Les récents acrimonies et comportements d'incohérence institutionnelle-décisionnelle lors des difficiles débats de l'Eurogroupe sur la déliquescence macro-économique grecque nous fournissent la «bien inconfortable occasion» de réitérer notre désarroi devant les carences «multiniveaux» du leadership européen et national, dont le substratum explicatif demeure, certes, constant, soit : a) l'intergouvernementalisme galopant, dû, à la fois, à la poursuite de la de facto érosion de la supranationalité communautaire (politisation de la Commission; leadership faible depuis le départ de Jacques Delors nous réservons, évidemment, notre jugement dans le cas du nouveau président Jean-Claude Juncker, dont nous n'avons pas encore les marques décisionnelles dans ses nouvelles fonctions; influence déclinante de l'Exécutif de Bruxelles dans les grandes orientations-décisions de l'Union et incapacité de défendre ses rôles «constitutionnels» afférents) et aux successives réformes constitutionnelles favorisant la branche intergouvernementale du système; b) la montée des courants nationalistes-souverainistes dans les États membres et l'arrivée consécutive, au Parlement européen, de nouvelles forces eurosceptiques et europhobes; c) l'incapacité des gouvernements nationaux de s'adapter et de répondre aux défis de la globalisation et aux impératifs d'une Europe forte et leur constant reflexe électoraliste donnant préséance aux considérations de politique interne; d) la décote progressive du leadership de deux grands pays membres de l'eurozone, France et Italie, se trouvant, de surcroît, en déliquescence macro-économique et en perte de compétitivité; e) le découplage de l'alliance-complicité franco-allemande, malgré la recherche d'occasions de «revitalisation» (par exemple, à l'occasion de la guerre en Ukraine). S'agissant, plus spécifiquement, de l'Eurogroupe, mis à mal par le nouveau gouvernement grec, il peine à imposer résolument la règle «pacta sunt servanda», fondée, en l'occurrence, sur des décisions européennes et nationales (approbations de parlements nationaux) de stricte application des mesures et obligations découlant de l'entente sur un programme de soutien. Aussi, y constatons-nous une grande fluidité de prises de positions, avec, surtout, la multiplication d' interventions directionnelles de suppléance de la part de l'Allemagne, de démarches nationales de «cavalier seul», cacophoniques, arythmiques et à l'emporte-pièce, quasi quotidiennes, manifestées à l'occasion de diverses réunions institutionnelles de l'Union, et, notamment, de l'Eurogroupe, mais souvent exprimées en marge de celui-ci, en amont et en aval de ses travaux: elles sont sous-tendues par une volonté d'arbitrage et de déblocage face aux arguments controversés et aux risques de dérapages, mais, également, par des motifs d'intérêt national, en provenance des capitales nationales, le tout accentué par une évidente incapacité fonctionnelle du leadership de l'eurozone de prendre le contrôle institutionnel du processus. En ces temps, dès lors, difficiles pour la marche intégrative européenne, l'affirmation de Jean Monnet, «rien n'est possible sans les hommes, rien n'est durable sans les institutions», retrouve sa grande pertinence, pour nous interpeller et nous alarmer devant ces situations de crise structurelle-fonctionnelle de la zone.
1° Le «de facto» leadership directionnel de l'Allemagne
La prudente et constante hésitation historico-politique des dirigeants allemands de l'après-guerre à tenir, seuls, le haut du pavé dans la construction européenne, les a conduits au choix résolu d'une «Allemagne européenne», dissipant ainsi la vielle et récurrente crainte d'une «Europe allemande». Or, depuis l'établissement de l'union monétaire européenne et, de façon plus ressentie, depuis la crise dans la zone euro, l'on est témoin d'un rôle directionnel croissant des autorités allemandes dans cette mouvance : il s'inscrit dans une finalité de défense d'un certain modèle d'«orthodoxie» intégrative monétaire, déjà reflété dans le traité de Maastricht et le régime juridique échafaudé depuis, avec, notamment, la protection de l'indépendance de la Banque centrale européenne et le respect de la rigueur macro-économique (penser, notamment, au Pacte de stabilité et de croissance, actualisé-renforcé par divers actes de droit européen, ainsi qu'au Pacte budgétaire dont on a, toutefois, souligné les difficultés d'application), devant assurer la stabilité monétaire et la compétitivité-croissance économique. Pareille approche et volonté de rôle directionnel sont sous-tendues