par Bruno Vever, le 31 janvier 2022

 Etrennant une présidence française semestrielle du Conseil de l’Union européenne, quelque peu surcotée au vu de l’anonymat de la précédente comme de la suivante et de l’occultation infligée à la présidence permanente du Conseil européen, le déploiement au jour de l’An du drapeau bleu étoilé sous l’Arc de triomphe aura déclenché une violente polémique, embrasée par l’approche de l’élection élyséenne.

Les candidats aux extrêmes se sont ainsi rejoints pour dénoncer une substitution du drapeau national, la candidate LR en sanctionnant l’exclusivité. Le lendemain aura vu une prompte disparition de l’objet de l’outrage. Le vaste suaire « artistique » ayant auparavant empaqueté donc enseveli notre gloire nationale et son poilu inconnu n’avait par contre choqué personne, enthousiasmé certains et duré bien davantage !

L’Europe a unifié ses monnaies mais raté son appropriation

Vingt ans après le remplacement du franc par l’euro, dont c’était aussi l’anniversaire, ce feu de paille improvisé contre l’Europe, où on chercherait en vain des contradicteurs militants et assumés, en dit long sur la persistance dans notre pays de braises non éteintes. Ces vingt années équivalaient pourtant au passage à l’âge adulte. Elles auraient mérité plus de maturation. Mais ce jubilé, loin d’apaiser les esprits, a vu les uns ranimer la poudre, et les autres lui préférer celle d’escampette…

Les pro-européens devenus invisibles auraient pourtant pu souligner sans timidité déplacée que les acquis essentiels de la construction européenne, dont si peu croyaient jadis à leur réalisation, ne sont plus aujourd’hui remis en cause par quiconque. Car même aux extrêmes personne ne revendique plus une sortie de l’euro, rendue impossible si besoin en était par l’endettement solidaire jusqu’en 2058 convenu face à la crise du covid. De même, les multiples tracasseries et déconvenues post brexit des Britanniques, imbroglio irlandais inclus, auront achevé de convaincre tous les autres des mérites sans alternative du marché unique. Quant au démantèlement du rideau de fer suivi de l’élargissement de l’Union européenne, qui oserait aujourd’hui regretter la victoire de celle-ci sur un demi-siècle de division du continent imposé par l’impitoyable oppression  des chars soviétiques ?

Certes les eurosceptiques, qu’on retrouve dans tous les camps y compris, plus ou moins avérés, dans les cercles du pouvoir, n’ont pas désarmé pour autant, et ce pour une double raison : l’anonymat et l’inachèvement d’une Europe sur laquelle nos propres Etats n’ont jamais su vraiment quelle conduite et quel langage tenir, ne cessant de souffler le chaud et le froid, d’ajouter la confusion aux contradictions, et bien sûr de prétendre faire l’omelette en gardant tous les œufs…

L’Europe a engagé sa mutation mais renié son identification

Les eurosceptiques n’ont d’abord guère eu de mal à s’appuyer sur les passions récurrentes d’un nationalisme sacralisé que l’Europe n’a jamais su adapter ni surtout sublimer à son échelle : tous nos dirigeants ou presque n’ont pas ménagé leurs efforts pour que l’Europe ne puisse jamais s’en prévaloir elle-même et susciter à son tour, par-delà l’austérité convenue d’un projet de paix et de raison accompagné de visées et d’intérêts plus directement matériels, ces élans du cœur dont chacun connait le rôle décisif dans les positionnements politiques.

La renonciation jusqu’ici à toute figure historique ou tout monument identifiable sur nos billets en euros, l’absence de toute équipe sportive européenne, l’inexistence de tout ordre honorifique européen, l’anonymat des acteurs institutionnels européens dont la plupart des travaux politiques, supposés intrinsèquement plus arides que tous les autres réunis, ne suscitent aucun suivi médiatique contrairement aux jeux de rôle nationaux, et jusqu’à l’exclusion révélatrice de toute carte européenne sur nos bulletins météo télévisés : autant de signes petits ou grands qui ne trompent pas !

