par Jean-Sylvestre Mongrenier, le samedi 28 juin 2008

Le "non irlandais" au Traité de Lisbonne et les hésitations d'autres pays européens remettent en cause les réformes institutionnelles et révèlent les ferments de dispersion au sein de l'Union européenne. D'aucuns cèdent à la " schadenfreude" et avancent des projets de recomposition de l'Europe prévoyant, outre la disparition des organes communautaires, l'inclusion de la Russie et le retrait des Etats-Unis de l'Ancien Monde. Ces projets font écho aux propositions formulées par Dmitri Medvedev à Berlin le 5 juin 2008 : un système de sécurité paneuropéen fondé sur les seuls équilibres entre intérêts nationaux, sans prise en compte de l'UE et de l'OTAN. Face à des nations européennes divisées et à des opinions publiques lasses de la grande histoire, la Russie pourrait ainsi s'appuyer sur son immense atterrage asiatique, renforcer ses relations bilatérales et promouvoir ses intérêts en Europe pour y imposer sa volonté. De fait, son immense espace s'étend jusqu'aux rives asiatiques de l'océan Pacifique et il ne serait guère heureux d'oublier la dimension extrême-orientale de la Russie, qui ne saurait être définie comme un simple pays européen.


Depuis Pierre le Grand, l'Occident est au cœur de la quête identitaire de la Russie, ce qui n'est pas allé sans paradoxes historiques. Ainsi l'entreprise d'occidentalisation conduite par ce tsar modernisateur a-t-elle accentué les traits "asiatiques" de l'identité socio-politique russe (extension du servage et coercition renforcée). Pour séduire leurs homologues européens et promouvoir les intérêts de la Russie au cœur de l'Union, les diplomates de ce pays sont prompts à rappeler la contribution des écrivains et des artistes russes à la haute culture occidentale. Pourtant, l'ambivalence de la Russie ne peut être ignorée. En exil à la cour d'Alexandre Ier, Joseph de Maistre nous décrit le visage européen de l'Empire russe mais quelques années plus tard, ce sont les traits asiatiques de ce même empire que le marquis de Custine fustige. Si le marxisme de Lénine et des bolcheviks est un surgeon bâtard de la philosophie des Lumières, l'appareil de pouvoir et la violence terroriste qu'ils déploient rappellent les mœurs et les pratiques des maîtres mongols d'antan. Cette culture politique tchékiste imprègne aujourd'hui encore la praxis des dirigeants russes et elle légitime auprès d'une partie de l'opinion publique le rôle des "siloviki" dans les sphères décisionnelles.

L'histoire comme la géographie mettent en perspective la dimension asiatique de la Russie. Centrée sur le Dniepr, la "Rus'" médiévale participait de la Chrétienté grecque (l'Europe byzantine) et cette principauté entretenait des liens étroits avec l'Occident mais la victoire des hordes venues d'Asie sur les bords de la Kalka (1223) et la destruction de Kiev (1240) marquent le début de la longue domination mongole. Le centre de gravité de l'espace russe se déplace vers la Moscovie, tributaire des Mongols, plus proche de l'Asie. C'est en 1480, après plus de deux siècles de domination mongole, qu'Ivan III cesse de payer tribut aux maîtres asiatiques. Ivan IV dit Le Terrible passe ensuite à la contre-offensive et il porte le front russe sur la Volga (prise de Kazan en 1552 et d'Astrakan en 1556). Si la Russie devient alors le rempart de l'Occident, c'est à la manière d'un khan mongol qu'Ivan le Terrible assoit sa domination. Les caractéristiques de l'"opritchnina" en font l'une des expressions du despotisme asiatique et divers historiens considèrent ce système de coercition comme la préfiguration de la Tcheka et de l'appareil de pouvoir bolchevik . De fait, Staline voyait en Ivan le Terrible le plus grand de tous les tsars.

