Jamais les États membres de l'Union n'ont été aussi présents dans la vie internationale et sur les théâtres de crise. Ils sont impliqués les uns ou les autres dans 33 opérations extérieures, dont 12 relèvent de la politique européenne de sécurité et de défense. Ils sont collectivement les premiers distributeurs d'aide publique au développement, les premiers contributeurs au budget de maintien de la paix des Nations Unies pour lesquelles ils apportent
dix fois plus d'hommes que les États-Unis. Avec le premier Produit intérieur brut mondial, l'Union est sollicitée de toutes parts et par tous. Elle est interpellée par le monde et d'abord par son voisinage immédiat pour lequel elle aura dépensé 5,6 milliards d'euro en 2007. Au cours de la même année, elle a participé à 84 réunions de niveau au moins ministériel avec des pays tiers, c'est-à-dire à une réunion à haut niveau tous les 3 jours ouvrables !
Qui fait mieux ? On peut regretter son absence d'unité sur certains grands sujets de politique internationale, mais on ne peut nier l'irruption de l'Union sur la scène internationale. L'outil communautaire a été ainsi poussé jusqu'à l'extrême à s'ouvrir sur le monde.
Comme souvent dans l'histoire de l'unification du continent, cette avancée se fera par le concret, voire un peu à l'envers. Il est vraisemblable que nous progresserons d'abord dans l'Europe de la défense avant de disposer d'une
véritable politique étrangère commune. La situation internationale nous y pousse. Plusieurs États membres y sont favorables. Le président français en a fait l'une des priorités de sa prochaine présidence.
Une relance de la politique de défense commune semble donc probable. Elle est soumise à certaines conditions politiques, à des décisions de caractère économique concernant les industries de défense européennes et enfin à de nouvelles initiatives d'ordre politique.
Les conditions d'une défense européenne
L'Europe de la défense doit éviter trois erreurs et remplir trois conditions.
La première erreur est économique et concerne le coût croissant des équipements de nos armées. L'idée selon laquelle la coopération européenne réduirait obligatoirement les coûts de la défense et des équipements militaires ne résiste pas toujours à l'épreuve des faits et ne saurait justifier à elle seule une défense commune. On se gausse trop facilement des
doublons qui existeraient entre les États membres et l'Union, notamment dans le domaine des industries de défense. Accroître la concurrence sur le marché européen des industries de défense serait ainsi la première priorité. Or, il y a plus de concurrence sur ce marché européen qu'il y en a aux États-Unis. En revanche, 20 % des équipements militaires européens sont d'origine américaine alors que 1% seulement des équipements américains est d'origine européenne. L'industrie militaire et la recherche avancée qu'elle induit se délocalisent
peu à peu. Il existe en Europe des industries de niche particulièrement performantes constituées pour des raisons de sécurité nationale, qui acceptent la concurrence au niveau mondial, mais qui ne bénéficient pas de l'appui d'un véritable marché intérieur européen.
Les entreprises de défense, qui sont presque toutes duales et fabriquent davantage de produits à usage civil que des équipements militaires, sont extrêmement compétitives dès lors qu'elles s'adressent aux marchés civils. Les succès de l'Airbus et du Falcon en témoignent. Y aurait-il donc une fatalité dans le domaine de la défense ? L'approche de la Commission européenne promue par le livre vert de 2004, qui fonde les projets du commissaire à l'industrie
Gunther Verheugen, de même que la conception en la matière du commissaire au
marché intérieur, Charlie MacCreevy, paraissent ainsi très en retard sur les évolutions de l'économie de la défense au niveau mondial. Ce qui manque en Europe, ce sont des investissements dans la recherche militaire et les moyens pour financer dans la durée des programmes industriels structurants. Les Américains n'hésitent pas à investir beaucoup d'argent dans la recherche militaire, sans toujours savoir quel en sera le résultat, mais en ayant la certitude de soutenir l'innovation technologique de nombreux secteurs économiques.
Cette pluie de crédits permet la structuration de filières et de programmes dont les retombées sont multiples et, la plupart du temps, exploitées avec succès dans le civil. Elle explique le fossé technologique qui s'est créé au fil des ans entre les États-Unis et l'Europe.
