par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mardi 10 février 2009

Le 3 février 2009, Téhéran a annoncé que la fusée iranienne Safir-2 avait mis sur orbite un satellite (Omid/« Espoir »). Ce lancement signifie que l'Iran pourrait disposer de missiles à longue portée susceptibles de viser des cibles au-delà du Moyen-Orient. Hostiles à la volonté de Téhéran de se doter de l'arme nucléaire, les puissances occidentales ont fait officiellement part de leurs préoccupations quant au programme balistique et spatial iranien. Alors que les menaces de prolifération grandissent, la Missile Defense et le déploiement de systèmes américains en Europe pourraient être remis en cause. L'Administration Obama chercherait à négocier un « marché » avec la Russie moyennant un fort soutien en Afghanistan et sur la question iranienne. Illusoire? Quoi qu'il en soit, les pays membres de l'Union européenne et de l'OTAN ne peuvent se désintéresser des systèmes antimissiles. Le Continent ne peut rester à découvert et ils doivent participer au déploiement d'un bouclier spatial en Europe.


La question des systèmes antimissiles, de leurs vertus stabilisantes ou leur potentiel de déstabilisation, est l'un des « serpents de mer » du débat stratégique des dernières décennies. Ces questions ont régulièrement resurgi au fil de la Guerre froide, elles ont pris une nouvelle dimension dans l'après-11 septembre, et ce débat pourrait à nouveau défrayer la chronique dans les semaines ou les mois à venir. On se souvient que l'ancien président George W. Bush a, dès le début de son premier mandat (2000-2004), proposé d'étendre le projet américain de bouclier spatial aux alliés des Etats-Unis, en Europe comme en Asie : la National Missile Defense est ainsi devenue la Missile Defense. Ce projet a reçu le soutien de l'OTAN et, au cours de l'été 2008, l'Administration Bush d'une part, les gouvernements de Pologne et de République tchèque de l'autre, ont signé des accords bilatéraux par lesquels ces deux pays ont accepté l'implantation de systèmes antimissiles américains sur leurs territoires .

Le bien-fondé de la participation des Européens à la Missile Defense soulève plusieurs questions. Avec la mise en place à Washington d'une nouvelle Administration, il faut s'interroger sur l'actualité de la Missile Defense et l'implantation de systèmes américains en Europe centrale. Une seconde question porte sur le bien-fondé de la Missile Defense telle qu'elle est justifiée par ses promoteurs : la probabilité d'occurrence des menaces balistico-nucléaires iraniennes et, plus généralement, la prolifération des armes de destruction massive au Moyen-Orient sont-elles de nature à légitimer la Missile Defense ? Cette question doit être abordée en liaison avec les évolutions géostratégiques régionales au « Sud » mais aussi avec leurs contrecoups à l'« Est », la Russie s'opposant avec virulence aux projets américains en Europe. Enfin et dans le cas où la Missile Defense s'avérerait nécessaire à la protection des pays européens, une troisième question porte sur les modalités de mise en œuvre de ce programme : la Missile Defense sera-t-elle simplement octroyée par les Etats-Unis à l'Europe ? Les pays européens ne devraient-ils pas participer activement à ce projet? Si tel était le cas, au sein de quelle instance ? L'Union européenne en tant que telle pourrait-elle être partie prenante ou la protection des territoires des alliés européens relève-t-elle de l'OTAN?


Des enjeux de haute géopolitique


Cette question globale - l'Europe devrait-elle participer à la Missile Defense ? - n'est pas réductible à une approche technico-militaire (efficacité technique des systèmes antimissiles, trajectoires des missiles, choix des sites de déploiement). Fondamentalement, la problématique d'ensemble est d'ordre géopolitique, avec des enjeux multidimensionnels, liés les uns aux autres, qui doivent être saisis selon différents ordres de grandeur. Aux grandes heures de la « course à l'espace », Carl Schmitt soulignait que « ces domaines illimités (l'espace exo-atmosphérique. NdA) ne sont, eux aussi, que le théâtre potentiel d'une lutte dont l'enjeu sera la domination de la Terre ». De fait, les stratégies militaires et spatiales des grandes puissances s'inscrivent dans des conflits de type pouvoirs/territoires, avec des interactions entre des aires géographiques plus ou moins éloignées les unes des autres. Plus généralement, les rivalités qui portent sur la maîtrise de l'espace (espace aérien et espace exo-atmosphérique) ont pour objet la protection des territoires, la capacité à intervenir sur des théâtres extérieurs, le contrôle des dimensions terrestre et navale de la stratégie. La géopolitique n'est donc pas soluble dans la « guerre des étoiles ».

Au regard des problématiques de sécurité de l'Ancien Monde, le premier groupe d'enjeux à prendre en compte est celui de la défense des pays européens, membres de l'OTAN et de l'UE, confrontés à de nouvelles menaces balistiques, voire nucléaires, à courte échéance peut-être. Le Sud-Est du continent européen est déjà à portée de tir des missiles iraniens et si Téhéran nucléarisait effectivement sa posture stratégique, le régime de contre-prolifération (le traité de non-prolifération, signé en 1968) s'effondrerait. Particulièrement actives dans l'aire qui s'étend du golfe Arabo-Persique jusqu'à la Méditerranée orientale, les logiques de prolifération pourraient ensuite retentir en Méditerranée occidentale. Les relations de l'Europe avec l'aire géopolitique méditerranéenne (Moyen-Orient inclus), la plus vaste zone de conflits au monde, sont aussi en jeu.