Le despotisme et l'extension de l'aire de servage permettent la conquête et la maîtrise de vastes territoires à l'est de l'Oural. La prise de contrôle de la Volga oriente les énergies vers la Caspienne et l'Asie centrale. Plus au nord, les cosaques de Yermak franchissent l'Oural (1580) ouvrant ainsi la voie à la conquête de la Sibérie (le khanat de Sibir tombe en 1598). Outre les ressources du sous-sol, les immenses forêts sibériennes recèlent d'importantes richesses, les fourrures, exigées comme tribut des populations indigènes, et l'effort de conquête est soutenu par les négociants de Novgorod dont la dynastie marchande des Stroganov. Ces fourrures sont ensuite exportées par caravane vers la Chine puis par les navires anglais et hollandais qui viennent jeter l'ancre dans les ports de la Baltique et ceux de la mer Blanche (Arkhangelsk, la ville de l'Archange Saint Michel, est fondée en 1582). L'expansion est rapide et les cosaques atteignent les rivages du Pacifique avant le milieu du XVIIe siècle (Okhotsk est fondée en 1649). Comme le souligne Yves Lacoste, l'affirmation de la Russie face à l'Asie ne va pas sans une assimilation partielle des pratiques asiatiques du pouvoir : "Il est probable que pour administrer et organiser ces immenses territoires, les Russes se sont inspirés du "savoir penser l'espace" des Mongols qui, avant eux et à l'exemple des Chinois, avaient su s'assurer la maîtrise et diriger la gestion de gigantesques empires".

Cette extension territoriale de la Russie à l'Asie intervient avant même que Pierre le grand ne conquière la façade baltique (Paix de Nystadt, 1721) et que Catherine II n'élargisse les frontières impériales à l'Europe centrale et aux rives septentrionales de la mer Noire (les trois partages de la Pologne entre 1772 et 1795 ; Traité de Koutchouk-Kaïnardji en 1774). Dans l'intervalle, Vitus Jonassen Béring, officier de marine danois au service du Tsar, est envoyé reconnaître les côtes russes du Kamtchatka et de l'Asie (1725), franchit le détroit qui porte aujourd'hui son nom (1728) puis il découvre l'Alaska et les îles Aléoutiennes. A la fin du XVIIIe siècle, les Russes tiennent aussi les côtes méridionales de l'Alaska et ils s'avancent jusque dans le nord de la Californie alors possession espagnole. Pourtant, l'Alaska est vendu aux Etats-Unis en 1867, tant pour contrer les ambitions géopolitiques du Royaume-Uni, vainqueur de la guerre de Crimée (1853-1856), que pour concentrer les efforts sur l'Asie.

En Extrême -Orient, la Chine est repoussée sur la rive gauche de l'Amour et la fondation du port de Vladivostok, le "Maître de l'Orient", exprime les ambitions russes dans une aire géopolitique longtemps dominée par l'Empire du Milieu (1858-1860). La victoire japonaise de 1905 repousse la Russie hors de Mandchourie et de Corée mais l'issue de la guerre civile entre "Rouges" et " Blancs", sur les voies du Transsibérien et dans la région dite des « Trois- frontières » (Bouriatie-Mongolie-Mandchourie), interdit au Mikado l'extension de la sphère d'influence du Japon à l'Extrême-Orient russe . En août 1945, l'URSS réoccupe le sud de Sakhaline, perdu en 1905, et prend possession des îles méridionales de l'archipel des Kouriles.

