Vendredi 22 août 2008, 20 heures, le regard vif de Marie Drucker apparaît à l'écran du journal de France 2. Le premier titre est la mort des dix soldats français en Afghanistan, suivi par un reportage poignant sur l'enterrement d'un jeune soldat qui allait avoir 20 ans. Les parents inconsolés cherchent à comprendre, ils veulent savoir pourquoi et à quelle heure leur enfant est mort, là-bas
L'émotion est grande et la tristesse partagée en regardant ces images, qui sonnent justes, du journal de 20 heures. Le temps nécessaire à entrer dans ce récit, à découvrir cette histoire personnelle qui donne un visage à la mort lointaine de ces soldats, a été pris par la rédaction du journal qui a fait ce choix éditorial. Juste après, et pour
quinze secondes au moins, une autre information est donnée par la présentatrice qui annonce laconique, et comme si de rien n'était, la mort de plus de soixante civils (le bilan est en fait aujourd'hui de plus de quatre-vingt-dix personnes), principalement des femmes et des enfants, suite à un bombardement occidental en Afghanistan. Et puis rien d'autre, place aux jeux Olympiques et à la ritournelle des médailles françaises du jour
Tout cela semble normal, à quoi bon s'y arrêter ? Le flux de l'information est ainsi fait. Les émotions sont sélectives, chacun compte ses morts, pourquoi s'en étonner ?
Il y a pourtant dans cette indifférence, largement acceptée et considérée au fond comme normale, un signe éloquent d'inhumanité et une très grande violence symbolique. En toute bonne conscience et avec la force d'une évidence, le journal d'une télévision du service public a fait disparaître de la réalité plus de quatre-vingt-dix personnes civiles, femmes et enfants, bombardées par l'aviation américaine en Afghanistan. Ils ne comptent pour rien, n'entrent pas dans nos plans, ils sont donc écartés des écrans du journal de 20 heures.
La compassion est réservée à nos soldats, dont le métier, librement choisi, est celui des armes. Métier à risque où l'hypothèse d'un affrontement militaire peut entraîner la mort. Cérémonie aux Invalides, en présence de l'ensemble du gouvernement et du chef de l'État, impavide, qui les a envoyés là-bas et qui annonce, sans sourciller, que si c'était à refaire, il prendrait la même décision !
D'un autre côté rien, pas un mot de sympathie, pas une marque d'attention, pas un début de récit de ce qui s'est réellement passé pour ces civils tués, femmes et enfants. Ces gens d'Herat, n'ont-ils pas une âme, pour reprendre la célèbre controverse à propos des Indiens d'Amérique du Sud ? N'ont-ils pas de corps et pas de visages, pas de parents qui souffrent d'une telle disparition ? Pourquoi sommes-nous aussi insensibles à leur douleur et aussi aveugles devant la colère qui monte après de tels actes ? Imagine t-on la réaction en France après un bombardement sur des civils qui aurait tué plus de quatre-vingt-dix personnes ? J'avais oublié, ces bombardements sont effectués au nom de la liberté, de la démocratie et de la lutte contre le terrorisme ! Dès lors, tout devient possible
Nous voici en plein cur de ce que Robert Fisk, grand reporter spécialiste du Moyen-Orient, a appelé la grande guerre pour la civilisation, lui qui a d'ailleurs failli être lynché par des réfugiés afghans suite à un bombardement occidental à Kandahar, qui une fois encore avait tué de très nombreux civils.
Nous sommes partis en guerre en Afghanistan, aux côtés des Américains et d'autres Occidentaux, au nom de la liberté et contre le terrorisme, quel est le résultat ? Nous coalisons en fin de compte de plus en plus d'afghans, victimes de nos attaques, contre nous.
Les discours officiels entendus, après la mort douloureuse de ces dix jeunes soldats français, sonnent faux, on entend des mots vides comme soldats de la liberté qui font écran à notre intelligence de la situation et qui devraient au moins nous rappeler un peu la vieille rhétorique des guerres coloniales.
S'il s'agissait vraiment d'aider l'Afghanistan, pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt ? Pourquoi avoir laissé tomber pendant des années le commandant Massoud, qui nous avait pourtant largement avertis, comme n'a pas cessé de nous le rappeler Christophe de Ponfilly dans ses films ? Pourquoi cette guerre trompeuse en Irak, alors qu'il fallait alors concentrer les efforts pour stabiliser l'Afghanistan et le Pakistan ? Que vient faire l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord en plein cur de l'Asie centrale ? Quel est l'intérêt de la France de s'aligner sur la politique calamiteuse des États-Unis dans cette région du monde et de se fondre dans le camp occidental alors qu'elle avait une vraie carte à jouer comme puissance médiatrice, au lendemain de son opposition à la guerre en Irak ? Où est l'Union européenne dans tout cela ? N'a-t-elle pas une place singulière à prendre sur la scène internationale ou est-elle condamnée à jouer les supplétifs de la puissance américaine ?
La rupture annoncée par Nicolas Sarkozy a bien lieu, en politique internationale, et elle risque de se payer très cher en vies humaines si l'envoi de troupes en Afghanistan se poursuit.
Faire la guerre en aveugles, ne pas tenter de voir ce qui se passe sur le terrain, ne pas prendre la mesure des effets désastreux provoqués par les bombardements occidentaux en Afghanistan ne peut que nous entraîner dans une spirale destructrice. Il faut en sortir, au plus tôt !
Editorial de Thierry Fabre à paraître le 3 novembre en librairie dans le prochain numéro de La pensée de midi, "Désirs de guerre... Espoirs de paix" (N°26, Actes Sud).
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Thierry Fabre est rédacteur en chef de la Pensée du Midi