par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mardi 20 janvier 2009

A la fin de l'année dernière, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne célébraient unanimement ou presque l'adoption d'un « paquet énergie climat », un difficile compromis plutôt qu'une audacieuse anticipation du futur. Début 2009, une large partie de l'UE et des pays qui lui sont associés sont gravement affectés par une nouvelle « guerre du gaz » entre la Russie et l'Ukraine. Le futur commence ici et maintenant. Présenté comme un « différend commercial » plus ou moins obscur, ce qui n'est pas entièrement faux, ce conflit met en jeu la sécurité des pays européens ; il illustre leur dépendance à l'égard des exportations énergétiques russes. Par là même, il s'agit d'un conflit géopolitique irréductible à sa dimension commerciale. Le 10 janvier 2009, la présidence tchèque de l'UE a parrainé un accord entre Kiev et Moscou et les livraisons de gaz devraient reprendre. Pourtant, si les pays membres de l'UE ne parvenaient pas à dépasser les nationalismes pétro-gaziers pour mettre en place une communauté énergétique, ce Commonwealth paneuropéen y perdrait en légitimité et ne pourrait devenir une véritable union des peuples et nations d'Europe.


Faute d'un accord sur le prix des livraisons de gaz russe et le montant de la dette à acquitter vis-à-vis de son fournisseur, Vladimir Poutine a spectaculairement ordonné, le 1er janvier 2009, de « couper » l'approvisionnement de l'Ukraine. La décision était retransmise en direct par les caméras de télévision. Inévitablement, elle a eu pour contrecoup des ruptures d'approvisionnement pour les principaux clients de Gazprom, depuis le Centre et le Sud-Est européen (les « Balkans ») jusqu'en Allemagne et en Europe occidentale. Le scénario est éprouvé et cette nouvelle « guerre du gaz » (« conflit » serait plus juste) rappelle les crises énergétiques qui ont précédemment opposé la Russie à l'Ukraine (début 2006) ou encore à la Biélorussie, aux Pays Baltes et à la Pologne, qu'il s'agisse de gaz ou de pétrole. Identifier les responsabilités de chacune des parties dans ces conflits est peut-être difficile mais la répétition de ces crises, selon un rituel éprouvé, nous amène à constater que la Russie n'est un pas un fournisseur fiable, quoi que puissent répéter les uns et les autres. Après avoir voulu réduire ce nouveau conflit à un « différend commercial », l'UE a dû se poser en facilitateur et arbitre en parrainant la signature d'un accord avec la Russie et l'Ukraine, le 10 janvier 2009. Rien n'est fondamentalement réglé - les livraisons n'ont pas encore repris à ce jour (15 janvier 2008) -, mais le mouvement amorcé est le bon. Les observateurs européens sont engagés sur l'interface énergétique russo-ukrainienne et l'UE doit se poser comme puissance arbitrale .


La dépendance énergétique européenne


La répétition des conflits gaziers et pétroliers entre la Russie et divers pays européens (membres de l'UE et associés à l'UE) appelle l'attention sur la dépendance énergétique du continent. Schématiquement, la situation est la suivante : la production des quelques pays européens extracteurs de gaz et de pétrole (la Norvège, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Danemark) est sur le déclin, le marché européen est fragmenté et le taux de dépendance (part des importations dans la consommation énergétique) est de 50 %. Selon les études prospectives réalisées par la Commission européenne et l'AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique), les importations pourraient couvrir 70 % des besoins européens d'ici 2030. Les Européens importent le pétrole qu'ils consomment (80 % en 2006 ; 90 % en 2030), le gaz (60 % en 2006 ; 70 % en 2030) ainsi que le charbon, source d'énergie « écologiquement incorrecte » mais qui demeure importante dans un certain nombre de pays dont la Pologne. Pour l'essentiel, les hydrocarbures utilisés dans l'UE sont importés de Russie et de Norvège (pétrole et gaz), d'Algérie (gaz) et du Moyen-Orient (pétrole), pays auxquels il faut ajouter le golfe de Guinée (Nigéria). A court et moyen terme, le nucléaire et les énergies renouvelables ne seront pas à même de pallier les insuffisances du bilan énergétique européen, les hydrocarbures demeurant indispensables pour nombre de secteurs (transports, industrie et consommation des ménages). Ces trois dernières décennies ont été marquées par une substitution du gaz au pétrole, les deux premiers chocs pétroliers (1973 et 1979) jouant en faveur de l' « or bleu », présenté comme une source d'énergie fiable, écologiquement propre et bon marché .