La poussée asiatique de la Russie s'est aussi exercée au Turkestan, au détriment là encore, pour partie du moins, de l'influence chinoise. Si le nord du Kazakhstan est incorporé dans l'Empire russe dès le XVIIe siècle, la conquête des steppes désertiques à l'est de la Caspienne relève pour l'essentiel de la seconde moitié du XIXe siècle. La pénurie de coton provoquée par la guerre de Sécession (1861-1865) incite les dirigeants russes à conquérir les oasis de la vallée du Ferghana, entre Syr Daria et Amour Daria, dans le sud de la dépression aralo-caspienne. La ville de Tachkent est prise en 1865 et dans les deux décennies qui suivent, l'ensemble de la région passe sous contrôle russe. Ces territoires sont regroupés dans le gouvernement général du Turkestan, avec pour centre administratif et militaire la ville de Tachkent. Dans les années 1920, les bolcheviks découpent ce vaste ensemble en cinq républiques fédérées de manière à réduire le nationalisme pantouranien, un temps incarné par le Tatar Sultan Galiev, collaborateur direct de Staline .

Au plan territorial, l'URSS est à son apogée à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce vaste ensemble géopolitique eurasiatique se disloque au cours de l'année 1991 et la Russie retrouve l'enveloppe spatiale qui était la sienne au XVIIe siècle. A l'ouest et au sud de la Russie d'Europe, les ouvertures maritimes sur la mer Baltique et la mer noire sont fortement réduites du fait de l'indépendance des Pays baltes, de l'Ukraine et de la Géorgie. L'orientation occidentale de ces nouveaux Etats est clairement perçue comme une menace par les hommes qui dirigent la Russie contemporaine et la stratégie de tension mise en œuvre dans le Caucase du Sud vise explicitement à détourner ces pays de l'Union européenne et de l'OTAN. En Asie centrale, les cinq entités artificiellement découpées au sein de l'ancien Turkestan russe, très majoritairement de langue turcophone (exception faite du Tadjikistan) et de religion musulmane, ont accédé à l'indépendance. La Russie y conserve des positions fortes mais elle y est concurrencée tant par les Occidentaux que par les Chinois ; le pluralisme géopolitique de l'Asie centrale contrarie la volonté russe de donner forme à une union post-soviétique.

La Fédération de Russie a par contre conservé l'Extrême-Orient russe et les Provinces maritimes (au sud et à l'est de Tynda), parties intégrantes de la République soviétique de Russie dans le cadre de l'URSS, bénéficiant ainsi d'une large ouverture sur l'Asie-Pacifique. La partie orientale de la Russie est composée de différentes régions géographiques et administratives : l'" okroug" d'Extrême-Orient (6,17 millions de km² ; 6,5 millions d'habitants) ; la région du Baïkal, divisée en plusieurs unités (1,56 millions de km² ; 4,5 millions d'habitants). Cette Russie d'Extrême-Orient s'étend donc sur un espace une fois et demie supérieur à celui de l'Union européenne mais ne compte que 11 millions d'habitants ; dans les parties qui jouxtent la Chine populaire, principal foyer démographique mondial, les populations de citoyenneté russe ne sont que quelque 6 millions (à comparer aux 110 millions de Chinois des régions frontalières). La faible emprise au sol de la population russe, les rigueurs climatiques et les limites en capacité des réseaux de circulation (Transsibérien et Baïkal-Amour-Magistral) entravent la pleine mise en valeur des ressources naturelles (forêts, minerais et hydrocarbures).

La croissance et le développement de l'Extrême-Orient russe requièrent une plus grande ouverture sur les économies d'Asie-Pacifique, celles de Chine, du Japon et de Corée du Sud en tout premier lieu. Une stratégie économique régionale d'une telle envergure ne saurait être conduite depuis le centre politique moscovite et la "verticale du pouvoir" prônée par Vladimir Poutine est susceptible de contrarier les dynamiques russo-orientales ; l'affirmation du binôme Khabarovsk-Vladivostok comme axe d'intégration régionale, tant au plan politique qu'économique, conditionne dans la durée la bonne insertion de l'Extrême-Orient russe dans les réseaux d'échanges est-asiatiques. En l'état actuel des choses, la forte croissance du commerce extérieur de la Russie avec ses voisins d'Asie-Pacifique ne suffit pas à impulser un développement équilibré de l'Extrême-Orient russe et il reste beaucoup à faire pour valoriser pleinement cette fenêtre maritime. Effective depuis 1998, la participation de la Russie au Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) ne saurait faire illusion.