L'Europe doit donc affiner sa réflexion et la Commission ne pas s'acharner dans une politique largement inadaptée si elle veut conforter et développer l'industrie de défense européenne. Les États membres qui possèdent des savoir-faire particuliers n'accepteront de jouer le jeu d'un marché européen que s'ils ont la certitude que les partager leur permet de progresser sur le plan technologique. Les industriels coopéreront s'ils y trouvent un intérêt technologique ou des débouchés nouveaux. C'est la raison pour laquelle il vaut
mieux fédérer les intérêts industriels qu'imposer d'en haut des coopérations institutionnelles.
Dans ce domaine, il n'y a d'évidences que dans les résultats obtenus. Notre objectif doit être de créer un marché européen des industries de défense. Les coopérations européennes dans le domaine industriel militaire doivent permettre l'optimisation des compétences de chacun, c'est-à-dire que chacun ne doit pas chercher à acquérir à cette occasion des compétences qu'il n'a pas et que tous doivent accepter la maîtrise d'uvre des meilleurs. Les États, pour leur part, doivent s'engager financièrement dans la durée. Les industriels sauront trouver alors l'intérêt de ces partenariats.
En second lieu, nous devons accepter une réalité nouvelle : tous les budgets militaires augmentent dans le monde. Leur addition est passée de 831 milliards de dollars en 1996 à plus de 1 200 en 2007. Si on ajoute à ce chiffre le coût de la guerre en Irak, les dépenses militaires chinoises largement cachées et les récents efforts russes sous-estimés, on peutaffirmer que les dépenses militaires dans le monde ont ainsi quasiment doublé en 10 ans.
Or, en 2007, l'Union à 27 a dépensé à peine plus de 200 milliards d'euro pour sa défense contre plus de 375 pour les États-Unis. L'Europe a baissé la garde et risque donc de se trouver impliquée dans des événements qui la dépassent alors que son unification l'avait préservée des conflits depuis 60 ans.
Le développement de la situation internationale devrait pourtant nous contraindre à réviser nos analyses : la persistance du conflit au Moyen-Orient
s'est aggravée avec le cas iranien et la perspective de conflits de forte intensité. La prolifération nucléaire est devenue une réalité bien plus dangereuse que prévue. Le retour de la Russie ne peut pas être regardé comme un simple tournant politique ; il a aussi des implications militaires. L'Alliance atlantique ne saurait suffire seule à la protection de nos intérêts
et, par ailleurs, dans l'avenir, nos alliés américains seront en droit d'exiger de nous que nous assumions davantage notre part du fardeau de la défense de l'Europe. L'Europe n'échappera pas à une augmentation de ses budgets militaires. C'est indispensable pour garantir, dans un monde plus incertain, ses succès politiques, économiques et sociaux.
La troisième erreur serait de se tromper de méthode. Il conviendra vraisemblablement de constituer, avec les États membres qui l'accepteront, des capacités militaires opérationnelles à la carte, plutôt qu'une Europe de la défense avec le même menu pour tous. En effet, les Britanniques et peut-être certains de nos autres partenaires, ne souhaiteront pas ce type d'évolution. Il faut accueillir le maximum de pays volontaires et avancer à quelques-uns.
La future défense européenne n'est pas exclusivement tributaire de ceux qui disposent des plus grandes capacités, c'est-à-dire la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Les États membres les mieux dotés ne doivent pas la tenir en otage. Une « coalition de volontaires » pourrait s'avérer plus efficace qu'un grand deal franco-britannique ou franco-allemand !
La coopération structurée permanente entre États volontaires est d'ailleurs prévue par le traité de Lisbonne. Sera-t-elle possible ? Rien n'est moins sûr tant les dispositions du traité sont complexes. Nous n'avons pas besoin de nouvelles « usines à gaz » institutionnelles, nous avons besoin de pragmatisme et de bâtir des coopérations concrètes dans lesquelles chacun trouve son intérêt. Quoi qu'il en soit, hors traité comme dans le cadre du traité, la politique de défense commune est vouée à progresser selon la méthode de la géométrie variable.
La construction d'une véritable capacité de défense européenne doit, en outre, remplir trois conditions.