Les événements et les données structurelles de la situation énergétique européenne nous amènent à revenir sur la Russie, fournisseur d'importance avec lequel les échanges ont été renforcés depuis la dislocation de l'URSS. Le quart du pétrole consommé dans l'UE est importé de Russie, soit une proportion équivalente à celle assurée par la production du Moyen-Orient (la Norvège et le Golfe de Guinée assurent respectivement le cinquième des approvisionnements de l'UE). En tendance toutefois, la part du Moyen-Orient décroît au bénéfice de celle de la Russie. Ce pétrole russe est largement acheminé par oléoducs depuis les gisements du nord-ouest de la Russie, de l'Oural oriental et de Sibérie occidentale (oléoduc Drouzhba) mais les ports de Novorossisk (mer Noire) et plus encore Primorsk (golfe de Finlande) jouent aussi un rôle important. Faute d'investissements suffisants dans l'extraction, la production pétrolière russe marque le pas (9, 8 millions de barils/jour dont 7 sont exportés). On remarquera à ce propos que les réductions de production négociées entre la Russie et l'OPEP correspondent à l'inévitable recul précédemment anticipé par les experts du pétrole . Par ailleurs, la Russie entend demeurer un pays de transit incontournable pour les exportateurs de la région Caspienne, la construction du BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) ayant cependant amorcé le désenclavement de l'Asie centrale. C'est là une des dimensions du conflit russo-géorgien.


Un marché du gaz régionalisé


La part non-négligeable prise par la Russie dans l'approvisionnement en pétrole de l'UE et la volonté manifeste de maintenir le bassin de la Caspienne dans son « étranger proche » sont compensées par la logique mondiale du marché pétrolier. Les volumes les plus importants sont acheminés par voie maritime, sur de longues distances, un pays importateur pouvant de ce fait se tourner vers un autre pays exportateur en cas de défaillance, volontaire ou subie, de l'un de ses fournisseurs usuels. Il n'en va pas de même avec le gaz pour lequel l'essentiel des quantités échangées transite par gazoducs dans le cadre de contrats à long terme entre compagnies selon le « système de Groningue » . Si l'on considère les approvisionnements en gaz de l'UE et de ses associés, 93% des quantités importées le sont par gazoducs, les méthaniers assurant à peine 7% du total. D'ores et déjà, les volumes livrés par la Russie à l'UE représentent les deux-cinquièmes de ses importations et le quart de sa consommation (l'Algérie et la Norvège représentent respectivement 30% et 25 % des importations de l'UE). Elle dispose des premières réserves mondiales (environ 30%), fait qui ne peut-être éludé alors que la demande européenne en gaz est croissante.

Pour l'UE et les pays qui lui sont associés (Sud-Est européen et Turquie), la consommation de gaz pourrait presque tripler d'ici 2030 (500-600 milliards de m3). Quelque 80% du gaz russe transitent par les gazoducs ukrainiens (Brotherhood) et les 20 % restants par les gazoducs biélorusses (Iamal). Le « jeu » russe consiste à développer des liaisons directes avec les principales zones d'importation, en contournant ces pays de transit avec lesquels il est nécessaire de négocier et transiger. Aussi deux gazoducs sous marins sont-ils prévus en mer Baltique et en mer Noire : le North Stream et le South Stream. Nonobstant les arguties techniques, juridiques et financières, ces projets sont animés par des logiques géopolitiques. Outre l'indéniable volonté de s'enrichir, les dirigeants russes entendent renforcer leur puissance en Europe et, pour ce faire, ils travaillent à la constitution d'un monopole gazier à l'échelle de l'Ancien Monde ; rappelons que les marchés sont fortement régionalisés (Europe/Amérique du Nord/Asie). Sur le plan planétaire, Moscou a aussi pour ambition de fonder une « OPEP du gaz » avec pour base une « troïka » Russie-Iran-Qatar .