Sur le plan diplomatique, les dirigeants russes mettent en exergue la dimension est-asiatique de leur pays et il serait erroné d'y voir une simple rhétorique destinée à renégocier en position de force leur "partenariat conflictuel" avec les puissances occidentales (Etats-Unis, pays membres de l'UE et de l'OTAN). Approuvée par Vladimir Poutine le 30 juin 2000 et toujours en vigueur, la Doctrine de Politique étrangère de la Russie souligne l'importance des liens avec l'Asie, notamment avec la Chine, et le fait que le nouveau président russe, Dmitri Medvedev, ait effectué son premier voyage à l'étranger à Pékin (avec une étape hautement significative au Kazakhstan), les 23 et 24 mai 2008, atteste de la continuité des grandes orientations diplomatiques. Le "partenariat stratégique" sino-russe du 24 avril 1996 a été suivi d'un Traité de bon voisinage d'amitié et de coopération, le 16 juillet 2001, et d'un accord final de délimitation des frontières communes, le 14 octobre 2004. Les déclarations sino-russes en faveur d'un "monde multipolaire" abondent, le commerce bilatéral est en forte croissance et l'Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), principalement animée par Pékin et Moscou, semble avoir le vent en poupe.

Pourtant, la relation sino-russe n'a pas abouti à un axe Moscou-Pékin . En Russie, le "complexe mongol" demeure et nombre de dirigeants russes sont circonspects quant aux perspectives de ce partenariat. La coopération militaro-industrielle marque le pas et les militaires russes se sont opposés à la vente de plusieurs systèmes d'armes (chasseurs, bombardiers et missiles de haute technologie) ; la logique commerciale prévaut mais elle ne suffit pas à dissiper le spectre d'une menace militaire à l'Est. Quant aux négociations bilatérales sur le projet d'oléoduc Angarsk-Daqing, depuis les gisements pétroliers de Sibérie orientale jusque dans le nord de la Chine du Nord, elles achoppent sur la question du tarif et plus encore sur le refus des dirigeants russes de se lier à un acheteur final. La préférence pour un oléoduc acheminant le pétrole jusqu'à Nakhodka, avec des débouchés commerciaux vers le Japon, la Corée du Sud voire les Etats-Unis, et une possible dérivation vers la Chine, semble attestée. Enfin, la Russie et la Chine sont en compétition ouverte en Asie centrale, sur le plan énergétique et économique comme sur le plan diplomatique, et cette vive rivalité hypothèque les scénarios de transformation de l'OCS en une véritable alliance.

L'autre grand acteur régional en Asie-pacifique est le Japon, première économie de la région et possible puissance globale de rang planétaire, alliée des Etats-Unis depuis le traité de San Francisco (8 septembre 1951). Si avec quelque 6000 km de littoraux, la Russie dispose de larges ouvertures sur l'océan Pacifique, il faut prendre en compte le fait que l'essentiel du peuplement se trouve dans le tiers méridional de l'Extrême-Orient russe, à la latitude de l'archipel japonais. Le port de Vladivostok a été construit sur les rives de la mer du Japon et les quatre principales îles de l'archipel japonais forment une barrière en direction de l'océan Pacifique. Dès la fin du XVIIe siècle, pêcheurs japonais et russes sont en concurrence sur les îles au nord d'Hokkaido (archipel des Kouriles et Sakhaline) et les tensions territoriales sont croissantes. Signé en 1855, le Traité de Shimoda reconnaît la souveraineté de la Russie sur les Kouriles du Nord et celle du Japon sur les Kouriles du Sud ; l'île de Sakhaline est placée sous administration conjointe. En 1875, un nouveau traité est signé à Saint-Pétersbourg : le Japon renonce à sa souveraineté sur Sakhaline et l'exerce en totalité sur l'archipel des Kouriles.

