de cette feuille de route, agissant en schéma de mixage d’interdépendance, on retient : la philosophie gaullienne de rôle directionnel de la France en couple franco-allemand, pour une Europe en quête d’autonomie de puissance, dans un délicat équilibre de penchants euratlantiques et de préoccupations paneuropéennes; le réalisme post-gaullien de modernité, qui se rallie, in fine, au paradigme d’interdépendance économique de marché de Jean Monnet, sous la pression de la mondialisation-transnationalisation des relations économiques du monde globalisé, mais qui conserve des « réflexes » institutionnels de nature intergouvernementale ; l’acception macronienne d’une intégration européenne qui articule le socioéconomique  (notamment, les domaines des  relations sociales, de la santé, du commerce, des politiques économiques, des finances, de l’énergie, du  numérique, de l’écologie) au régalien (politique étrangère, sécurité, défense, flux migratoires, Espace Schengen, frontières extérieures), dans un creuset systémique de souveraineté européenne, appuyé sur le socle civilisationnel de valeurs du Vieux Continent et capable d’assurer un déploiement international autonome,  au service de la géopolitique européenne.  

       À cet égard, par le passé nous avons eu à critiquer la formulation de tels objectifs systémiques de vaste et profonde intégration qui n’insistaient pas sur l’incontournable prérequis d’une profonde révision des traités européens, en vue de nouveaux transferts de compétences à l’Union et d’un renforcement de son cadre institutionnel et de ses mécanismes de décision, d’une nature toujours à prédominance intergouvernementale et aux effets paralysants. Or, force nous est de constater, aujourd’hui, que la France et nombre de ses partenaires au sein de l’Union acceptent le principe (sans accord, toutefois,  précis sur le contenu) d’un nouvel exercice « constitutionnel » de révision des traités (d’autres s’y résigneraient, dirions-nous à reculons), indispensable prérequis pour toute ambition de souveraineté européenne, qui a grandement besoin d’un socle de nouvelles compétences communes et d’efficaces assises institutionnelles-décisionnelles de réalisation.

       Que dire du sort final de cette ambition française de refondation souveraine de l’Europe et de ses prolongements ?

       Il nous paraît évident que les limites de temps d’une présidence semestrielle qui tire déjà à sa fin et fut, de surcroît, entrecoupée de deux campagnes électorales françaises (celle présidentielle et celle des législatives) et perturbée par la Guerre en Ukraine, aux vastes bouleversements géopolitiques et géoéconomiques, laissent planer des doutes sur l’avenir de cette feuille de route proposée par la France. Cela dit, l’ambition française demeurera dans le paysage européen et aura un certain effet de « contagiosité » au sein de l’Union, car elle pointe, avec rationalité et force de prédictibilité, vers l’incontournable impératif « approfondir l’intégration européenne ou périr » dans un déclassement de puissance d’une Europe qui se verrait, alors, confinée à une zone économique et monétaire sans solides assises de gouvernance ni capacités de déploiement géopolitique autonome. 

        Dans cet ordre d’idées, dans le moyen terme, cette ambition française aura, pour son passage à l’état de réalisations, à surmonter une série d’obstacles relevant du système français et européen, d’une part, du climat international, d’autre part.

