par Brigitte Rorive, Claude Emmanuel Triomphe, le vendredi 08 janvier 2010

"Pour contribuer à améliorer la qualité de nos services, votre conversation peut être enregistrée". A l'instar des centres d'appel, l'irruption du client est source de mutations dans le rapport au travail

Et ce aussi bien dans la structure de l'entreprise que dans l'exécution de la relation de travail. Une étude européenne, conduite en 2004-2005 en Belgique, en Suède, en Pologne, en France et au Royaume Uni, a tenté de définir les trois enjeux majeurs autour de cette question : Comment réguler emploi et travail, lorsque le client rend les relations individuelles et collectives de plus en plus multipolaires ?

Paru dans la lettre de Metis Europe du 15 décembre 2009

http://www.metiseurope.eu


Des logiques d'action paradoxales


Deux logiques antagonistes se superposent. D'une part, les entreprises s'inscrivent dans une logique de coût, exprimée par une rationalisation industrielle et économique de l'activité, des comportements, des choix. D'autre part, elles prônent une logique de service, exprimée par une quête de qualité, l'autonomie des comportements, la participation aux décisions, l'esprit d'initiative. La mise en œuvre de ces deux logiques se traduit par une exacerbation des pressions sur le salarié, et, souvent, sur le management de proximité et par l'expression dans une même situation de travail d'injonctions contradictoires.

Il appartient alors au salarié, seul ou avec l'aide de son encadrement, de réaliser la synthèse entre ces deux logiques, de poser les justes arbitrages, de mobiliser des compétences de jugement et d'analyse, de défendre ses choix. Emblématique des pratiques d'externalisation, le secteur des centres d'appels est fortement révélateur de cette mise en tension entre deux logiques, économie d'échelle d'un côté et spécialisation de l'autre.

Les téléopérateurs sont soumis à des procédures très strictes, formalisées dans des scénarios de communication ou des scripts. Les outils automatiques de gestion des appels marquent les cadences de travail. Aussi, le téléopérateur ne contribue nullement à la conception et à l'élaboration de ces contenus de travail. Il doit être capable de se conformer à ces prescrits et de s'en écarter, parfois sensiblement, lorsque la situation échappe aux prévisions.

Sur le plan de l'emploi, cette tendance se traduit par une segmentation croissante des marchés du travail, tant à l'intérieur d'une même organisation qu'a l'extérieur. La recherche d'efficacité des coûts pousse vers des nouvelles formes de contractualisation de l'emploi qui permettent d'ajuster au maximum les effectifs aux variations de la demande et de faire glisser vers d'autres acteurs la responsabilité du lien salarial.

Le développement de l'auto-emploi en Pologne (http://www.metiseurope.eu/les-polonais-champions-de-l-auto-emploi-et-du-teletravail_fr_70_art_27043.html) ou du "travailleur à la demande" en Suède, s'inscrit dans cette logique. La quête de qualité et d'amélioration continue des produits et services conduit plutôt à privilégier la stabilité de l'emploi et des parcours professionnels tout en développant l'autonomie et la responsabilisation des salariés et en leur donnant un rôle plus actif dans la conception et l'exécution du travail.

En développant l'employeeship, selon l'expression d'un chercheur suédois (lequel ? Claus Møller; Employeeship: The Necessary Prerequisite for Empowerment, published 1994), les organisations confient aux salariés la résolution des conflits ou des problèmes internes aux équipes de travail, mais également la gestion des relations avec les clients ou partenaires externes.

Or le développement de la responsabilité n'a pas nécessairement pour corollaire une amélioration des conditions de travail et un épanouissement personnel. Ses effets sont liés tant à la façon dont l'encadrement exerce son rôle et réinvente la subordination qu'à la capacité des individus à mettre œuvre et à gérer ces nouvelles responsabilités. L'employeeship demande alors de reconsidérer la question du développement social et humain par une politique cohérente de gestion des compétences et d'évolution professionnelle.

Beaucoup s'interrogent sur le caractère pérenne de cette stratégie hybride, alliant économie d'échelle et recherche de qualité et sur la capacité des organisations à mettre en œuvre les "bonnes pratiques" pour parvenir à concilier ces deux logiques antinomiques, tant sur le plan collectif que sur le plan individuel. Quels seraient par exemple les effets sur le travail et l'emploi de la pérennisation de cette tendance, notamment en matière d'identification, de formalisation, de validation et valorisation des compétences particulières qu'elle implique, de gestion des situations de stress, de recomposition du rôle de l'encadrement ?