La chose paraît dès lors entendue pour nos opinions publiques encadrées dans leurs propres pré-carrés et leurs propres calendriers d’anniversaires, de défilés et de commémorations nationales. L’Europe n’est aujourd’hui qu’une organisation sans doute utile mais essentiellement anonyme, toujours conflictuelle, structurellement technocratique et principalement au service d’Etats nationaux dont les acteurs sont seuls connus du public et seuls dépositaires d’une histoire et d’icônes patriotiques où les citoyens sont tenus de se référer et de se reconnaître exclusivement. Telle est la place de l’Europe actuelle, reléguée aux étages de service. Elle est priée d’y rester !

L’Europe a développé ses libertés mais démantelé ses protections

L’autre raison à la désaffection européenne ne prêtera pas davantage à contestation, même si les solutions pour y remédier continuent plus que jamais à diviser. L’impartialité amènera ainsi à s’accorder au moins sur ce constat : les aspects positifs de la construction européenne en termes de pacification des conflits, de libertés économiques et d’encadrement collectif ont été payés d’un profond déséquilibre de traitement (cf. libertés, transparence, équité, fiscalité) entre ce qui est mobile et ce qui ne l’est pas, tandis que les protections nationales existant auparavant ont été substantiellement démantelées sans que l’Europe ait été capable d’y substituer la protection collective que chacun serait en droit d’attendre d’elle.

Chacun s’accordera en effet, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique, sur la multiplicité, l’incohérence, l’injustice et la gravité des travers de l’Europe actuelle. La liste en est impressionnante, ce qui explique qu’elle soit devenue emblématique et insupportable pour autant de citoyens : immigration illégale incontrôlée, extension des trafics transfrontaliers, aggravation de l’insécurité, délocalisation des emplois, désindustrialisation accélérée, dépendance technologique, jungle fiscale, moins disant social, dont le ressenti est aggravé par un appui sans compter à des capitaux anonymes, le tout enrobé d’une opacité des décisions ou obstructions entre Etats et d’une communication hypocrite ou hermétique censée les justifier ou les masquer.

On a prêté à Churchill ce constat que la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. Les très grands acquis de l’Europe lui permettront d’en mériter elle aussi l’indulgence comparative. Mais comment ignorer pour autant toutes ces exaspérations ? Et par-delà les clivages, comment nier que chacun, dans la défense comme dans la critique, a sa part de vérité ? Woody Allen n’avait-il pas tout résumé en renvoyant la balle : « la réponse est oui mais quelle est la question ? ».

Chacun devrait donc au moins s’accorder sur l’urgence à ne pas en rester là sauf à diviser davantage encore les Européens et leur infliger, face aux défis croissants de la mondialisation, un déclassement et un préjudice irréversibles. A partir de là le débat contradictoire sur les solutions à apporter reprend légitimement tous ses droits, ce qui ne signifie pas, face aux réalités têtues, que toutes les options sont possibles.

L’Europe peut caler dans son intégration mais non plus retourner en arrière

Les eurosceptiques plaideront ainsi pour une reconquête par les Etats des droits et des pouvoirs dont l’expérience a démontré qu’ils étaient trop mal assumés par l’Europe actuelle. Ils pointeront en priorité la sauvegarde et la protection aux frontières face à l’immigration illégale, à l’insécurité croissante et aux concurrences déloyales. Ils revendiqueront aussi le maximum de souveraineté pour ces Etats concernant la politique étrangère, la défense et la sécurité nationale, sans oublier un retour à la liberté des choix budgétaires, industriels, énergétiques et technologiques.