La première concerne les relations avec les États-Unis. Le temps est venu d'un dialogue franc entre les Européens et leur allié américain. L'Amérique a intérêt au développement de l'Europe de la défense et n'est plus en situation de se priver d'un allié sûr qui accroîtrait ses capacités militaires. Une nouvelle relation transatlantique, plus décomplexée, est donc possible à la faveur de l'arrivée d'une nouvelle génération de dirigeants européens et du
changement d'administration américaine. Le président français a marqué sa volonté de se rapprocher de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), ce qui constitue de sa part un acte de courage politique. Les États-Unis doivent tirer les leçons des dix dernières années et accepter que leur objectif de dominance est peu adapté au monde actuel. La vraie relance de l'Europe passe par l'acceptation de son rôle global, pour affronter les défis de la démographie, de la croissance économique, des déséquilibres environnementaux, du terrorisme islamiste, de l'exacerbation des inégalités Nord-Sud. Premier contributeur pour l'aide publique au développement, premier contributeur pour la gestion civile des crises, désormais premier espace pour la diplomatie par le droit, l'Europe joue déjà un rôle mondial de tout premier plan, mais n'en n'assume ni la diplomatie ni le statut, faute d'unité interne,
mais aussi de crédibilité militaire. Si les États-Unis cessaient dans ce domaine de considérer l'Europe comme une rivale et se concentraient sur les vrais défis qui leur sont lancés, l'alliance avec l'Europe leur apparaîtrait sous un angle plus utile et la défense européenne pourrait alors prendre son envol. La construction d'une Europe de la défense semble ainsidavantage passer par Washington que par Londres, Paris ou Berlin !
Une nouvelle attitude américaine peut faciliter la levée des obstacles, mais elle ne suffit pas. La deuxième condition est, en effet, une véritable volonté des Européens. Les États membres doivent s'engager davantage à l'image de l'attitude de certains nouveaux venus dans l'Union. Ces nouveaux États membres sont encore marqués par la perte d'indépendance nationale et l'occupation par une puissance étrangère. Ils sont plus motivés par la nécessité d'assurer à leurs citoyens une sécurité fiable et durable, ce qui demeure le premier devoir de tout gouvernement. Cela explique, bien sûr, leur attachement à l'OTAN, en tant qu'organisation militaire de défense opérationnelle sur le continent, mais aussi à tous les projets de renforcement de la défense européenne et à toutes les opérations extérieures de l'Union.
Certains États membres qui ont prospéré sous le parapluie américain en négligeant leur défense devront par conséquent réapprendre ce qu'est un véritable esprit de défense. Ainsi ne faut-il pas construire la défense européenne seulement avec ceux qui disposent des plus grandes capacités. Il faut y accueillir le maximum de pays volontaires, quelle que soit leur taille. De surcroît, la volonté de créer une base technologique et industrielle européenne des équipements militaires doit être un critère dans le choix de ce groupe pionnier.
La troisième condition est la clarté devant l'opinion publique européenne. Il serait faux de croire qu'un effort de défense européen, qui mobiliserait des moyens financiers supplémentaires, serait refusé par les opinions publiques. Elles se montrent favorables, dans toutes les études d'opinion, à la création de forces européennes et au rapprochement des politiques nationales, souvent davantage que les technostructures ou les gouvernements nationaux ! L'Eurobaromètre publié en septembre 2007 confirme que 75 % des sondés européens
soutiennent la politique européenne de sécurité et de défense et que 68 % appuient la politique étrangère et de sécurité commune. Une enquête IPSOS de février 20074 montre que les Européens ont déjà approuvé les avancées concrètes, graduelles mais régulières, de l'Europe de la défense et qu'ils soutiendront une politique de sécurité et de défense commune. 82 % appuient la mise en place d'une capacité d'intervention autonome de l'Europe sans l'appui des États-Unis. 81 % sont favorables à une politique de défense commune, 84 % à une politique industrielle de défense et 70 % à une politique commune de conception et d'acquisition des équipements de défense. 82 % approuvent l'Agence européenne de défense.
Les gouvernements européens doivent maintenant prendre leurs responsabilités devant l'opinion et assumer clairement une volonté pour l'Europe qui ne saurait rester longtemps la zone la plus riche du monde sans défense ni protection.
Si l'Union européenne n'entend être ni un empire ni une puissance bismarckienne, elle doit néanmoins accepter que la défense de son modèle et la promotion de son message dans le monde passent par un esprit de défense véritable qui doit être concrétisé et assumé.
L'Europe doit être puissante, à défaut d'être une puissance traditionnelle.
De surcroît, cette nouvelle volonté politique, qui doit se traduire dans des décisions concernant l'équipement de nos armées, ne serait pas sans effet sur les impératifs technologiques que l'Union doit affronter.