Le second groupe d'enjeux mis en évidence par la question des antimissiles est d'envergure transatlantique, la possible extension de la Missile Defense à l'Europe renvoyant à l'alliance entre les Etats-Unis et l'Europe. L'aire géopolitique à prendre en compte n'est donc pas la seule Europe continentale et ses approches méditerranéennes mais l'ensemble euro-atlantique, de Vancouver et San-Francisco à Varsovie et Ankara. Cet ensemble recouvre les multiples relations de sécurité que les Etats-Unis entretiennent avec les pays membres de l'OTAN et de l'UE, via ces instances multilatérales mais aussi dans le cadre de relations bilatérales étroites .

Le troisième groupe d'enjeux porte sur les difficiles relations des pays occidentaux avec la Russie, nonobstant les annonces des dernières semaines. Le déploiement de systèmes antimissiles américains en Europe renouvellerait et refonderait dans la durée les liens militaires et stratégiques entre les deux rives de l'Atlantique Nord. Se pose dès lors la question du rapport de l'Europe à son hinterland eurasiatique en général, à la Russie en particulier. Les dirigeants russes ne se montrent guère hostiles à la Missile Defense mais ils tempêtent contre l'implantation de systèmes américains en Europe. L'argumentation russe est discutable mais elle ne doit pas être balayée d'un revers de main. Qu'ils soient émis de bonne ou de mauvaise fois, les arguments guident, ou du moins expriment, une partie du comportement stratégique de la Russie et il faut donc les interpréter au mieux. Ce faisant, il est nécessaire d'incorporer dans nos cartes mentales un immense espace géographique, au contact de la Chine populaire.

Enfin, il faut insister sur le fait que les enjeux liés à la Missile Defense et à la part que l'Europe pourrait assumer dans ce programme sont fondamentalement politiques, au sens le plus grave et le plus noble du terme. Ce qui en dernière instance est en jeu, c'est la vie et la mort, le « Politique » ayant pour mission première d'assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure de la collectivité qu'il a en charge. Dans un contexte de montée des périls, avec de très fortes incertitudes sur le proche avenir, la question de la Missile Defense a une dimension dramatique et même tragique. Elle invite à des réflexions plus générales sur l'Europe, les Européens et leur présence au monde. L'Union européenne serait-elle l'antichambre d'un futur « brave new world » et, dès lors, les Européens pourraient-ils se détourner des réalités géopolitiques les plus embarrassantes? Si l'on en croit les prophètes, à la fin des temps, le Lion et l'Agneau s'allongeront l'un à côté de l'autre, mais les théologiens de l'histoire, dans leur grande sagesse, rappellent que les voies du Seigneur sont impénétrables . Les religions séculières n'ont malheureusement pas toujours été aussi prudentes et si les idéologies en tant que telles refluent, les âmes n'en sont pas moins marquées par leurs effets délétères.


La Missile Defense, un « parapluie » américain pour l'Europe


Pour poser les termes du débat sur l'extension ou non de la Missile Defense à l'Europe, un bref rappel des « fondamentaux » est nécessaire. Le projet de National Missile Defense (NMD) est lancé sur une base bipartisane (Républicains/Démocrates) avant que George W. Bush ne soit élu. En 1998, le Congrès demande au Pentagone d'organiser la protection du territoire américain contre les menaces balistiques de pays engagés dans la prolifération des armes de destruction massive (les « Rogue States ») et la NMD prend forme l'année suivante. C'est en janvier 2001 que l'Administration Bush prend la direction des affaires politiques et stratégiques américaines ; la NMD, ce système global de défense antimissiles, est redéfinie pour l'étendre aux alliés des Etats-Unis, avec le souci d'éviter tout découplage stratégique : la National Missile Defense devient donc la Missile Defense. Outre les sites américains (Fort Greely/Alaska ; base de Vandenberg/Californie), différents sites sont identifiés en Europe. Au total, dix intercepteurs devraient être déployés en Pologne et un super-radar serait installé en République tchèque. Il faut y ajouter des installations au Royaume-Uni (Fylingdales et Menwith Hill), en Norvège (Vardo) et au Groenland (Thulé). En avril 2008, à Bucarest, les Alliés dans leur ensemble ont apporté leur soutien à la Missile Defense et l'OTAN pourrait financer un système complémentaire afin de protéger le Sud-Est de l'Europe et la Turquie ; la cohésion de l'Alliance repose en effet sur le principe d'indivisibilité de la sécurité.

Si la Missile Defense marque le passage vers de nouvelles formes globales de dissuasion, le projet d'extension de ce système global à l'Europe est justifié par la probable existence d'un programme nucléaire militaire iranien et les efforts de ce pays sur le plan balistique. Les analyses des services de renseignement des pays occidentaux convergent sur la réalité de cette menace nucléaire et les missiles iraniens auraient une portée de 2000-2500 kilomètres : l'Europe du Sud-Est serait donc dans leur rayon d'action . De surcroît, les menaces du président iranien contre Israël, les Etats-Unis et les intérêts occidentaux au Moyen-Orient sont établies. Outre le possible emploi de l'arme nucléaire comme outil de coercition, et non de dissuasion, il faut anticiper et redouter la mise en œuvre par l'Iran, une fois doté de capacités balistico-nucléaires, d'une stratégie de « sanctuarisation agressive ». A l'abri de l'arme nucléaire, Téhéran pourrait conduire une politique offensive, dans l'espace qui s'étend depuis le golfe Arabo-Persique jusqu'à la Méditerranée orientale, menaçant de cette manière le libre-accès au Moyen-Orient, une zone vitale pour l'économie mondiale ; Téhéran serait ainsi en mesure d'imposer sa volonté aux pays consommateurs. En retour, il est à craindre que la nucléarisation de l'Iran n'entraîne une réaction en chaîne, au propre comme au figuré, dans l'aire moyen-orientale, les principales puissances régionales (Arabie Saoudite, Turquie, Egypte) entamant une course à l'arme nucléaire. L'instabilité moyen-orientale en serait accrue, avec des risques gravissimes : plus le nombre d'acteurs nucléaires est important, plus la probabilité d'emploi est forte. De fait, le non-emploi du nucléaire dans le cadre de conflits interétatiques, depuis les explosions des 6 et 9 août 1945, n'est pas une « loi », au sens déterministe du terme, mais une inférence inductive. L'affirmation selon laquelle le nucléaire est une arme de non-emploi restera vraie jusqu'à ce qu'elle soit démentie par les faits.