Mais ces eurosceptiques se condamnent, avec de telle illusions, à l’impossibilité de concilier pareilles reconquêtes nationales avec les acquis du marché unique comme de l’union économique et monétaire qu’ils assuraient pourtant ne plus remettre en question ! L’expérience mitterrandienne d’une « reconquête du marché intérieur » en 1981 avait duré moins de deux ans, en deçà des trois assignés par Beigbeder à l’amour affranchi de toute autre contingence. Notre président de la rupture ne put ignorer plus longtemps les réalités et se vit contraint d’en revenir au bon choix pour la France qui avait paradoxalement été le slogan de son concurrent malheureux…

Car aujourd’hui plus encore qu’hier, ce choix politique apparent entre l’Europe et ses Etats reste un choix illusoire : sans Europe constituée, organisée et présente dans le monde, comment nos pays européens devenus comparativement si petits, tels Alice au pays des merveilles (lesquelles tendent plutôt à devenir nos cauchemars) pourraient-ils tenir leur rang et assurer l’avenir de leurs peuples face aux nouveaux géants mondiaux débordant de moyens, de vigueur et d’ambition ?

Longtemps les Etats-Unis d’Amérique, par-delà les tensions bipolaires de la guerre froide, ont monopolisé ce rôle. Demeurés hyperpuissance militaire, détenant la moitié de l’arsenal mondial, seuls garants de notre sécurité européenne, ils s’entendent à nous le faire payer sur le plan tant politique que financier, commercial et technologique. Mais ils ne sont plus les seuls au monde à truster les premiers rangs.

L’empire chinois, devenu à marche forcée hyperpuissance industrielle, était encore dépassé en terme de PIB par la France lors de son entrée dans l’OMC en 2001 ! Il surclasse aujourd’hui le PIB de l’Union européenne comme celui des Etats-Unis, s’impose au centre de l’équilibre commercial et financier de la planète, étend ses « routes de la soie » pour assurer ses approvisionnements comme ses débouchés, prend résolument la suite de notre progressive éviction d’Afrique, et accentue par tous les moyens y compris militaires la démonstration de sa nouvelle puissance sur ses voisins du Pacifique, testant sans relâche la fermeté de la dissuasion américaine.

L’ours russe rumine quant à lui son éviction du continent européen, revient en force sur la scène d’un Moyen-Orient déserté par les Européens, profitant des lassitudes américaines, et, se prétendant trop à l’étroit dans ce qui reste de sa gigantesque caverne, s’avère de plus en plus mal léché et agressif avec son voisinage occidental.

L’Inde, championne du monde démographique, le Brésil, le Nigéria et bien d’autres pays jeunes, au vaste potentiel et en expansion rapide, n’ont quant à eux plus qu’une ambition, fut-elle à notre détriment : être pleinement reconnus et jouer leur propre rôle dans la « cour des grands ». Peut-on le leur reprocher ?

Face à ces changements d’échelle accélérés et surajoutés d’un bout à l’autre de la planète, l’impasse, au demeurant pathétique, est bien chez les eurosceptiques ! « Small is beautiful » va sans doute mieux aux « smart up » qu’aux vieilles nations que nos thuriféraires continuent d’imaginer dans la lorgnette d’un Jacques Cartier, d’un Louis XIV ou d’un Napoléon, dont les cartographies vierges, les châteaux légendaires et les arcs de triomphe dominateurs reflètent mieux aujourd’hui les adieux d’un soleil couchant que les promesses d’un soleil levant !

L’Europe laissée dans son état actuel sera étrillée par la mondialisation

Face à pareils décalages, les partisans de l’Europe seraient bien inspirés de dénoncer non seulement les discours passéistes et les gesticulations agressives d’eurosceptiques impénitents, mais bien plus encore la pusillanimité et l’immobilisme des dirigeants actuels, notamment des vingt-sept du Conseil européen.