Les rivalités d'influence en Mandchourie et en Corée mènent à la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Les forces terrestres et navales de la Russie sont défaites et le Traité de Portsmouth (5 décembre 1905) entérine la victoire japonaise. Sakhaline passe sous souveraineté japonaise, la Mandchourie et la Corée entrent dans la sphère d'influence nippone. Au cours de la guerre civile russe, le Japon débarque un corps expéditionnaire à Vladivostok qui ne sera évacué qu'en 1922. Le Japon reconnaît le régime bolchevique en 1925 mais les relations demeurent conflictuelles et les armées des deux pays s'affrontent en Manchourie (1938-1939). Pourtant, la signature du Pacte germano-soviétique (23 août 1939) modifie la donne géopolitique jusqu'en Extrême-Orient ; le 13 avril 1941, Moscou et Pékin signent un pacte de neutralité de cinq ans. Il est rompu par l'URSS le 8 août 1945, entre les bombardements nucléaires d'Hiroshima et de Nagasaki, ce qui permet à Moscou de s'emparer de Sakhaline et des Kouriles, conformément à un accord secret passé à Yalta.

Les Japonais ne reconnaissent aucune valeur à cet accord secret et le différend territorial sur les Kouriles renforce l'inimitié russo-japonaise, sur fond de Guerre froide et de stratégie de containment étendue à l'Asie. Des pourparlers sur un traité de paix russo-japonais sont ouverts en 1956 : Tokyo exige la restitution préalable des îles de Kunashiri et Etorofu (les Kouriles du Sud) ainsi que des îles voisines de Shikotan et Habomaï ; Moscou s'y refuse mais propose la restitution de ces deux îles moyennant l'abandon des revendications sur les Kouriles du Sud. La négociation tourne court. Une seconde tentative échoue en 1972 et le Japon se rapproche alors de la Chine populaire, dans le sillage des Etats-Unis ; le 12 août 1978, Tokyo et Pékin signent un traité de paix. Pour contrer ce nouveau triangle géostratégique, Moscou renforce son implantation militaire sur les îles de Kunashiri et Etorofu (7000 hommes et une base aérienne). La mer d'Okhotsk fait alors figure de Mare Clausum soviétique .

L'affirmation de la puissance économique japonaise au cours des années de « haute croissance », de l'après-guerre jusqu'à la fin des années 1980, semble avoir joué un rôle essentiel dans le phénomène Gorbatchev. Largement distancée par les Etats-Unis dans tous les domaines, l'URSS est en passe d'être dépassée par le "petit" Japon ; une partie des dirigeants soviétiques prend alors pleinement conscience des « contradictions internes » du socialisme. Gorbatchev tente une ouverture vers le Japon dans le domaine des relations économiques (Discours de Vladivostok, 28 juillet 1986) et divers accords de coopération sont signés dans les mois qui suivent. Les citoyens japonais ont désormais la possibilité de se rendre sur les tombes de leurs ancêtres qui reposent dans les Kouriles du Sud mais le différend territorial n'est pas réglé. Lors d'un voyage au Japon, le premier dirigeant russe de la période post-soviétique, Boris Eltsine, laisse entrevoir un possible règlement sur la base des propositions formulées par Moscou en 1956 mais l'ouverture ne va pas au-delà. En septembre 2000, le voyage de Vladimir Poutine au Japon n'a pas débouché sur de nouvelles négociations, et ce en dépit de la volonté affichée de diversifier les partenariats économiques en Asie. Tokyo posant la restitution des Kouriles du Sud en préalable à toute intensification des relations économiques bilatérales, les liens russo-japonais ne peuvent être renforcés.