Certitudes et incertitudes de l'après-Bush


Avec la mise en place de l'Administration Obama, l'avenir de la Missile Defense semble plus incertain. Les Démocrates seraient réservés sur les vertus de ce programme et le nouveau président des Etats-Unis, au cours de la campagne électorale, a affirmé que des défenses antimissiles ne seraient déployées en Europe que si ces systèmes étaient techniquement sûrs, avec un coût financier raisonnable . Aux incertitudes inhérentes à l'alternance politique s'ajoute, aussi et surtout, l'opposition véhémente de la Russie à l'implantation de ces systèmes sur des sites centre-européens et le non-déploiement de ces armes en Pologne et en République tchèque est parfois présenté comme une monnaie d'échange dans le cadre des relations russo-américaines . Le 26 janvier, Dimitri Medvedev a ainsi fait savoir qu'il suspendait sa décision de déployer de nouveaux missiles balistiques dans l'enclave de Kaliningrad (l'ancienne Königsberg), ce qui pourrait augurer de futurs reclassements. L'installation de ces armes est donc devenue hypothétique avec, en cas de suspension, de possibles conséquences sur les relations entre Alliés et sur l'OTAN en tant que telle. L'effectif militaire américain en Europe a ces dernières années fortement baissé et la dissuasion nucléaire élargie est remise en cause « par le bas » ; quelles nouvelles garanties de sécurité les Etats-Unis apporteraient-ils donc à leurs alliés européens ? Le leadership américain au sein de l'OTAN repose sur de telles garanties.

Cela dit, quelques éléments de certitude, ou de moindre incertitude, peuvent être mentionnés. Sur le territoire des Etats-Unis, le programme de Missile Defense est déjà bien avancé et Fort Greely compte une quarantaine d'intercepteurs. On peut raisonnablement envisager un consensus bipartisan, entre Démocrates et Républicains, sur le développement de ce bouclier spatial, le débat portant sur les rythmes, les modalités et la portée (en termes stratégiques et géopolitiques) de ces systèmes. La remise en cause des implantations en Europe ne signifierait donc pas mécaniquement l'enterrement de la Missile Defense, loin s'en faut. Si tel était le cas, la cohérence de l'OTAN pourrait être mise à mal et il serait hasardeux de penser que l'« Europe de la défense » prendrait nécessairement le relais. Le « chacun pour soi » et les bilatéralismes pourraient tout aussi bien s'imposer.

Plus généralement, l'arme nucléaire et les doctrines de dissuasion n'ont pas mis fin à la dialectique entre l'épée et le bouclier. D'une part, les technologies antimissiles mettent à mal les certitudes de la « destruction mutuelle assurée » (MAD); de l'autre, la dissuasion de l'adversaire potentiel n'est en rien automatique, la symétrie des arsenaux entre puissance nucléaires coexistant avec l'asymétrie morale de leurs détenteurs . Tous ici-bas n'accordent pas la même dignité à la vie humaine et il semble difficile d'empêcher des « candidats au suicide » de passer à l'acte en les menaçant de représailles. Ce qui vaut pour des groupes d' « islamikazes » n'est pas mécaniquement extensible à des Etats mais on ne peut se contenter de célébrer les vertus supposées d'une paix nucléaire ad aeternam. Un seul exemple : le statut d'Etat nucléaire de l'Inde et du Pakistan n'a pas interdit des affrontements armés dans la région de Kargil (Cachemire), au cours de l'été 1999, quelques mois après que les belligérants se soient livrés à une campagne de tirs nucléaires. En conséquence et du fait de l'instabilité géopolitique croissante, avec de probables ruptures d'équilibre sur différents théâtres, il faut encore et toujours « penser l'impensable » (Herman Kahn). Aussi s'achemine-t-on vers des formes de dissuasion globale, fondées sur une combinaison d'armes nucléaires, de capacités de projection conventionnelles (forces spéciales et corps expéditionnaires) et de systèmes antimissiles : une dissuasion « par déni » en sus d'une dissuasion par « destruction mutuelle assurée ».