Initié à l’origine par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, le Conseil européen s’avéra dynamique dans sa première période : élection du Parlement européen au suffrage universel, mise en place du système monétaire européen, coup d’envoi du grand marché sans frontières et de l’initiative Schengen. Sa création fut d’ailleurs perçue par Jean Monnet comme l’amorce politique tant espérée de la réalisation effective d’Etats-Unis d’Europe, revendiquée depuis vingt ans par son Comité d’action, au point qu’il s’empressa de dissoudre celui-ci devenu à ses yeux superflu ! La suite hélas n’allait guère conforter son enthousiasme, ni justifier sa décision…

Les décennies ayant suivi ces premiers élans du Conseil européen, bien que plus décevantes, ne furent pas totalement contreproductives. Des succès ponctuels méritent d’être inscrits à son actif : le sauvetage grec, la sortie de crise des subprimes, et jusqu’à l’historique décision d’endettement solidaire en euros de 2020, certes suite à une pression franco-allemande inattendue et au prix du marchandage intensif d’un marathon record au sommet, digne de l’élection d’un pape mal élu.

Mais par-delà ces louables exceptions, elles-mêmes toujours aux limites des points de rupture, force est de constater que le Conseil européen apparut de plus en plus réagir tardivement aux crises s’imposant à lui, plutôt que les prévenir ou se montrer à leur hauteur en assumant pleinement la suprématie des intérêts européens sur les points de vue de chacun. Avec son élargissement de six à vingt-sept lié à une recherche systématique de compromis d’unanimité, contrairement aux règles dominantes des autres institutions, le Conseil européen en vint à abuser du plus petit commun dénominateur voire du point mort, assorti de communiqués aussi alambiqués qu’illisibles. Cette nuisance fut aggravée par une remontée inconsidérée à son niveau de questions de tous ordres, y compris techniques, déresponsabilisant les instances compétentes. Transformé en cour d’appel à tout faire ou ne plus rien faire, dissuadant de facto la Commission de toute initiative qui pourrait lui déplaire, le Conseil européen finit davantage par obstruer qu’à fluidifier le cours normal des décisions jusqu’ici soumises aux pressions et disciplines majoritaires.

Il lui arriva même de trahir ouvertement l’esprit et la lettre des traités : ainsi, pour dissuader les électeurs britanniques de voter le brexit, le Conseil européen n’hésita pas à promettre de renoncer à l’Union de plus en plus étroite, à la non-discrimination des allocations sociales entre citoyens européens, au statut privilégié de l’euro sur les autres monnaies comme au principe intangible de non remise en cause d’une décision communautaire par des députés nationaux. Seul le brexit nous épargna pareille sortie de route sur laquelle aucun citoyen européen n’avait été consulté !

Après avoir imposé leur prééminence effective sur l’ensemble des institutions, nos nouveaux féodaux se sont en fin de compte moins souvent accordés à appuyer l’intégration qu’à préserver autant et aussi longtemps que possible un inachèvement européen sauvegardant, mais pour combien de temps et à quel prix, ce qui leur reste des pouvoirs du mandat national pour lequel ils ont été effectivement désignés, avant toute autre considération, dans leur propre pays par leurs propres électeurs, lors d’élections nationales successives devenant permanentes à l’échelle européenne.

L’Europe confinée aux réformes d’appoint sera exclue de la cour des grands

Au stade actuel l’Europe ressemble à ces chauves-souris qui appartiennent à la gente ailée tout en relevant surtout de l’espèce des rongeurs. L’Union européenne a bien cette double nature, avec toutes les incohérences d’un refus persistant de choisir.

Sans se l’avouer, l’Europe est déjà une vraie fédération dans quatre domaines où ses décisions échappent à l’autonomie des Etats, et même à celle du Conseil européen. C’est une fédération commerciale dans la mesure où ses mandats décidés à la majorité assurent la défense exclusive des intérêts de tous ses Etats dans les négociations internationales, tant à l’OMC que sur un plan bilatéral. Elle a aussi des caractéristiques fédérales à travers les pouvoirs exclusifs de contrôle de la concurrence par la Commission sous seul contrôle de la Cour de justice européenne. C’est bien sûr depuis plus de vingt ans une fédération monétaire avec l’euro géré par une Banque centrale indépendante des Etats membres. Enfin, la prépondérance et les initiatives de celle-ci en font le point focal de la finance européenne, même si les taux d’intérêt de ses Etats connaissent des cotes diversifiées bien que resserrées.