L'Ostpolitik, matrice de la domination gazière russe


Le poids croissant du gaz dans le « mix » énergétique européen, et par voie de conséquence la dépendance vis-à-vis des exportations russes, sont le plus souvent expliqués par les seuls facteurs techniques et économiques : découverte de nouveaux gisements en Russie-Soviétie (Tioumen/Est de l'Oural et Ourengoï/Sibérie occidentale, en 1966) ; chocs pétroliers ; nouvelles applications (centrales électriques). Ce jeu de facteurs doit être replacé dans son contexte historique : « grand bond en avant » version Khrouchtchev et conduite par la RFA d'une Ostpolitik, sous l'égide du social-démocrate Willy Brandt. Au milieu des années 1950, la production soviétique de charbon atteint son maximum historique et l'URSS est en quête de nouvelles sources d'énergie. Alors que l'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest ont déjà développé d'importants réseaux de distribution, elle est à la traîne. Le plan quinquennal 1956-1960 prévoit la mise en valeur des ressources soviétiques, la construction des infrastructures d'acheminement et lancement d'une importante industrie du gaz. Dans le plan suivant, le gaz sera posé en priorité. L'idée est de rattraper et dépasser les Etats-Unis, en ce domaine comme en d'autres . En 1968, un premier gazoduc relie les gisements ukrainiens à la Tchécoslovaquie, avec des extensions vers la Pologne et l'Autriche. Le gaz soviétique arrive ainsi aux portes de l'Europe occidentale.

Pour des raisons qui relèvent de l'immédiat après-guerre et de l'occupation par l'URSS d'une partie du pays, l'Autriche fait fonction de pont énergétique entre l'Est et l'Ouest . La RFA est à portée et la vente à l'URSS des produits de haute technologie de l'industrie ouest-allemande conditionne la construction des gazoducs soviétiques. Andreï Gromyko suggère l'idée d'une connexion énergétique URSS-RFA mais suite à un avis négatif du CoCom , le chancelier Konrad Adenauer repousse un premier projet (1963). La détente et l'arrivée au pouvoir du social-démocrate Willy Brandt (1969) ouvrent de nouvelles opportunités. Sur fond d'Ostpolitik, un grand contrat germano-soviétique est signé en 1970 : l'accord « gaz contre tuyaux » (3 milliards de m3 de gaz contre 1,2 millions de tonnes de tuyaux). Dans les années qui suivent, d'autres pays d'Europe occidentale (la France, l'Italie) se branchent à leur tour sur ce réseau - la crise du pétrole accélère la substitution du gaz au pétrole-, et explorent de futurs marchés à l'Est du « rideau de fer ». Présenté comme le vecteur d'une paix future, ce premier gazoduc Est-Ouest ne dissuade pas l'URSS de s'engager dans une nouvelle poussée expansionniste (Angola et Mozambique, 1975) de déployer des missiles SS-20 en Europe (1977) et d'envahir l'Afghanistan (1979). Le monde bascule dans une nouvelle phase de tensions et Brejnev d'évoquer une « guerre fraîche ». Le soviétisme n'est pas soluble dans le business énergétique.


Guerre froide, gazoducs et contentieux transatlantiques


Dans ce contexte de tensions Est-Ouest, le second choc pétrolier incite au renforcement des liens énergétiques de part et d'autre du « rideau de fer ». Le gisement d'Orengoï est enfin mis en exploitation ce qui accroît la capacité d'exportation du gaz vers l'Europe occidentale. En contrepartie, la RFA et nombre de pays d'Europe occidentale sont prêts à livrer les technologies et les matériaux nécessaires à la construction d'un gazoduc entre la Sibérie et l'Europe. Dans l'intervalle, l'état d'urgence en Pologne a été décrété mais la plupart des dirigeants ouest-européens se révèlent conciliants sur ce point (comme sur d'autres). A l'intérieur de l'Alliance atlantique, le projet de gazoduc est une pomme de discorde. L'administration Reagan craint que les transferts de technologies et de devises vers l'URSS ne renforcent le potentiel militaire soviétique, les livraisons de gaz fournissant de surcroît à Moscou un moyen de pression sur l'Europe occidentale. Un embargo sur les technologies américaines est décidé. Au terme de difficiles négociations avec les alliés européens et moyennant une plus grande vigilance quant à la question des technologies duales, l'embargo américain est levé. Dans l'intervalle, les Etats-Unis ont recommandé à la RFA de veiller à ce que les importations de gaz soviétique ne représentent pas plus de 16 % du total. Elles en représentent d'ores et déjà 20 % (près de 40 % aujourd'hui).