Par ailleurs, le développement des armes antimissiles semble inéluctable pour des raisons profondes que la philosophie contemporaine a mises au jour. Selon Heidegger, nous sommes plongés dans le « monde de la Technique ». Les fins et les objectifs ultimes de l'Homme sont éclipsés par la seule et unique considération des moyens et, conformément à un schéma darwinien, le mouvement des sociétés humaines est le résultat d'une compétition généralisée, dépourvue de sens et toujours plus âpre. Dans ce « monde de la Technique », une certitude s'impose : tout ce qui pourra être techniquement réalisé sera effectivement réalisé. C'est aussi dans ces termes que le rapport de l'Europe à la Missile Defense, sa participation ou sa non-participation au programme, doivent être appréhendés. Si l'Europe restait à découvert, cette vulnérabilité aux coups ennemis n'amènerait certainement pas les Etats-Unis et la Russie à renoncer à leurs propres dispositifs de protection . Il faut certes beaucoup de grandeur d'âme et de détachement vis-à-vis des contingences terrestres pour tendre l'autre joue mais ce qui vaut pour des figures d'exception, saints et mystiques, n'est pas généralisable à des corps politiques. Cela est d'un autre ordre.


La Russie contre l'extension à l'Europe de la Missile Defense


L'éventuel report de l'implantation de systèmes antimissiles américains en Europe centrale ne pourrait qu'être mis en rapport avec la véhémente opposition des dirigeants russes. Lorsque le 13 décembre 2001, George W. Bush a dénoncé le traité ABM (Antiballistic Missile), traité qui encadrait et limitait ces systèmes d'armes, Vladimir Poutine n'a réagi que très modérément. L'heure était à la « guerre contre le terrorisme » et à la négociation d'un « partenariat stratégique » russo-américain (signé le 24 mai 2002), Vladimir Poutine ne désespérant d'obtenir en contrepartie une sorte de reconnaissance des ambitions russes dans l'« étranger proche » et une grande mansuétude vis-à-vis de la Tchétchénie. C'est l'extension à l'Europe de la Missile Defense, officiellement annoncée par les Etats-Unis en janvier 2007, qui pose problème à la Russie. Les dirigeants russes ont alors réagi violemment, Vladimir Poutine allant jusqu'à menacer de pointer des missiles russes vers les pays concernés (la Pologne et la République tchèque). Le ministre des Affaires étrangères et le chef d'Etat-major général de la Russie ont eux aussi formulé ce type de menaces. Plus récemment, au lendemain de l'élection de Barak Obama à la présidence des Etats-Unis, Dmitri Medvedev a annoncé le possible déploiement de missiles (des Iskander) dans l'enclave de Kaliningrad (5 novembre 2009). Ces violentes déclarations ont suscité une certaine nervosité en Europe et elles nous conduisent à revenir sur la position russe.

A Moscou, les systèmes antimissiles sont présentés comme constituant une menace pour les forces nucléaires stratégiques russes : ces systèmes seraient déployés pour contrer les ICBM (missiles sol-sol intercontinentaux) qui pourraient menacer les Etats-Unis dans leurs œuvres vives. L'extension à l'Europe de la Missile Defense s'inscrirait donc dans une stratégie de première frappe visant à interdire à la Russie toute riposte et remettrait donc en cause la stratégie de dissuasion. Bref, les Etats-Unis passeraient de la « destruction mutuelle assurée » à la « destruction unilatérale assurée ». Cette argumentation, parfois reprise sous nos longitudes, est spécieuse. Un bouclier n'est pas une menace et s'il faut suivre avec attention les débats techniques, il n'est pas indispensable de détenir un doctorat en physique appliquée pour pouvoir affirmer qu'une dizaine d'intercepteurs déployés en Pologne ne serait pas en mesure de neutraliser le puissant arsenal nucléaire russe, pas même une capacité de seconde frappe . C'est là chose normale puisque la Missile Defense n'est pas conçue à ces fins mais pour contrer la menace grandissante de la prolifération au Moyen-Orient (« Rogue States » et autres acteurs anomiques).

Par ailleurs, les Etats-Unis ont véritablement cherché à apporter des garanties aux Russes. Robert Gates et Condoleezza Rice se sont déplacés à Moscou, le 19 mars 2007, pour maintenir ouvertes les négociations (proposition d'un mémorandum d'accord sur l'ensemble des questions bilatérales), puis George W. Bush s'est rendu en personne à Sotchi, les 5-6 avril 2008, pour aborder à nouveau la question des antimissiles lors d'un sommet russo-américain. Les Etats-Unis ont entre autres proposé d'accueillir des observateurs russes sur les sites antimissiles, ce qui pour la Pologne et la République tchèque n'allait pas de soi, et de ne pas activer les systèmes antimissiles tant que la menace nucléaire iranienne ne se concrétiserait pas. Ces ouvertures ont été rejetées. Pour sa part, Vladimir Poutine a proposé, le 7 juin 2007, de remplacer le radar prévu par les Etats-Unis en République Tchèque par le radar russe de Gabala, en Azerbaïdjan . De l'avis de nombreux experts, cette proposition n'était qu'un contre-feu. Ce radar est trop proche de la frontière iranienne et donc trop vulnérable à une éventuelle frappe préventive iranienne en cas de tir balistico-nucléaire. De surcroît, ce radar est techniquement déclassé et la Russie pourrait y renoncer au profit d'un système de dernière génération à Armavir (Caucase du Nord), un site sous souveraineté russe . Il en irait de même pour le déploiement de systèmes antimissiles en Turquie, en lieu et place de la Pologne : ces sites seraient trop proches de l'Iran et donc hautement vulnérables à une attaque-surprise.