par la mémoire historico-économique des Allemands et leur culture monétaire afférente, qui appellent à un euro stable et fort, rempart contre l'inflation; elles sont, par ailleurs, confirmées et encouragées par le Parlement allemand et, souvent, réitérées par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui fait de cette «éthique» monétaire la condition sine qua non de la participation allemande à l'UEM et à son développement. Aussi, et de façon corrélative, le respect de ces règles monétaires et budgétaires ainsi que de celles du libéralisme économico-commercial de fondation de la Communauté économique européenne (libéralisation des flux des biens, des services et des facteurs de production, dans un régime de libre concurrence) constitue-t-il l'essence de l'adhésion allemande à l'édifice intégratif. Dans cet ordre d'idées, plutôt que d'y voir une tendance à l'hégémonie au sein de l'UE, il importe de reconnaître, tout simplement, la permanence de l'attachement allemand au régime européen établi, économique et juridico-institutionnel, en particulier, ici, à celui de la zone euro; ceci d' autant plus que, dans le cadre de l'échafaudage d'une gouvernance économique européenne, avec un système financier de solidarité européenne d'intervention dans la zone euro, l'Allemagne ou, plus précisément, le contribuable allemand, porte, en proportion, une plus grande part du fardeau imparti aux États participants. Et, s'il est vrai que ce positionnement force l'Allemagne à une plus grande visibilité de rôles, avec, par ailleurs, une certaine tendance à leur personnalisation, autour du leadership du ministre des finances Wolfgang Schäuble, il ne s'inscrit que dans une fonction de subsidiarité, c'est-à-dire de suppléance face aux carences des autres : le dysfonctionnement du couple franco-allemand (il importe de rapporter ici une récente déclaration du président de la Bundesbank Jens Weidmann , dans la foulée du nouveau délai (2017) accordé à la France pour ramener son déficit sous la barre des 3%, significative du malaise devant ce «décrochage» français : «il serait malheureux que l'on donne l'impression que les règles sont en fin de compte toujours en négociation et que la consolidation budgétaire est constamment repoussée par les gouvernements nationaux» - notre traduction), les faiblesses macro-économiques de la France, en mal de réformes structurelles, et la crise socio-économique en Italie, combinés à l'absence du Royaume-Uni de l'eurozone, laissent, au sein des Grands de l'UEM, l'Allemagne seule à l'avant-scène d'un leadership pour le maintien de la discipline au niveau des finances publiques nationales et de la stabilité de la zone euro, avec, comme conséquence, une kyrielle de perceptions négatives et de craintes de domination au sein de certains États membres de la zone et, surtout, et pour cause, de ceux en déliquescence macro-économique et en carence de compétitivité.
2° L'Eurogroupe mis à dure épreuve : influences directionnelles, comportements de «cavalier seul», carences institutionnelles-fonctionnelles du système de la zone euro
On a souvent épilogué sur la faiblesse de l'encadrement institutionnel de la zone euro et, notamment, sur celle de l'Eurogroupe. À cet égard, la crise grecque, accentuée depuis l'élection d'un nouveau gouvernement, fut le révélateur de l'incapacité de prise de décisions rapides et cohérentes au niveau de l'eurozone et, en particulier, de l'Eurogroupe : les pays de la zone, qui procèdent à des interventions d'aide de prêts de solidarité, avec des programmes rigoureux d'assainissement des finances publiques et de réformes structurelles de l'économie, font preuve de cacophonies, d'ambiguïtés, de tergiversations, d'indécision (par exemple, dans le cas grec, sur la question de la viabilité de la dette, de sa restructuration-réduction, des possibles nouveaux «paquets» de prêt, du choix des réformes à privilégier, des nouveaux mécanismes de contrôle (abandon de la troïka) etc.), voire de laxisme, chaque fois qu'il est question d'imposer avec rigueur au pays bénéficiaire de cette aide, et toujours en déliquescence macro-économique, le stricte respect de ses obligations. On comprendra, donc, les fuites en avant, d'États membres ou de représentants d'institutions européennes, se livrant, selon le cas, à des initiatives unilatérales d'influence directionnelle, à des interventions de «cavalier seul» ou, encore, à des manifestations de procrastination, créant ainsi un environnement décisionnel éclaté et inefficace, portant atteinte à la crédibilité de l'acquis monétaire européen.