La politique de force de Reagan et les contradictions internes du système soviétique ont produit leurs effets avant que les devises ouest-européennes n'assurent à l'URSS un délai de grâce. Le chantier du gazoduc Sibérie-Europe a pris du retard et le contre-choc pétrolier du milieu des années 1980 appauvrit plus encore l'URSS dont la balance commerciale repose principalement sur les exportations de produits de base. L'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, le 11 mars 1985, relève plus du symptôme que de la thérapeutique et les événements s'accélèrent, la « nouvelle politique » soviétique privant même l'URSS de l'opposition idéologique qui fondait son existence (soulignons que la dénomination officielle de la « Russie-Soviétie » ne se référait à aucune réalité géographique ou identitaire). L'URSS se disloque avant que les exportations de gaz vers l'Ouest ne coulent à flots et, dans les années 1990, de fortes interdépendances asymétriques se développent. Paradoxalement, c'est aujourd'hui que les avertissements dispensés par Ronald Reagan à ses alliés européens quant aux risques induits prennent tout leur sens. L'héritage soviétique et les contraintes inhérentes au CAEM (ou Comecon) expliquent le fait que les pays d'Europe centrale et orientale dépendent du gaz russe pour plus des trois-quarts, voire en quasi totalité pour certains d'entre eux, de leurs besoins. Dans le cas de l'Allemagne, cette dépendance - moindre mais pourtant contraignante -, est le contrecoup de choix posés voici trois décennies, sur fond d'Ostpolitik et de théories de la convergence des systèmes.


Un conflit politique


La volonté manifeste de la Russie de constituer avec Gazprom un monopole gazier aux dépens de ses clients, qui va de pair sur le plan mondial avec l'idée d'une « OPEP du gaz », ne relève pas de la seule rationalité économique et financière. Acquérir un pouvoir de marché permettrait certes de maximiser la rente énergétique (ou de la consolider en période de difficultés économiques) mais aussi et surtout d'accroître la puissance de la Russie en Europe, c'est à dire la capacité d'imposer sa volonté aux pays consommateurs. Ainsi ce nouveau conflit russo-ukrainien ne doit-il pas être artificiellement réduit à sa dimension économico-financière, pour ne pas dire mafieuse. Il y a bien de part et d'autre des proches des cercles de pouvoir qui s'affrontent et s'enrichissent en accaparant une partie des ressources générées par les exportations gazières ; l'existence de la société RosUkrEnergo (RUE), détenue à 50/50 par des hommes d'affaires russes et ukrainiens, est un fait avéré aujourd'hui tombé dans le domaine public . De fait, les coulisses du business énergétique ne sont guère reluisantes mais on ne saurait se contenter de lever les bras au ciel (« Tous les mêmes ! ») pour ensuite retourner se chauffer auprès de l'âtre. Le conflit gazier russo-ukrainien est aussi et surtout un conflit géopolitique qui doit être appréhendé selon différents ordres de grandeur.

La cohésion et la souveraineté de l'Ukraine sont les enjeux principaux de ce conflit avec la Russie ; la mise en scène des coupures de gaz ordonnées par Vladimir Poutine, en 2009 comme en 2006, montre qu'il ne s'agit pas de régler en catimini de sordides affaires d'argent mais d'afficher son pouvoir de nuisance. Il serait en effet artificiel et arbitraire de déconnecter la question énergétique des autres contentieux russo-ukrainiens : question des frontières et revendications russes sur la péninsule de Crimée ; sort de la flotte russe de Sébastopol au terme du traité d'amitiés signé en 1997 ; volonté du gouvernement ukrainien d'incorporer l'UE et l'OTAN. Les menaces ouvertement proférées à Moscou à l'encontre de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de ce pays doivent aussi être prises en compte. Les dirigeants russes exploitent cette crise pour tenter de disqualifier l'Ukraine, présentée comme n'étant pas fiable, rallier le plus grand nombre de pays consommateurs aux projets de contournement des pays de transit (North Stream et South Stream), voire prendre le contrôle des tubes ukrainiens (c'est le cas en Biélorussie et en Arménie). L'objectif est de fragiliser plus encore l'Ukraine, économiquement et politiquement (les élections législatives et la présidentielle se profilent) et de limiter les appuis diplomatiques extérieurs. Coincée dans une « zone grise », l'Ukraine ne tarderait pas à basculer vers la Russie. L'« étranger proche » en serait consolidé et par là même les ambitions de Moscou en Europe.