On peut douter par ailleurs de la bonne foi de la Russie sur la question des antimissiles. Les dirigeants russes se sentent-ils véritablement menacés par ce bouclier spatial et son extension à l'Europe ? Selon différentes sources, ils auraient laissé entendre qu'ils pourraient accepter le déploiement de tels systèmes au Royaume-Uni ou sur des plates-formes navales. Ces systèmes seraient dès lors bien plus éloignés des frontières russes et cette plus grande allonge donnerait aux décideurs politiques et militaires, si telle était leur intention, plus de temps pour suivre et viser une éventuelle salve de missiles russes. Une telle perspective donnerait donc corps aux inquiétudes formulées par les dirigeants russes mais, paradoxalement, cela ne semble guère les inquiéter. Faut-il s'étonner de leur inconséquence ? Les experts balistiques russes ont affirmé que le bouclier déployé en Europe ne pourrait pas neutraliser l'arsenal nucléaire de leur pays et sur ce point, nous pouvons leur faire confiance. Dont acte.


La Missile Defense comme « marqueur » territorial et géopolitique


Avec la Missile Defense, l'Europe ne se transformerait pas en plate-forme d'une stratégie de frappe désarmante contre la Russie. Il faut donc s'interroger sur les raisons qui peuvent expliquer l'hostilité de la Russie à l'encontre de ces systèmes et de leur implantation en Europe centrale. En première analyse, il semble que le programme de Missile Defense offre aux dirigeants russes l'opportunité de diviser les Alliés, comme lors de la crise irakienne, et de jouer sur les réticences et le scepticisme de certains des gouvernements européens. L'objectif russe serait donc d'introduire un coin entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe d'une part, l'Europe et les Etats-Unis de l'autre. Ainsi Vladimir Poutine explique-t-il que l' « Europe » n'a pas été consultée, ce qui est faux puisque les pays européens membres de l'OTAN ont apporté leur soutien à l'initiative américaine lors du sommet de Bucarest. Il ne s'agit là que d'opposer l'UE à l'OTAN selon un procédé de langage faisant fi des larges intersections qui lient le destin des instances euro-atlantiques. Ce faisant, il s'assure le concours de personnes promptes à distinguer artificiellement la « gentille UE » de la « méchante OTAN ». Répétons-le : les décisions à l'intérieur de l'OTAN se prennent à l'unanimité et l'on y retrouve les gouvernements de 21 des 27 pays membres de l'UE.

Les tenants et aboutissants de la position russe ne semblent pourtant pas réductibles à un simple effet d'aubaine – instrumentaliser la Missile Defense pour semer les germes de la division – et l'opposition de Moscou à l'implantation de systèmes américains en Europe est un fil conducteur pour comprendre les représentations géopolitiques russes. A l'évidence, la Russie considère comme illégitime la présence militaire américaine et l'extension de l'OTAN sur les territoires d'anciens pays satellites et elle revendique implicitement une sorte de nouvelle doctrine Brejnev (une doctrine Poutine ?) dans l'ex-Pacte de Varsovie (et pas seulement dans l'espace de la CEI) niant la souveraineté effective des pays considérés. Un jour, peut-être … Plus généralement, la Russie ne semble pas avoir perdu espoir d'assister au désengagement des Etats-Unis depuis le continent européen, sous la pression des opinions publiques et faute d'un accord stratégique d'ensemble entre les Alliés. Un tel mouvement remettrait en cause l'OTAN et la situation ouvrirait à la Russie la possibilité de devenir la puissance dominante en Eurasie . En fait, l'intégration de l'Europe dans la Missile Defense serait un « marqueur » territorial et géopolitique : les Etats-Unis resteront engagés en Europe et l'alliance transatlantique (l'OTAN) conservera sa pertinence. Cela ne peut que contrarier la vue-du-monde et les rêves de puissance de la classe dirigeante russe.

D'autres facteurs explicatifs doivent certainement être incorporés pour mieux comprendre la position de la Russie. Le développement de la Missile Defense est une percée technologique qui remet en cause le statut résiduel de « superpuissance » de la Russie, ses forces stratégiques étant de surcroît menacées par l'usure et l'obsolescence. Le versant asiatique de la Missile Defense, avec le Japon , pourrait par ailleurs inciter la Chine à accroître ses efforts balistiques, avec des conséquences négatives sur l'équilibre des forces entre Pékin et Moscou, d'autant plus que la forte croissance chinoise a inversé les termes de l'équation géopolitique globale entre ces deux géants continentaux. Pourtant, les Européens ne doivent pas sous-estimer les ambitions russes en Europe et leur volonté de diviser les Etats membres de l'UE et de l'OTAN pour imposer leur volonté.


Missile Defense et partenariat géopolitique Russie-Iran


Selon certaines analyses, en Europe comme aux Etats-Unis, renoncer à déployer des systèmes antimissiles en Europe serait le prix à payer pour obtenir le ferme appui de la Russie dans la crise nucléaire iranienne, l'une des priorités internationales de la nouvelle Administration américaine, en sus de l'Afghanistan, promu front principal de la lutte contre l'islamisme et le terrorisme. On doit faire part d'un certain scepticisme quant à la perspective d'une grande alliance entre la Russie et l'Occident pour faire plier l'Iran. De fait, la Russie prétend jouer les intermédiaires entre les Occidentaux et l'Iran mais l'« honnête courtier » fait plutôt figure de « parrain ». Il est vrai que la Russie a voté les diverses résolutions de l'ONU mais elle s'est employée à en réduire la portée, entamant ainsi la force des sanctions internationales. C'est au moyen d'une coalition diplomatique occidentale (Etats-Unis, Royaume-Uni et France en tout premier lieu) que les sanctions les plus effectives sont mises en œuvre. Par ailleurs, Moscou assure une couverture diplomatique à Téhéran, au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, par le truchement d'étroites relations bilatérales et via l'Organisation de Coopération de Shanghaï, structure dans laquelle l'Iran dispose d'un siège d'observateur.