Le peu d'influence des dirigeants russes sur la question nucléaire nord-coréenne vient par ailleurs illustrer l'incapacité de la Russie à se poser en "producteur de sécurité" en Corée comme dans l'ensemble de l'aire est-asiatique . Au début de son premier mandat présidentiel, Vladimir Poutine a mis en œuvre une politique d'équidistance entre Corée du Nord et Corée du Sud. Le 9 février 2000, Moscou et Pyongyang signent un traité d'amitié, de bon voisinage et de coopération, en retrait toutefois par rapport au traité de 1961 (la clause d'assistance militaire automatique n'est pas reprise) ; Vladimir Poutine est ensuite le premier chef d'Etat russe, période soviétique comprise, à se rendre en Corée du Nord (juillet 2000). Parallèlement, la Russie s'efforce de développer des relations économiques et sécuritaires avec Séoul et le président russe effectue l'année suivante un voyage en Corée du Sud (février 2001).

Pourtant Moscou ne parvient pas à se poser en médiateur entre les Etats-Unis et la Corée du Nord ; son poids propre dans les négociations à six (Etats-Unis, Chine, Japon, Russie, Corée du Sud, Corée du Nord) est réduit. "L'objectif du Kremlin, expliquent Anne de Tinguy et Isabelle Facon, était de ne pas se trouver à l'écart des recompositions géopolitiques ultérieures dans le cadre d'une éventuelle réunification coréenne et – à plus long terme – d'être "récompensé" par des liens politiques et économiques forts". Ajoutons que la possible confirmation par l'AIEA (Agence internationale de l'Energie atomique) de liens nucléaires occultes entre la Corée du Nord et la Syrie – Damas est l'un des "points d'entrée" de la Russie au Proche-Orient - pourrait mettre en évidence la complaisance de Moscou dans l'affaire du nucléaire nord-coréen.

L'analyse géopolitique de l'Asie orientale, élargie à l'Extrême-Orient russe, montre la difficulté voire l'incapacité de Moscou à influencer de manière décisive les équilibres régionaux et, plus encore, à y projeter force et puissance. Face à des pays qui la surclassent en bien des domaines, la Russie vise prioritairement à préserver le statu quo territorial et la sécurité régionale, à rééquilibrer ses relations économiques extérieures et, sur le long terme, à mieux insérer son "Orient" dans les dynamiques de croissance est-asiatiques ; ces objectifs ne font pas de la Russie une "nation euro pacifique", pointe avancée de la civilisation européenne en Asie et pilier oriental d'une entente cordiale d'envergure continentale, depuis Dublin jusqu'à Vladivostok. La "grande stratégie" des dirigeants russes privilégie la reconstitution d'une forme d'union post-soviétique, dans les limites de la CEI, et vise à contenir les influences occidentales. Réduites au statut de périphérie de la Russie-Eurasie, l'Ukraine et Géorgie doivent donc être vigoureusement dissuadées d'incorporer les instances euro-atlantiques. Au final, la Russie se veut une puissance eurasiatique et c'est comme telle qu'elle doit être appréhendée.


Abstract

The "no” to the Lisbon Treaty and the hesitations of other European countries are questioning the institutional reform and reveal the seeds of dispersion within the European Union. Some give way to the "schadenfreude" and put forward Europe-shaping projects. Beyond the disappearance of the European Commission, these projects provide including Russia in a new European system and excluding the United States from the Old World. This prospect reflects the proposals made by Dmitri Medvedev in Berlin, on June 5th 2008: a Pan-European security system based on the balance between “naked national interests”, without taking into account the EU and NATO. Thus, Russia could lean on an immense landing in Asia for strengthening bilateral relations and promoting its interests in Europe. Faced with divided European nations and public opinions tired of “great History”, Moscow could impose its will. Indeed, the Russian territory is extended to the Asian shores of the Pacific Ocean and it would be a mistake to forget the Far East of this big country. Russia could not be defined as a mere European country.














Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale, il participe aux travaux du Groupe PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) (http://www.ipse-eu.org) et du Centre d'Etudes et de Recherches de l'Ecole Militaire (CEREM).

Organisations en lien avec Fenêtre sur l'Europe :