Dans d’autres domaines pourtant connexes aux précédents, l’Europe dépend largement du bon vouloir de tous les Etats membres, avec des arbitrages fréquents du Conseil européen. On citera son budget, plafonné depuis des lustres à 1% du PIB, quand ceux des Etats dépassent les 45%, et financé pour l’essentiel par des contributions nationales, avec des ressources propres très minoritaires. Sur le plan douanier, la libre circulation interne sans frontières s’est accompagnée d’une unification des règles et tarifs aux frontières extérieures, mais leur gestion relève exclusivement des douanes nationales, malgré la modeste adjonction de Frontex. L’union économique quant à elle est restée très en deçà de l’union monétaire malgré l’appellation trompeuse d’UEM. Confinée à une surveillance mutuelle assez complaisante, avec une interprétation très assouplie des critères de Maastricht, elle n’a guère cherché à rapprocher davantage les gouvernances économiques et budgétaires des Etats, ni à unifier le droit des sociétés, et encore moins à s’attaquer à l’extrême diversité des régimes tant sociaux que fiscaux. La prépondérance du droit européen reste d’ailleurs, malgré une réputation très usurpée, circonscrite à des domaines ponctuels surtout liés à la libre circulation, à la non-discrimination et aux conditions de concurrence, malgré la récente évolution menant à y inclure des valeurs communes, au risque non négligeable de contrevenir au principe également intangible du respect des diversités et des particularités culturelles nationales, tandis que les droits européens effectifs des citoyens, face aux labyrinthes administratifs des Etats, restent encore chichement mesurés.

Enfin dans bien d’autres domaines, pourtant difficilement dissociables de l’affichage d’une Union européenne, l’Europe reste totalement soumise à la primauté des pratiques intergouvernementales et des exigences d’unanimité. On citera en tête de liste la soi-disant (ou moins-disant ?) « politique étrangère et de sécurité commune », réduite par le jeu des travers diplomatiques au plus petit commun dénominateur, avec un « haut représentant » européen investi de l’ingrate mission de tenter d’en valoriser les positions alambiquées et souvent inaudibles à extérieur. La représentation de l’Europe auprès des pays tiers et des organisations internationales reste toujours divisée entre les ambassades, consulats et représentations des vingt-sept Etats membres, auxquels s’ajoutent au vingt-huitième rang les propres bureaux extérieurs de la Commission européenne.

Rien de vraiment nouveau donc, malgré les si modestes aménagements du traité de Lisbonne, pour le successeur d’un Kissinger qui s’interrogeait déjà sur le numéro de téléphone de l’Europe, et qui risque fort en joignant ce haut représentant d’être confronté à un interlocuteur bègue sinon bâillonné, voire à une version modernisée de l’ancienne demoiselle des PTT dispatchant les lignes. Quant à la politique de sécurité, elle se résume surtout à la participation des Etats membres à l’OTAN sous contrôle américain. Molière aurait ajouté : « et voilà pourquoi votre fille est muette » !

L’Europe ne pourra pas réussir son achèvement sans une profonde rupture

Soyons en conscients : remédier à ces faiblesses impliquera pour l’Europe actuelle, violences en moins, l’équivalent de ce que fut la Révolution pour la France, Car bien des tabous devront être brisés pour qu’une telle Europe puisse s’affirmer. Ainsi :

Sur le plan politique, une Europe fédérale nécessiterait des bouleversements aussi radicaux qu’un scrutin électoral unifié au Parlement européen, des listes transnationales obligatoires à ce scrutin, l’élection par ce Parlement européen refondu d’un Premier Ministre des Etats-Unis d’Europe, dirigeant un Exécutif fort, la transformation du Conseil en Sénat, impliquant sa fusion avec le Conseil européen, la responsabilité du Premier Ministre européen devant ces Chambres européennes, l’adoption à la majorité de toutes les décisions de compétence européenne.