Le partenariat entre la Russie et l'Iran est étroit et ne relève pas d'une simple coalition de circonstances. La Russie vend d'importantes quantités d'armes à l'Iran et elle pourrait aussi livrer des systèmes antiaériens modernes, les S-300 (rien n'est encore sûr ; la situation est confuse ). Elle fait aussi commerce de sa technologie nucléaire, avec la construction de la centrale de Bouchehr. En décembre 2007, la Russie a livré à l'Iran l'uranium enrichi nécessaire à cette centrale après avoir laissé entendre aux diplomaties occidentales qu'elle utiliserait cette carte pour faire pression, jusqu'à ce que Téhéran renonce à l'enrichissement de l'uranium. Ces deux mêmes pays cherchent à renforcer leur coopération énergétique, ont annoncé la fondation d'une « troïka » du gaz (avec le Qatar) et poussent en avant l'idée d'une « OPEP » du gaz. Il faudrait enfin prendre en compte divers projets de coopération logistique et d'interconnexion des réseaux de transport. Le partenariat entre la Russie et l'Iran est donc un partenariat global. Doit-on aller jusqu'à parler d'alliance, voire d'axe Moscou-Téhéran ? Les spécialistes ne sont pas unanimes sur cette question et il n'existe pas de clause de défense mutuelle entre ces deux Etats. En tout cas, il est établi que la Russie ne sacrifiera pas aisément de solides acquis diplomatiques, stratégiques et économiques à la lutte contre la prolifération. Pour Moscou, refouler l'Iran et ses ambitions nucléaires n'est pas la priorité et les Européens ne sauraient scotomiser ce fait. Faut-il lâcher la proie pour l'ombre et renoncer aux systèmes antimissiles, dans l'espoir que Moscou fera pencher la balance au bénéfice des Occidentaux ? L'art de la prudence ne le conseille pas ; l'expérience historique non plus.


Une réponse aux risques et menaces balistico-nucléaires


Vue d'Europe, la Missile Defense est à la fois un défi et une réponse : un défi en termes d'auto-organisation, d'autonomie de décision, d'investissements dans les technologies militaires de pointe, mais aussi et surtout en termes de « présence au monde » ; une réponse quant aux menaces qui pèsent sur l'Europe, dans le domaine de la prolifération. Sur le plan géographique et géopolitique, l'Europe est à proximité du Moyen-Orient, dans le rayon d'action des missiles balistiques en cours de développement. Plus encore que les Etats-Unis, elle est menacée par le possible accès de l'Iran à l'arme nucléaire et la prolifération au Moyen-Orient. A court et moyen terme, les Etats-Unis ne seraient pas à portée des missiles iraniens et ce sont des intérêts de puissance - présence diplomatique, liens militaires avec leurs alliés (Israël, la Turquie, membres du Conseil de coopération du Golfe), gestion des interdépendances énergétiques et économiques) – qu'il leur faut défendre et promouvoir dans cette région névralgique, éminemment stratégique. Dans le cas des Européens, ce sont des intérêts de sécurité qui sont en jeu ; la menace est bien plus existentielle. De surcroît, le processus de prolifération pourrait s'étendre au bassin occidental de la Méditerranée, bousculant les puissances ouest-européennes sur leur flanc sud.

Aussi faut-il méditer la situation géostratégique d'Israël, menacé par les roquettes du Hezbollah au nord, par les roquettes du Hamas au sud (voir les opérations militaires menées contre le Hezbollah à l'été 2006 et contre le Hamas à l'hiver 2008-2009). Il s'agit là d'engins à courte portée mais on ne peut exclure le fait que ces organisations, ou des groupes islamo-terroristes similaires, acquièrent des armes à plus longue portée . D'autre part, Israël a beau être un Etat nucléaire, ces groupes ne sont pas pour autant dissuadés de lancer leurs engins sur son territoire ; la doctrine de dissuasion nucléaire montre ses limites et l'Etat hébreu doit donc mener des stratégies d'action et de coercition pour rétablir sa posture politique et militaire. Parallèlement, Israël s'est aussi engagé dans le programme de Missile Defense et développe des systèmes antimissiles. En étroite coopération avec les Etats-Unis, les Israéliens se sont équipés de missiles Patriot (Patriot Advanced Capabilities 2 et 3) et ils développent un système propre (Arrow) avec un radar associé (Green Pine), déployés sur la base de Palmahim, au sud de Tel-Aviv. En septembre 2008, les Etats-Unis ont installé dans le désert du Néguev un puissant radar antimissiles, d'une portée de plus de 2000 km, afin de renforcer la défense d'Israël contre des tirs de missiles balistiques . A bien des égards, les formes de conflit auxquelles est confronté Israël ont des allures de répétition générale. Il est à craindre que les Etats occidentaux ne soient bientôt aux prises avec des « puissances pauvres » pourvues de capacités balistiques.