Des comportements lisibles et transparents


La recherche combinée d'efficience et de qualité tend à déterminer les comportements du consommateur et du producteur de biens et services. D'un côté, les systèmes de contrôle et de mesure de la qualité du service fourni, et de la satisfaction du client, se multiplient et se formalisent. Les dispositifs de certification, de labellisation ou de gestion de la qualité s'imposent en quelque sorte, par la volonté de satisfaire au plus près les besoins des clients. L'enregistrement de la conversation avec l'opérateur du début ne se discute donc pas.

Ces dispositifs permettent de rendre visibles et lisibles tous les comportements liés aux activités de gestion de la relation à la clientèle et d'agir sur ses aspects quantitatifs (diminution des « temps morts », réduction des erreurs ou rejets, amélioration de la séquence des tâches, de la vitesse d'exécution). Ils renforcent la double contrainte de qualité et de quantité qui pèse sur le salarié dans certains contextes.

Dans les centres d'appel ou autres services externalisés, en Belgique ou en Angleterre, ce phénomène est devenu très sensible. La gestion des effectifs oscille constamment entre le besoin de rentabilité et le désir de centrer le service sur le client. Cette double contrainte se traduit par des paradoxes de gestion et par une augmentation sensible du contrôle et du suivi de la performance, tant quantitative que qualitative du salarié. Ce dernier ne fait pas seul l'objet d'une traçabilité croissante, le comportement du consommateur est également décodé, pisté, analysé, et rendu de plus en plus transparent. A la gestion par la standardisation des comportements, procédures et résultats, s'ajoute alors une forme de gestion par la standardisation des besoins. Le client final ou le consommateur reste finalement assez éloigné de la construction d'une solution à ses problèmes, le salarié également.

Ces différents constats dégagent une nouvelle perspective de recherche. Comment articuler les différentes formes de standardisation ? Quels sont leurs effets sur le durcissement des conditions de travail, sur l'équilibre de plus en plus ténu entre autonomie et contrôle, sur les nouvelles formes de contrôle induites par une standardisation par les besoins, sur les possibilités de construction collective et d'apprentissage organisationnel ?


Et l'humain dans tout ça ?


Quelle place reste-t-il pour l'homme dans des systèmes de production soumis à d'importantes pressions externes ? Dématérialisée et largement symbolique, la figure du client oriente, guide, justifie d'importants changements dans les rapports de travail et d'emploi sans toutefois que la personne du client, au nom de laquelle s'effectue ces changements, y soit directement associée ou impliquée. Placé dans des situations d'arbitrage délicat entre différentes logiques d'action, le salarié doit faire preuve de discernement et d'initiative dans un contexte de travail largement prescrit et procédurisé. La recherche d'efficacité et d'économie d'échelle, constante quelle que soit le type d'entreprise et sa stratégie de marché, conduit les organisations à adopter des outils informatiques et automatisés de gestion de la relation à la clientèle.

Leur mise en oeuvre constitue un bon exemple de la difficulté à prendre en considération le facteur humain dans les efforts de rationalisation de la production d'un bien ou d'un service. D'une part, ces outils restent construits sur une perception des attentes et besoins du client qui oriente la collecte d'informations, leur traitement et leur exploitation et permet une gestion plus efficace du point de vue du fournisseur sans pour autant se traduire par une augmentation de la qualité du service du côté du destinataire. Ce dernier est en effet rarement impliqué dans la conception et le développement d'un outil destiné à améliorer le service qui lui est offert.

D'autre part, ces outils sont intégrés dans les organisations avec la croyance qu'ils vont améliorer la gestion de la relation à la clientèle sans prise en compte des interactions avec leurs principaux utilisateurs, les salariés en contact direct avec la clientèle. En France, le témoignage de consultants spécialisés en gestion de la relation à la clientèle met en évidence que l'outil ne « crée pas le management de la relation à la clientèle » mais le facilite, lorsqu'une "culture client" est déjà présente dans l'organisation. Et pourtant, la revue de littérature réalisée par l'équipe belge montre à quel point le salarié qui va interagir dans sa pratique quotidienne avec cet outil est totalement absent de sa construction et de sa conception.

Des risques d'aliénation et de coercition émergent alors dans des contextes où le travail est dicté et normé par un outil développé sans le concours de ses utilisateurs, et sans tenir compte des interactions avec ce dernier.


Claude-Emmanuel Triomphe est directeur de publication et de la rédaction de Metis.

Brigitte Rorive, est docteur en Gestion, Management et Stratégies des organisations, ancienne directrice du LENTIC à l'Université de Liège, et actuellement directrice des projets et de l'organisation aux Hôpitaux universitaires de Genève.

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