Peut-on envisager des opérations militaires russes contre les frontières ukrainiennes, dès lors que ce pays serait privé des garanties de sécurité de facto que lui confère le passage du gaz russe à destination des marchés européens ? Interrogé sur ce point, Michel Guénec, spécialiste des questions de défense et de sécurité dans les territoires post-soviétiques, est circonspect : « L'Ukraine est un Etat beaucoup plus important que la Géorgie et les dirigeants russes devraient compter avec une armée de 500 000 hommes. Jusqu'à ces dernières années, la Russie n'avait pas non plus la capacité économique et financière d'absorber l'Ukraine ou la Biélorussie. L'afflux de devises a pu susciter des ambitions mais avec les graves difficultés économiques rencontrées aujourd'hui, la Russie n'en a pas plus la capacité. Par ailleurs, on observe un relâchement des interdépendances technologiques et militaro-industrielles entre l'Ukraine et la Russie. Enfin, aucune force politique d'importance en Ukraine ne demande le rattachement à la Russie ». On rappellera cependant les menaces de nombreux officiels russes ; Vladimir Poutine en personne a expliqué à ses interlocuteurs occidentaux que l'Ukraine n'avait pas de légitimité en tant qu'Etat. Tant par méthode que par prudence, il nous faut donc garder à l'esprit que l'« Ernstfall », la situation d'exception , vient fréquemment bousculer les normes, le cours des choses et les configurations politiques. Bref, le pire est toujours possible et il nous faut penser l'impensable.

Les ambitions affichées de la Russie, avec pour outil privilégié les exportations énergétiques, ne se limitent pas à imposer et se faire reconnaître une sphère d'influence sur ses confins occidentaux (Ukraine, Biélorussie, Moldavie) et dans l'espace de la CEI (Communauté des Etats indépendants). Les projets de contournement de l'isthme Baltique-mer Noire pour l'acheminement du gaz ont pour objectif de diviser les pays membres de l'UE, en renforçant les relations bilatérales avec les grands pays d'Europe occidentale (France, Allemagne, Italie), de prévenir la mise en œuvre d'une politique commune de l'énergie et d'empêcher le libre accès des consommateurs au bassin de la Caspienne. La diplomatie des tubes (South Stream contre Nabucco), la domination du Caucase et les efforts déployés pour préempter les ressources des pays producteurs d'Asie centrale (Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan) vont dans le même sens. Enfin, il est à craindre que la Russie n'ait pas renoncé à retrouver ses positions dans les pays de l'ex-Pacte de Varsovie et dans la péninsule balkanique, aujourd'hui inclus dans l'ensemble euro-atlantique, en pratiquant une politique mêlant intimidations et offres de coopération énergétique (nombre de ces pays sont dépendants du gaz russe pour plus des trois-quarts de leur approvisionnement). Un éventuel recentrage des Etats-Unis sur l' « hémisphère occidental », en raison des difficultés économiques et de mouvements d'opinion hostiles à la « République impériale », et le relâchement corrélé des liens transatlantiques pourraient ouvrir à la Russie des marges de manœuvre accrues.


Pour une communauté énergétique européenne


Lors de précédents épisodes du conflit énergétique entre la Russie et l'UE, les dirigeants polonais en avaient appelé à la mise sur pied d'une « OTAN de l'énergie » et à l'organisation de solidarités énergétiques transatlantiques. Comme à l'accoutumée, l'hypothèse a été décriée en France et l'on s'est volontiers gaussé d'une OTAN transformée en « couteau suisse » se prêtant à tous les usages. Il faut y regarder de plus près. Au sein de l'Organisation atlantique comme de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, différents travaux ont porté sur la sécurité énergétique, question vitale pour le bon fonctionnement des économies et des sociétés ouvertes dont le sort est lié par l'article 5 du traité de Washington (traité de l'Atlantique Nord). La fourniture de conseils et d'assistance en matière de sécurité des infrastructures, pour les pays membres qui en feraient la demande, ainsi que la création d'un mécanisme de surveillance, d'évaluation des situations et de consultation, ont été étudiés. Rien de scandaleux. Des opérations de surveillance des zones de passage obligé (détroits d'Ormuz et de Malacca, notamment) et la préparation d'opérations d'interdiction, en cas de blocage des flux, sont aussi envisagées. Avec l'accord de ses pays membres, l'OTAN est déjà engagée dans des opérations navales de lutte contre le terrorisme et la piraterie ; pourquoi faudrait-il exclure par principe leur extension à la surveillance des flux énergétiques qui transitent par voie maritime ? Il faut toutefois souligner que ce type d'opérations concernerait non pas tant le gaz que le pétrole. Les problématiques, on l'a vu, ne sont pas les mêmes .