Les défis technologiques
L'Union doit équiper ses forces armées de matériels toujours plus coûteux. Elle ne peut se . Elle doit élargir son champ de réflexion et penser de manière globale sa politique de recherche, y compris dans le domaine militaire. La fin du XXe siècle a été marquée par une accélération technique sans précédent dans l'histoire du monde. Cette évolution se poursuit et modifie les termes des équilibres stratégiques. En matière militaire comme dans le domaine civil, la force et les succès économiques dépendent de la vigueur de la recherche, des inventions technologiques et de leur industrialisation. Il n'y a pratiquement plus que des technologies duales, dont les applications sont à la fois civiles et militaires. Les interactions
entre recherche militaire et recherche civile sont permanentes et à double sens.
Il n'est donc pas possible de parler d'équipements militaires sans prendre en compte cette dimension essentielle. Or, à cet égard, l'Europe décroche par rapport au reste du monde. Alors que la population américaine représente les 2/3 de la population européenne et que le PIB américain est inférieur à celui de l'Europe, les États-Unis ont dépensé 1,9 fois plus que l'Union européenne pour le budget de défense et 6 fois plus pour la recherche et développement (R&D) de défense, qui représente pour eux 50 % des dépenses totales de R&D,
contre 14 % dans l'Union5. Entre 2000 et 2005, les budgets de R&D de défense avaientaugmenté de moins de 1,5% en Europe contre plus de 9% aux États-Unis6.
Or, en matière technologique, un décrochage ne se rattrape pas. Il faut donc augmenter les capacités industrielles et de recherche dans certains secteurs clefs de l'industrie de défense européenne.
L'économie européenne a besoin que nous développions nos savoir-faire, notamment dans l'aviation qui concentre plus de deux tiers des technologies d'avenir et que nous tirions partie de la dualité des industries de défense en investissant dans une recherche qui ne distingue plus entre le civil et le militaire, à l'instar de ce que font les Américains avec Boeing. Elle doit impérativement être présente dans l'espace et les succès de l'Agence spatiale européenne devraient convaincre l'Union d'investir davantage dans la quatrième
dimension.
La méthode importe aussi. Nous disposons désormais d'une Agence européenne de
Défense (AED). Son premier rôle est de stimuler la collaboration des industriels en la soutenant financièrement. C'est ainsi qu'on jettera les bases d'une vraie politique européenne de l'armement. Le rôle de l'AED est de faire le tableau de nos dépendances technologiques qui s'accroissent et de faciliter les initiatives palliant nos défaillances. Dans un autre domaine, le programme civil Eureka a permis, depuis 20 ans, avec cette méthode, à 35 pays
de lancer plus de 600 projets de recherche débouchant sur des produits ou des services immédiatement commercialisables. Toutes choses étant égales par ailleurs, cet exemple pourrait nous inspirer une nouvelle méthode permettant aux États et à l'Union de financer, dans la durée, de grands programmes de recherche structurants pour l'ensemble de l'économie, tout en gardant un contrôle sur la maîtrise des technologies. Cette procédure permettrait
d'accéder aux 53 milliards d'euro de crédits européens de recherche, essentiellement civils, dont on croit savoir que l'Union peine à les dépenser. Une telle coopération permettrait de sauvegarder et développer nos technologies alors que les États membres s'inscrivent trop souvent dans une logique de « juste retour », contraire aux intérêts supérieurs de l'économie
européenne7. Une véritable politique européenne de défense doit rompre avec
ces attitudes qui nous auraient privés d'Ariane et d'Airbus. Misons plutôt sur l'intérêt des industriels en préservant les règles de la propriété intellectuelle. En leur demandant que chacun d'entre eux optimise ce qu'il sait faire plutôt que d'essayer de faire financer ce qu'il ne sait pas faire et génère des « doublons » ! C'est ce qu'a commencé à faire l'AED avec le
premier programme européen de recherche en matière de protection des forces, doté de 55 millions d'euro.contenter d'imaginer ses équipements militaires à l'aune des seuls défis stratégiques actuels.
Cela exige de protéger le marché intérieur européen de l'armement. S'il est un seul domaine où la préférence communautaire a un sens, c'est bien celui de la défense. Or,il faut se persuader de cette dimension réellement européenne : l'ouverture des marchés nationaux de défense doit être réservée aux échanges intra-communautaires. C'est à cette condition que nos armées mettront vraiment en commun des capacités de transport européennes, des moyens logistiques et spatiaux partagés, qui auront été fabriqués en coopération.