a) Au niveau des influences directionnelles, en amont et en aval des réunions de l'Eurogroupe, nous avons déjà effleuré le cas de l'Allemagne : celle-ci se charge, fréquemment, par la voix de la Chancelière Angela Merkel et de son ministre des finances Wolfgang Schäuble, d'endiguer la rhétorique et l'action du nouveau gouvernement grec, hostile aux politiques de rigueur macro-économique et, plus généralement, à l'«éthique» monétaire et macro-économique allemande. À cet égard, l'objectif de ce déploiement et de cette insistance directionnelle des autorités allemandes est multidimensionnel : il s'agit d'éviter toute tentative de pays membre pouvant décrédibiliser ce modèle macro-économique et les réformes structurelles qui le complètent, ceci d'autant plus que, contrairement à la Grèce, les autres pays, destinataires de programmes de soutien et de surveillance, enregistrent de bons résultats d'assainissement des finances publiques et d'amorce de reprise de l'activité économique (Chypre et, surtout, Irlande et Portugal); il importe aussi d'empêcher la constitution d'un front commun des pays du Sud (ce risque semble, toutefois, pour l'instant, éloigné), pouvant diluer le modèle de rigueur budgétaire et de croissance par les réformes structurelles et la compétitivité, voire pousser vers une vraie mutualisation des dettes, évolution économiquement, politiquement et constitutionnellement inacceptable pour l'Allemagne, en tout cas sans la fédéralisation réelle de l'UE; enfin, on détecte le souci d'endiguer un débordement idéologique de cette contestation grecque et sa propagation en faveur de segments de la gauche européenne opposés aux politiques de l'UEM ou d'une droite souverainiste et europhobe, qui en profiterait pour déclencher un processus désintégratif en Europe et, par conséquent, une nouvelle crise dans la zone euro, déstabilisatrice de la monnaie unique sur le plan tant européen que, plus largement, mondial. Pour y parvenir, le gouvernement de l'Allemagne, le ministre Schäuble en tête, a souvent préempté les travaux de l'Eurogroupe et certaines timides initiatives de médiation de la Commission, de crainte d' un départ de ladite «orthodoxie monétaire», recourant, fréquemment, à des interventions publiques unilatérales (conférences de presse, déclarations publiques, interviews, etc.) pour exiger de la part du gouvernement grec le strict respect du programme existant et en cours d'évaluation, et faisant, sur le fond, de la discipline macro-économique et de la réalisation d'importantes réformes structurelles la condition sine qua non de la poursuite du soutien et d'éventuelles nouvelles actions de solidarité européenne.
b) Sur le plan des actions de «cavalier seul» des autres Grands de l'eurozone, la France, elle aussi en déliquescence macro-économique (bénéficiant, l'avons-nous évoqué, une extension, fort controversée à Bruxelles, de la période «de grâce » pour la réduction de son déficit budgétaire) et avec un réel retard dans la mise en uvre des nécessaires réformes structurelles de compétitivité, se livre à un exercice de témoignages de sympathie envers le gouvernement grec, dans des rencontres-communications bilatérales de son président et de son ministre des finances avec les dirigeants grecs, dont le Premier ministre et son ministre des finances. Quant à l'Italie de Matteo Renzi, qui connaît une situation de résistance sociale au programme de réformes du gouvernement, s'est, également, montrée, dans les contacts avec le Premier ministre Tsipras, attentive aux critiques des programmes dits d'austérité, sans, toutefois, s'engager précisément à la défense ouverte et soutenue des positions helléniques. Et sans chercher à multiplier ici nos exemples, il nous paraît évident, que par ces actions directionnelles et de «cavalier seul», on préempte le dialogue institutionnel et l'efficacité «collégiale» de l'Eurogroupe : plutôt que de resserrer, autour de son président, de la Commission et de la Banque centrale européenne y participant, les liens tissés, on risque de le cantonner dans un rôle d'enceinte de «conférence intergouvernementale», conduisant à un climat de suspicion, au milieu de cacophonies, arythmies, antagonismes, spéculations et arrière-pensées.
c) Tout en regrettant ces pressions d'influence directionnelle et ces actions de «cavalier seul», en marge des institutions, force nous est de les considérer à la lumière desdites insuffisances de l'encadrement institutionnel de l'eurozone.
- La faiblesse de structuration de l'Eurogroupe et le manque d'expérience antérieure de gestion de crises, renvoyant à des dérapages macro-économiques au sein de la zone euro, ont poussé l'UE à s'aligner «à chaud» sur une coopération avec une autre organisation, le Fonds monétaire international, dont la philosophie, les objectifs, les approches et les règles de fonctionnement n'appartiennent pas à la sphère de ceux de l'intégration européenne. Aussi, par la troïka, «inventée» pour «gérer» les dossiers en question (étroite surveillance de la mise en uvre et de la stricte application, par les pays récipiendaires, des accords programmes de soutien les concernant) et représenter ainsi les institutions impliquées dans ces programmes (Commission européenne, Banque centrale européenne, FMI), l'UE a-t-elle dû se résigner à cette «cohabitation» avec le FMI, ne disposant pas ainsi une maîtrise totale de l'uvre à accomplir en accord avec les seuls objectifs et finalités de la zone et de l'Union.
- Les sommets de la zone euro, dans la foulée des réunions du Conseil européen, ne fournissent aucun cadre opérationnel de résolution systémique autonome des crises dans la zone.