Les flux de gaz s'inscrivent primordialement dans une logique régionale, continentale et méditerranéenne, et c'est dans l'UE qu'une politique commune de l'énergie, fondée sur la solidarité entre pays membres, doit être organisée. Irréductible au « paquet énergie-climat », cette politique n'est pas à inventer, la Commission européenne en a défini les lignes de force, mais elle est à matérialiser sur le terrain, à partir d'un consensus entre les pays de l'UE. Les principes directeurs en sont les suivants : diversification et sécurisation des approvisionnements, les énergies renouvelables et une plus grande efficacité énergétique ne pouvant suffire à assurer l'autonomie de l'UE. La sécurité énergétique européenne repose d'abord sur la diversité des approvisionnements et la part de fournisseurs autres que la Russie devra être accrue. La Norvège et l'Algérie offrent des possibilités limitées et il faudra aller plus loin . On en revient au corridor énergétique sud-caucasien, voie d'accès à la Caspienne, et au projet d'un nouveau gazoduc reliant l'Asie centrale à l'Europe (le Nabucco). La question de l'alimentation de ce gazoduc ne pourra par ailleurs être réglée sans un fort engagement européen en mer Noire et dans le Caucase du Sud, via l'UE et l'OTAN.

Les ressources énergétiques de la Caspienne ne constituent pas la seule réponse aux défis qui sont jetés à l'Europe d'autant plus que l'importance croissante du corridor sud-caucasien aura pour contrepartie une plus grande dépendance vis-à-vis de la Turquie, pont énergétique entre les zones de production centre-asiatiques et les marchés occidentaux. L'UE et ses pays membres devront soutenir par ailleurs les technologies innovantes du gaz naturel liquéfié (GNL), condition d'émergence d'un marché mondial qui permettra l'accès à des sources d'approvisionnement géographiquement plus éloignées. Il faudra aussi une meilleure interconnexion des marchés nationaux, de manière à ce que l'UE et sa périphérie sud-est forment un espace énergétique intégré et concurrentiel. Enfin, la question d'une clause de solidarité énergétique, à tout le moins de mécanismes d'entraide, est à nouveau posée. Aucun acteur extérieur à la zone ne doit être en mesure d'exercer des pressions énergétiques sur l'un des membres de l'UE pendant que les autres pays continueraient à se diviser ou seraient réduits à l'impuissance. L'expérience de ces dernières années doit être mise à profit pour anticiper les prochains conflits énergétiques. « Un homme averti en vaut deux ».

En définitive, l'avenir de l'UE repose en partie sur le développement d'un système énergétique intégré d'envergure continentale. En l'état actuel des choses, l'UE n'est pas une véritable union et, sur le plan militaire, elle n'est pas pourvue d'une clause d'assistance mutuelle. Tout au plus constitue-t-elle un Commonwealth, une structure de coopération au sein de laquelle les liens entre Etats et l'esprit européen doivent encore être renforcés. La politique énergétique commune peut être le vecteur d'une union digne de ce nom, mais si les Etats membres de l'UE ne parvenaient pas à progresser dans le domaine de la « soft security », il serait a fortiori difficile d'envisager une future défense en commun des frontières européennes. Une certitude : ce n'est pas en prétendant instaurer des relations préférentielles avec une puissance extérieure à l'ensemble euro-atlantique, aux dépens de pays alliés et partenaires, que l'union des peuples et des nations d'Europe ira de l'avant.


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).

Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur l'Europe de la défense du CEREM (Centre d'Etudes et de Recherches de l'Ecole Militaire) et de l'IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe).

Organisations en lien avec Fenêtre sur l'Europe :