L'Europe de l'armement pourrait y naître, celle de la défense s'y réveiller. Ne privilégier que la concurrence comme l'envisage la Commission est une erreur : les chiffres démontrent que l'industrie européenne n'a pas de problème de compétitivité comme l'illustrent l'aviation civile et l'hélicoptère, secteurs dans lesquels nous occupons les premiers rangs
mondiaux. Croire que le mécano industriel et les restructurations sont des points de passage obligés en est une autre. Les géants industriels ne sont pas toujours les plus créatifs et le marché américain des industries de défense n'est pas vraiment un modèle de concurrence ! En l'occurrence, seule la coopération industrielle, facilitée, soutenue et supportée financièrement est efficace. La responsabilité des décideurs européens est ainsi engagée. Ils
doivent faire preuve d'imagination et ne pas reproduire mécaniquement les procédés applicables au grand marché intérieur civil dans le domaine des équipements militaires. Par ailleurs, il leur appartient d'être courageux et prospectifs pour obtenir rapidement des avancées concrètes.
Quelles initiatives ?
Le président français a érigé la construction européenne en priorité de sa politique étrangère et exhorté l'Europe à créer les conditions de sa propre « renaissance ». Nicolas Sarkozy veut impulser un nouvel élan à l'Europe de la défense, dix ans après Saint-Malo. Il propose d'harmoniser les efforts financiers des États membres, de renforcer les capacités de planification et de conduite des opérations extérieures, de formaliser une vision commune des menaces et des moyens collectifs d'y répondre dans une nouvelle Stratégie européenne de sécurité prolongeant celle de 2003. Devant le Congrès américain9,
Nicolas Sarkozy a articulé son projet pour renforcer l'architecture de sécurité européenne suivant une vision équilibrée de la politique européenne de sécurité et de défense, ni atlantiste ni européaniste. Convaincu que le soutien des États-Unis est la condition sine qua non d'une relance de la politique de défense commune, il a d'abord souligné les complémentarités
stratégiques fonctionnelle et opérationnelle de l'Union et de l'OTAN, a ensuite posé l'équation suivant laquelle la rénovation de l'OTAN, chère aux Américains, passait par la crédibilisation de l'Europe de la défense, chère aux Européens, et a enfin demandé à l'allié américain de faire confiance à l'Union pour résoudre cette équation à plusieurs inconnues.
On peut donc penser que la présidence française sera l'occasion de nouvelles propositions.
Dans un premier temps, pour explorer les pistes concrètes d'une relance de la politique de défense commune, l'état-major de l'Union européenne pourrait être doté d'une capacité de planification opérationnelle permanente. Le Comité militaire de l'Union s'est vu compter ses moyens et rogner ses prérogatives par les États membres qui ne veulent pas que progresse l'Europe de la défense et l'opposent, à tort, à l'OTAN. L'Union a besoin d'instruments permanents préparatoires pour l'évaluation des besoins opérationnels, la politique d'entraînement et le recours à tous les rapprochements possibles dans le souci d'éviterles doublons. Elle doit être dotée d'outils prospectifs indispensables au développement d'une réflexion stratégique commune, pourquoi pas à travers un Livre blanc européen.
La collaboration pourrait être intensifiée avec la Commission européenne dont le budget « recherche de sécurité » doit financer davantage de projets de technologies duales pour relancer la coopération de recherche et technologie (R&T) de défense. Enfin, cette coopération européenne de R&T de défense devrait à l'avenir s'inspirer du programme de recherche militaire sur la protection des forces lancé sous l'égide de l'AED selon les principes d'un
financement commun, d'une démarche vers les utilisateurs, d'un appel à projets mais en abandonnant le principe du juste retour et en préservant les règles de propriété intellectuelle.