- L'Eurogroupe, de son côté, souffre d'un sérieux déficit démocratique n'ayant ni la transparence de travaux, ni le contrôle parlementaire européen requis pour diriger, avec suffisamment de légitimité et d'efficacité, les gouvernements en crise macro-économique et de compétitivité, vers une discipline rigoureuse d'assainissement de leurs finances publiques et de réforme structurelle de leur économie.
Par ailleurs, sa trame structurelle-fonctionnelle est fort elliptique pour s'attaquer à ce type de questions : il s'agit, selon le Protocole no 14, afférant au TFUE, d'un forum informel de discussions, composé des ministres des finances des pays membres de la zone euro, avec une présidence pour deux ans et demi, se réunissant avec la participation de la Commission et l'invitation de la Banque centrale européenne (et, ad hoc, dans le cas des programmes de soutien impliquant le FMI, de sa directrice générale); il est, en outre, épaulé, par le «groupe de travail Eurogroupe», chargé de la préparation des réunions. Et pourtant, son mandat est fort ambitieux et sans adéquation avec ce modèle d'organisation-fonctionnement : il est appelé à assurer un «dialogue renforcé» sur des questions liées à la monnaie unique, avec comme finalité essentielle «la plus étroite coordination des politiques économiques, pouvant «favoriser les conditions d'une croissance économique plus forte» (selon le Protocole toujours).
- Certes, la Commission, participe aux réunions de l'Eurogroupe (les titulaires de deux portefeuilles de la Commission, de celui de vice-président chargé de l'euro et du dialogue social et de celui de commissaire pour des affaires économiques et financières, peuvent lui apporter la valeur ajoutée de leur expertise et, pourquoi pas, de leur attribut d'indépendance, proclamé par les traités) pour la meilleure préparation de ses travaux et la coordination du dialogue entre ses membres et, en cas de divergences en son sein, pour prodiguer ses services de «honest broker» supranational, dans la recherche de solutions du dénominateur commun le plus élevé possible. Or, la politisation croissante de la Commission, sorte de Conseil des ministres bis (avec, dans le cas de l'actuelle Commission, une forte majorité d'anciens Premiers ministres, d'anciens vice-Premiers ministres et d'anciens ministres), introduit aux débats «intergouvernementaux» de l'Eurogroupe, s'agissant de dossiers de haute importance politique pour les pays concernés (discipline macro-économique, réformes structurelles de l'économie), une orientation-sensibilité politique conforme à l'appartenance et/ou au passé (souvent un passé très récent) politique du commissaire et réduit, de la sorte, la dose de la nécessaire rationalité économique et monétaire à injecter dans ses décisions. De tels «biais» politiques furent, notamment, constatés lors des récents travaux de l'Eurogroupe sur le dossier grec, avec certains «clins d'il» de complaisance, mêlant rigueur macro-économique et laxisme de rythme et de résultat, pour «adoucir» ainsi la discipline budgétaire et les réformes structurelles prévues dans le programme de soutien afférent. Et pourtant, la Commission, gardienne des traités, scrutant les États pour le respect de leurs obligations, se doit d'insister, dès le départ et sans hésitations, sur la règle «pacta sunt servanda», en matière de strict respect des règles des programmes de soutien et des engagements contractés en cette matière et de pousser l'Eurogroupe vers la même direction, réduisant, du même coup, les phénomènes cacophoniques et politisés d'interventions directionnelles unilatérales et isolées de pays membres.
3° Que dire, maintenant, dans un bref épilogue, pour prendre congé du lecteur, après ce tableau des carences, voire des dérives politico-institutionnelles de la zone euro ? Gulliver empêtré, celle-ci apparaît soumise à une double et fort dangereuse pression: celle de ceux qui s'interdisent de protéger l'acquis intégratif de l'Union et d'y trouver l'élan du dépassement vers une Europe politique, craignant d'aller à contre-courant des intérêts nationaux du court terme et des résistances souverainistes, pourtant ancrées dans un passé révolu, vu l'énorme pression de la globalisation; celle de ceux qui sembleraient prêts à sacrifier plus de six décennies de marche soutenue d'unification du Vieux Continent, dans la paix et la prospérité, pour répondre aux sirènes des cycles politiques et des pièges électoralistes, qui rétrécissent leur horizon de réalisme et de courage. Que ces courants d'indécision, de scepticisme et de calculs politiques étroits se ressaisissent et acceptent l'urgente poursuite de l'approfondissement de l'intégration européenne, se souvenant de l'appel de Jean Monnet, toujours d'actualité, en faveur de limitations de souveraineté dans des domaines décisifs, comme celui de l'UEM : «La coopération entre les nations, si importante soit-elle, ne résout rien. Ce qu'il faut chercher, c'est une fusion des intérêts des peuples européens, et non pas simplement le maintien de l'équilibre de ces intérêts» (Mémoires).
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l'Université de Montréal et titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin Lyon 3