Sur le plan extérieur et sécuritaire, une Europe fédérale supposerait une voix unique au Conseil de sécurité de l’ONU et dans les autres instances internationales; une politique étrangère unique dans les affaires du monde, une souveraineté de sa défense, en partenariat étroit avec l’OTAN mais non plus en subordination, une organisation militaire unifiée pouvant se concilier avec une dissuasion nucléaire confiée à la France, une autonomie reconquise des matériels et technologies de sécurité et de défense, outre un renseignement, une police et une protection civile fédérales et des douaniers exclusivement européens aux frontières extérieures.

Sur le plan budgétaire, une Europe fédérale impliquerait un budget décuplé, passant de 1 à 10% du PIB, avec des ressources propres majoritaires mais aussi des économies équivalentes des budgets nationaux et un objectif de compression fiscale globale grâce à une croissance économique réactivée et aux économies d’échelle d’une rationalisation inédite des dépenses et des investissements, encadrée par un cadre fiscal commun avec une harmonisation des assiettes et un «serpent» des taux.

Les Etats nationaux garderaient quant à eux une intangible indépendance concernant le respect de leurs propres régimes, identités et cultures, à commencer par leur propre organisation politique, leur mode de gestion territoriale, les particularités de leurs rapports sociaux, le respect des valeurs, des pratiques et des systèmes liés à leur propre histoire et leur propre ressenti national, sous la seule réserve que cette nécessaire diversité ne puisse pas affecter à l’échelle européenne l’unité et l’efficacité régalienne, sécuritaire et extérieure d’une Union fédérale.

L’Europe est désormais suspendue à une remise à plat franco-allemande

Face à ces perspectives, aussi clivantes aujourd’hui qu’indissociables demain d’une survie politique des Européens dans la mondialisation, l’axe franco-allemand devient une question clé. Or sur pareilles réformes, l’axe paraît aussi voilé qu’hors d’usage…

Le nouveau gouvernement d’Olaf Scholz, qui réunit une large coalition des sociaux-démocrates, des libéraux et des verts, a inscrit dans son programme l’objectif clair et assumé d’un « Etat fédéral européen ». La nouvelle opposition chrétienne démocrate ne l’inquiétera pas sur ce plan, car elle aussi partage pleinement cet objectif. C’est donc toute la classe politique allemande, à la seule exception de l’AFD, équivalent du RN de Le Pen, qui appuie la réalisation effective d’une Europe fédérale !

Quel insondable fossé avec notre classe politique où aucune voix audible n’ose plus plaider pour une telle Europe fédérale, à l’inverse jadis de tant d’acteurs et partis majeurs, de droite comme de gauche, de gouvernement comme d’opposition ! L’Europe fédérale paraît devenue pour nos personnalités de tous bords comme pour la plupart de nos médias un repoussoir commode, un tabou politiquement incorrect, et pourquoi pas bientôt en accentuant le trait une atteinte à la sûreté de l’Etat, à l’appui de références et révérences gaullistes désormais les mieux sinon les seules partagées en France !

Déjà en 1994 l’Allemagne de Kohl avait proposé l’Etat fédéral européen au président Mitterrand, alors en cohabitation Balladur, se heurtant à un silence assourdissant. L’Allemagne de Schröder avait renouvelé en 2000 cette proposition au président Chirac, cette fois en cohabitation Jospin, avec un échec identique. Le référendum français négatif sur le traité constitutionnel en 2005, à l’issue d’une foire d’empoigne surréaliste dans l’hexagone, porta un coup gravissime à la relation franco-allemande; et incita sans doute notre voisin à un recentrage fatal sur une stratégie beaucoup plus nationale. Et quand Olaf Scholz lui-même, alors ministre du gouvernement Merkel, osa suggérer en 2018 que l’Union européenne hérite un jour, par l’entremise et en succession de la France, d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, un concert de récriminations accueillit chez nous pareille provocation, à l’instar de celles du 1er janvier, la condamnation indignée d’une « confiscation » de notre siège ayant logiquement précédé celle de la « substitution » de notre drapeau.