Face à ce type de menaces, les Européens doivent anticiper et accroître les options disponibles. Bien entendu, le savoir-faire diplomatique et le pouvoir -influence ont leur importance (art de la persuasion, la diplomatie est un moyen, pas une récompense) mais ils ne peuvent pallier le manque de substance politique et de capacités militaires. Contre certains acteurs, la dissuasion peut ne pas fonctionner et, en ce cas, il faut pouvoir agir militairement. Il s'agit, entre autres capacités, d'être en mesure d'intercepter un missile lancé par un « Etat à problèmes » (les « Rogue States ») ou tout autre acteur anomique (mouvement islamo-terroriste). Il faut aussi pouvoir mener une opération militaire pour détruire des roquettes et des missiles à courte portée, capables de contourner par le bas un bouclier antimissiles. Laissons là ce point pour nous concentrer sur les moyens de défense aérienne élargie qui existent en Europe. Pour contrer les menaces balistiques et aérodynamiques (avions et missiles de croisière) sur un théâtre extérieur, la France et l'Italie développent le système SAMP-T (Sol Air Moyenne Portée Terrestre) avec l'intercepteur Aster-30, combiné au radar d'alerte M3R. Par ailleurs, l'Allemagne et l'Italie coopèrent avec les Etats-Unis sur le programme MEADS (Medium Extended Air Defense System), une version européenne du Patriot (PAC 3) et il existe aussi des programmes et des coopérations dans le domaine des systèmes antimissiles navals (Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Etats-Unis). Il s'agit de systèmes dits du « champ de bataille » (défense de théâtre) qui n'ont pas l'envergure suffisante pour protéger des territoires entiers. Les efforts des nations européennes sont en voie d'intégration dans l'ALTBMD (Active Layered Theater Ballistic Missile Defense), un programme de l'OTAN.


L'OTAN comme instance de coordination des efforts européens


Une fois établi le besoin de systèmes antimissiles pour protéger l'Europe de missiles balistiques de courte, moyenne et longue portée, il faut désormais s'interroger sur l'instance au sein de laquelle les Etats de l'Ancien Monde pourraient mener cet effort militaire en vue de sécuriser leurs territoires, leurs villes et leurs populations. Autrement dit, sur le plan de la défense, à quelle réalité le mot « Europe » renvoie-t-il ? Dans les esprits, ce géonyme désigne le plus souvent l'Union européenne, avec pour prolongement la PESD (l'« Europe de la défense »). Pourtant, l'Europe de la défense n'est pas la défense de l'Europe et la PESD est axée sur la gestion des crises, sur des théâtres extérieurs, dans le cadre des missions de Petersberg. En d'autres termes, l'UE n'est pas un Commonwill diplomatique et militaire, avec des compétences dans le domaine de la défense, mais un Commonwealth paneuropéen, sans clause de défense mutuelle comparable à l'article V du traité de Bruxelles modifié (le traité fondateur de l'Union de l'Europe occidentale) ou à l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord.

Pour toutes les questions de défense de l'Europe, l''OTAN s'impose donc comme instance de coordination et de décision ; c'est dans cette instance que les alliés européens développent leurs projets et apportent leur soutien à la Missile Defense. Le programme dit d'ALTMBD a été précédemment évoqué et il a vocation à fédérer les différents programmes nationaux, bilatéraux ou multilatéraux dans le champ des défenses de théâtre. C'est aussi dans le cadre de l'OTAN qu'a débuté le déploiement opérationnel de l'ACCS (Air Command and Control System), le futur système de commandement de la défense aérienne des Alliés, doté à terme de fonctions antimissiles et interopérable avec le C2BMC (Command, Control, Battle Management and Communications), le système américain . En 2002, l'OTAN a aussi mené une étude de faisabilité d'une défense antimissiles des territoires, partiellement esquissée par l'ATLBMD et renforcée par l'implantation de systèmes américains en Europe centrale. Une étude de juin 2006 a conclu à l'existence d'une menace balistique et à la nécessité de protéger les populations civiles des pays membres de l'OTAN. Le 14 juin 2007, les ministres de la Défense alliés ont accepté le principe du bouclier spatial américain et l'OTAN pourrait financer un dispositif complémentaire pour protéger les pays du Sud-Est de l'Alliance (Grèce, Bulgarie, Roumanie, Turquie), non couverts par la Missile Defense. Ce soutien de l'OTAN à l'initiative américaine a été réaffirmé lors du sommet de Bucarest, en avril 2008.

Pourtant, il faut être conscient du fait que la Missile Défense, en l'état actuel des choses, est octroyée par les Etats-Unis plus que mutualisée au sein de l'OTAN. Pour l'essentiel, cette initiative stratégique est développée dans un cadre bilatéral (Etats-Unis/Pologne ; Etats-Unis/République tchèque), non point multilatéral, et l'OTAN accompagne le mouvement plus qu'elle ne le suscite et l'anime (le système-OTAN ne serait que complémentaire). Le consensus entre les Alliés est plus fragile qu'il n'y paraît et les hésitations de l'Administration Obama pourraient très vite mettre en évidence les divergences internes. Si la nouvelle Administration américaine décidait, sans y renoncer, de « remettre à plat » la Missile Defense, il serait souhaitable que cette question soit pleinement traitée dans l'OTAN. Une approche multilatérale des enjeux permettrait de mieux associer les alliés européens à l'analyse des risques et à la mise en œuvre de ce programme, de prévenir de nouvelles lignes de divisions au sein de l'OTAN (et par contrecoup, au sein de l'UE) et d'élaborer un véritable consensus transatlantique. Pour mener à bien ce programme et protéger l'Europe de futures menaces balistico-nucléaires, passer l'OTAN semble une meilleure option que de privilégier une étroite « coalition de bonnes volontés ».