La question du « doublonnage » des instances européennes de défense et de celles de l'OTAN doit être, une fois pour toutes, réglée par le bon sens et la bonne volonté. Il est possible de trouver des modes de fonctionnement communs qui ne fassent pas doubleemploi devant l'augmentation du nombre de sollicitations. L'OTAN ne peut pas répondre aux demandes mixtes, civilo-militaires, car elle manque de savoir-faire ; l'Union a, de toutes façons, vocation à la remplacer sur le continent européen, c'est-à-dire son territoire et celui de ses voisins immédiats parce que toute intervention militaire ne peut pas s'abstraire des questions politiques et diplomatiques. C'est particulièrement le cas des Balkans. L'OTAN doit être réservée aux interventions les plus lourdes, dans l'espace atlantique, tributaires de
considérations géopolitiques qui dépassent le cadre géographique européen. Pour peu qu'ils en reçoivent le mandat clair, les actuels états-majors de l'OTAN et de l'Union européenne trouveront des méthodes de coopération plus efficaces que celles qui existent déjà.
L'industrie de défense européenne devrait à coup sûr devenir une priorité de l'Union. Les institutions européennes doivent être mobilisées pour privilégier l'investissement dans la recherche-développement et se doter d'outils permettant d'exploiter cette dualité pour l'ensemble de l'économie européenne.
Le développement des coopérations européennes opérationnelles serait ainsi facilité et permettrait des économies substantielles. Partager l'usage d'un satellite est possible. C'est la raison pour laquelle l'Europe spatiale a tant progressé. Encore faut-il investir davantage pour rester compétitifs, notamment face aux puissances émergentes. C'est le domaine par excellence d'une coopération européenne qui devrait devenir exemplaire et être inscrite au
rang de première priorité de l'Union. Beaucoup a été fait, mais tant reste à faire. Les États-Unis ont consacré en 2006 près de 40 milliards de dollars à l'espace, dont 55 % pour l'espace militaire, pendant que l'Union en dépensait 6,7 avec seulement 19 % pour le militaire(1 milliard de dollars). Dans ce dernier domaine, la France fait figure de leader et d'exception. Elle tire l'industrie spatiale militaire européenne en dépensant à elle seule la moitié
du total, deux fois plus que les Britanniques et 1 500 fois ce que dépense l'Allemagne ! Les États-Unis disposeraient d'au-moins 135 satellites militaires, la Russie et ses alliés près de 90 et l'Europe lance 3 fois moins de satellites militaires que les États-Unis. Si l'on rappelle que la maîtrise de l'espace est l'atout déterminant de la sécurité de demain et que, par ailleurs, les industries aéronautiques de combat et du spatial détiennent nombre de clés des technologies futures, on mesure le retard qu'est en train de prendre l'Europe, pas seulement en matière militaire. Un programme spatial européen relancé, ambitieux et rénové, seraitdonc une chance pour l'Europe de la défense. Il doit concerner à la fois le civil (Galileo) et l'espace militaire.
Nombre de coopérations existent déjà ou sont programmées, qui contribueraient réellement à nous faire bénéficier de l'effet de taille européen. Mutualiser une flotte de transport militaire est possible et il en est même grandement question ; partager la formation de nos personnels, mettre en commun les fonctions de soutien à nos armées : voilà autant de pistes à explorer qui constitueraient de fortes économies budgétaires et le début de la construction d'un esprit de défense commun. C'est peut-être moins spectaculaire, mais
c'est plus efficace. Il s'agit de gestion et de bon sens. D'ailleurs, les armées européennes s'y sont déjà engagées. Elles n'attendent plus que le réveil des décideurs.
Une période favorable s'ouvre pour des avancées de l'Europe de la défense. Elles sont désormais indispensables à la poursuite de la construction communautaire qui risquerait, sinon, de marquer le pas. Une fois encore, en créant des intérêts communs, notamment dans le domaine des industries et de la recherche de défense, qui concernent l'ensemble des secteurs économiques de pointe, l'Union peut progresser, même si c'est à quelques uns.
Des progrès opérationnels peuvent être enregistrés si l'Union, dans l'alliance avec les États-Unis, accepte enfin son rôle mondial. Ceux-ci pourraient se traduire par l'instaurationet le développement d'outils permanents véritables permettant de développer peu à peu une conscience de notre posture commune dans le monde, une analyse des menaces et des besoins, des réponses concrètes et coordonnées. On attend de la présidence française que l'enthousiasme et la force de conviction du nouveau président surmontent les traditionnelles
oppositions de certains, l'indifférence des autres et entraînent ceux qui attendent la construction progressive d'une capacité militaire européenne qui soit propre à une Union de plus en plus impliquée dans les affaires du monde.
Article paru dans : L'état de l'Europe 2008. Rapport Schuman sur l'Europe
http://www.robert-schuman.eu
http://lignes-de-reperes.com