        a.- Au niveau national, pour qu’un pays membre puisse jouer un rôle directionnel dans le processus de construction européenne, en plus de son poids dans le rapport de forces au sein de l’Union ainsi que de la capacité décisionnelle et d’influence de ses dirigeants, il importe de pouvoir s’appuyer sur un vaste consensus national (élites et populations), existant ou à créer-renforcer. Or, en France, et le phénomène, malgré des différences sociétales, quantitatives et qualitatives (voir, notamment, les résultats des Eurobaromètres et des enquêtes nationales d’opinion publique), comporte un certain degré de transnationalité, car largement présent au sein de l’UE,  le citoyen nourrit, face à l’Union, un faisceau d’attitudes et de comportements utilitaires, ordonnés, de façon croissante, à une quête de pouvoir d’achat accru et de prestations de bien-être matériel, avec moins  d’intérêt pour des objectifs de « haute politique » ( « high politics »), tels que la gouvernance européenne, la souveraineté européenne, la géopolitique européenne autonome, concepts et réalisations qui logent à l’enseigne d’une « philosophie macropolitique ». Par ailleurs, des clivages politiques exacerbés (notamment,  en période électorale française, avec l’élection  présidentielle et celle  des législatives qui ont révélé, au sein de la gauche radicale et de l’extrême droite, des remises en question de pans des traités européens et une philosophie d’« association de nations libres ») alimentent les controverses sur le devenir de l’unification européenne, dans des débats souvent acrimonieux qui incitent au repli national plutôt qu’à la promotion de projets de « plus d’Europe ». Enfin, pour que les dirigeants d’un pays, en l’occurrence de la France, réussissent à assumer un rôle directionnel de réformes européennes, le préalable d’une preuve de capacité de réformes nationales s’impose, au titre d’un capital de crédibilité que le président Macron aurait à créer-consolider dans sa quête de leadership européen déterminant.

        b.- Sur le plan européen, l’actuelle constellation de membres, complexifiée par le grand élargissement, ne paraît pas favorable à un leadership français d’influence directionnelle  pour une Nouvelle Europe : l’atlantisme fort prononcé, surtout au Centre et à l’Est européens (dans la foulée des traumatismes sécuritaires de la seconde guerre mondiale, de la guerre froide et, maintenant, de la guerre en Ukraine) verrait, à tort à notre avis (mais, ce qui compte c’est la perception de la réalité que la réalité elle-même), dans le leadership français pour une Europe souveraine, la réminiscence d’orientations gaulliennes en faveur d’une Europe indépendante, dans le sens d’un désenclavement non souhaité par rapport à l’Alliance atlantique; à ceci ajoutons les limites, pour ne pas parler de décote, du couple franco-allemand, jadis important moteur intégratif dans une plus petite Europe mais, aujourd’hui, affaibli dans l’Europe du grand élargissement, celle des Vingt-Sept,  aux allégeances européennes et internationales diverses et déstructurées.

       c.- Quant à la sphère internationale, les conséquences socio-économiques du « quoi qu’il en coûte » en situation de pandémie, comme, également, celles de la Guerre en Ukraine et de ses sous-produits de crise énergétique, de craintes de ralentissement du Pacte Vert européen (« Green Deal »), de difficultés d’approvisionnement alimentaire,  d’inflation accrue, d’érosion du pouvoir d’achat, bousculent le citoyen européen et ses élites en quête de politiques urgentes de redressement socioéconomique et obscurcissent ainsi l’horizon des priorités européennes du moyen et long terme, formulées dans le programme de la présidence française du Conseil de l’UE, surtout celles ayant trait au champ régalien de la construction européenne (politique étrangère, de sécurité et de défense; souveraineté européenne et géopolitique autonome).  

        Conclure notre réflexion sur cette ambition de la présidence semestrielle française de proposer un schéma programmatique d’orientations et de feuille de route de praxis qui déborde, précisément, les limites temporelles de la fonction assumée, serait la priver de sa dimension volontariste, prospective et processuelle, inscrite dans la longue marche de la construction européenne. Disons, plutôt, que l’impératif d’une Europe souveraine avait besoin d’être réaffirmé par ce pays fondateur, qui en fait ainsi une priorité sociétale inextricablement liée au destin de tous les peuples européens, dans une quête de prospérité, de sécurité et de paix; l’inscrire, de surcroît, à l’agenda de réforme « constitutionnelle » de l’Union lui assurerait une valeur ajoutée d’horizon d’approfondissement. Ensuite, c’est aux dirigeants et aux populations de s’en saisir. Car, comme le répétait, sans cesse, Jean Monnet, dans une affirmation, aujourd’hui de grande résonance, « mieux vaut se disputer autour d’une table que sur le champ de bataille». 

 

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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