Bien que l’histoire si bouleversée de nos deux pays puisse expliquer une bonne part de ces incompréhensions, les contradictions apparaissent aujourd’hui plus du côté français qu’allemand. Ainsi comment la France peut-elle plaider pour l’unité et la souveraineté européenne en refusant de partager son siège permanent au Conseil de sécurité, tout revendiquant d’en accorder à l’Allemagne un supplémentaire ? Et comment, dans ces conditions autistiques, envisager l’implication de nos deux pays dans une politique étrangère et de sécurité commune ayant un sens pour l’Europe ?

Ce fossé apparemment incomblable vire au paradoxe surréaliste quand on voit la France se complaire, contrairement à l’Allemagne, dans ses invocations d’« Europe puissance » et de « souveraineté européenne ». Ces références furent au cœur du discours de la Sorbonne, auquel l’Allemagne opposa le même silence qui avait été infligé à ses propositions ! Le président Macron récidiva récemment à Strasbourg en invoquant un « rêve européen », dont le lyrisme ne masquait guère l’absence de tout contenu politique opérationnel. Comment mieux confirmer l’opposition avec une Allemagne pragmatique, qui s’en tient, hors de telles envolées, aux revendications claires d’un Etat fédéral européen, appuyées par l’essentiel de sa classe politique ?

Mais pourquoi ce dialogue de sourds, dont on ne sait plus s’il relève du tragique de Racine, du comique de Molière ou du grotesque de Guignol ? Et comment trancher ce nœud gordien des impuissances européennes avant d’avoir reforgé ensemble cette épée de Charlemagne enfouie au plus profond du Rhin par quelque maléfice qui aura plongé l’Europe dans mille ans de divisions, hier marquées par nos guerres et leurs tragédies, aujourd’hui par nos impuissances et notre inexorable déclin ?

L’Europe garde le choix : épousseter ses tabous ou épouser son propre Etat

Dans un monde d’Etats continents où la naïveté n’est guère de mise et la puissance l’ultima ratio, l’Europe actuelle sait s’y prendre pour anémier nos protections nationales mais n’est guère équipée pour dissuader celles des autres : image cruelle mais pertinente que cette « Europe herbivore dans un monde carnivore ». Ne cherchons pas d’autre raison à la montée de l’euroscepticisme dans l’opinion !.

Pasteur avait dit, évoquant sa foi persistante en une transcendance, «un peu en éloigne, mais beaucoup en rapproche». Cette conviction, comment ne pas l’appliquer à l’Europe ? N’est-il pas temps d’abandonner nos entrechats diplomatiques au profit d’une reconstruction collective ? N’est-il pas temps de briser nos tabous, franchir le rubicon et surprendre le monde en inventant notre propre Etat européen, enfin de taille à assurer la protection crédible de notre souveraineté, de notre sécurité, de nos intérêts, de nos emplois, de nos citoyens, de nos valeurs, bref de notre avenir ?

Dans ce continent qui fut celui des bâtisseurs de cathédrales, des explorateurs de l’inconnu, des libres penseurs d’un nouveau monde, des inventeurs du jamais fait, bref des réalisateurs de l’impossible, voilà bien la seule conquête qui nous aura toujours échappé à ce jour, mais aussi la dernière qui nous reste encore à réussir. Alors, à l’heure où la mondialisation rebat toutes les cartes, saurons-nous rebattre les nôtres et puiser dans le constat de Pasteur cette foi qui déplace les montagnes ?

Bruno Vever est vice-président d’Europe et Entreprises et administrateur de l'Association Jean Monnet

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