L'un des problèmes mis en avant dans la mise en œuvre des systèmes antimissiles porte sur le partage de la décision ; la Missile Defense est parfois présentée comme une puissante machine d'intégration politique et militaire. La question de l'autonomie de décision, particulièrement importante du point de vue français, ne doit pas être éludée. On se gardera pourtant d'aborder cette question à travers le prisme des polémiques du passé (articulation de la force de frappe française avec la stratégie nucléaire de l'OTAN) . La décision de frapper un missile ennemi (« hit to kill ») n'est pas aussi lourde de conséquences que celle de recourir à l'arme nucléaire en cas d'échec de la dissuasion et ce type de question se rapproche plus de celles qui ont été solutionnées dans le cadre de l'OTAN pour l'organisation de la défense aérienne dans une espace stratégique unifié (la défense antimissiles pourrait être assimilée à une forme de défense aérienne élargie). La tâche n'est donc pas insurmontable, loin s'en faut, et le recours à l'OTAN aurait aussi pour fonction d'apporter une réponse satisfaisante. Cela dit, le principe selon lequel « qui paie commande » s'impose de fait. Si les Européens entendent être en mesure de peser sur les choix, les programmes et les procédures, ils devront s'engager sur le plan financier. Si par choix ou nécessité ils voulaient se doter d'un système global propre à l'OTAN, sans l'apport des capacités nationales des Etats-Unis, il leur faudrait débourser de 20 à 27 milliards de dollars sur vingt ans. « Point d'argent, point de Suisses » …


Missile Defense et « présence au monde »


La Missile Defense et son extension européenne obéreraient-elles l'Europe de la défense ? Soulignons tout d'abord le fait que la PESD n'est pas une fin en soi mais une contribution additionnelle à la sécurité européenne. Si les menaces balistiques et nucléaires était avérées, maintenir exposées les populations européennes aux coups ennemis - parce qu'un projet de cette envergure dépasse les moyens de l'UE et par opposition à l' « atlantisme » -, serait un non-sens. Dans l'ordre des priorités, la sécurité extérieure des pays européens l'emporte sur une vision constructiviste de l'Europe. Par ailleurs, le développement de systèmes antimissiles dans le cadre de l'OTAN, avec l'apport américain, ne contrarierait pas mécaniquement la volonté affichée par les pays européens de mieux conjuguer leurs appareils militaires via l'UE. En amont et sur le plan industriel, les Européens (ou une partie d'entre eux) pourraient mutualiser leurs efforts de recherche et d'armement au sein de l'Agence européenne de défense (AED), ce qui supposerait un accord entre pays membres et la mobilisation des moyens adéquats, et donc un effort budgétaire .

De surcroît, l'existence de systèmes antimissiles - pour protéger les populations, mais aussi pour protéger les forces engagées sur un théâtre -, sera l'une des conditions à réunir pour que l'UE soit capable de mener des opérations armées sur des théâtres extérieurs. La situation présente requiert en effet une plus forte présence de l'UE dans le monde. Pour prévenir les défis extérieurs ou apporter des réponses aux désordres avant qu'ils ne déclenchent des enchaînements systémiques, l'UE devra être en mesure de s'engager, si nécessaire, dans le moindre recoin de la planète ; non pas seulement par compassion mais pour défendre et promouvoir ses intérêts et ses valeurs ; l'Europe devra être moins centrée sur elle-même et assumer ses responsabilités. Aussi, la possession de systèmes antimissiles sera-t-elle une condition sine qua non, pour protéger les corps expéditionnaires dépêchés sur des théâtres extérieurs, mais aussi pour assurer les populations civiles qu'elles ne seront pas l'objet de représailles de la part d'un quelconque acteur anomique. Un système global de défense antimissiles, fondé sur une articulation entre l'OTAN et les Etats-Unis, permettrait tout à la fois de protéger les pays européens (défense de territoire) et de couvrir des opérations extérieures de l'OTAN ou de l'UE (défense de théâtre).

Pour finir, il faut souligner le fait que la « présence au monde » des Européens n'est pas seulement un défi d'ordre politique et militaire. C'est aussi un défi sur le plan mental, moral et spirituel ; un défi en termes de conception du monde. En ces domaines, la question des antimissiles a un pouvoir révélateur. La paix nucléaire n'a pas mis fin à la « turbulence des contraires » (la dialectique Même-Autre et le heurt des volontés de puissance) et la « construction européenne » n'est décidément pas le préalable à un « brave new world » apaisé et douceâtre. Qui plus est, les Européens sont aux avant-postes des affrontements géostratégiques globaux et les événements au Moyen-Orient ont des allures de répétition générale.

Assurément, la Missile Defense n'est pas la panacée mais dans l'ordre politique, il n'y a pas de solution définitive qui permette de s'abstraire des servitudes qu'impose la coexistence des collectivités pour dépasser la condition humaine. De tels systèmes d'armes sont appelés à faire partie des arsenaux militaires des grandes puissances et l'Europe ne saurait rester à découvert. Gardons en mémoire cette forte pensée d'Edmund Burke : « Peut-être la seule chose dont nous ayons la responsabilité avec certitude est de prendre en charge notre temps. »



Abstract

On February 3, 2009 Tehran reported that the Iranian rocket Safir-2 had put a satellite (Omid/ “Hope”) into orbite. This launch means that Iran might possess long-range missiles able to aim at targets beyond the Middle-East. Western powers are against Tehran's will to equip itself with nuclear weapons and they officially expressed their concern about the Iranian ballistic and space program. As proliferation threats increase, the Missile Defense and the deployment of US-systems in Europe could be called into question. According to some, the Obama Administration is trying to negotiate with Russia in exchange for a strong support in Afghanistan and over the Iranian issue. Is it illusory? In any case, the European Union and NATO's members cannot lose interest in antimissile systems. The Continent cannot remain defenseless and they have to participate in the deployment of a spatial shield in Europe.






Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles).

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