Depuis le rejet par les députés français en 1954 du traité de Communauté européenne de défense, le sujet est resté tabou. Les années soixante et suivantes ont été, suite aux réactions gaullistes à la division des blocs, celles d'un souverainisme français sans partage, marqué par le retrait de l'OTAN et appuyé sur une dissuasion nucléaire autonome. Il faudra deux décennies après l'éclatement du bloc de l'Est et la dissolution du pacte de Varsovie pour voir, aussi tardivement que paradoxalement, la France réintégrer l'OTAN en 2009, sans renoncer pour autant aux références gaulliennes dans sa politique nationale de défense.
Aujourd'hui la France, à l'instar des Etats-Unis, se trouve de plus en plus engagée dans des interventions militaires sur plusieurs théâtres d'opérations, tant en Afrique qu'au Moyen Orient, face à diverses factions islamistes radicales. La France conduit ces interventions forcément coûteuses sans grand appui de ses partenaires européens. Au même moment, elle se trouve de plus en plus pressée par ceux-ci de réduire un déficit public contraire aux règles de l'UEM. Dans ces conditions le grand écart budgétaire de notre défense nationale, jusque là périlleux, devient intenable.
Plusieurs anciens hauts gradés n'hésitent déjà plus à rompre le silence : avons-nous encore les moyens de financer notre force de dissuasion nucléaire, condamnée à demeurer dans la pratique inopérante, en plus du redéploiement de nos outils militaires d'intervention, de plus en plus sollicités ? Le gouvernement dément toute obligation de devoir opérer un choix au détriment de l'un ou l'autre des deux piliers de notre défense nationale. Mais on ne voit guère comment cette posture résistera à l'épreuve des nouveaux défis comme des échéances budgétaires.
Le plus étonnant de toute cette affaire est qu'aucune voix ne se soit élevée dans nos milieux politiques, de droite comme de gauche, en faveur de la relance d'une organisation européenne de la défense. Le contexte actuel parait pourtant plus que jamais l'exiger, avec la guerre civile qui meurtrit une Ukraine en voie de partition, le réveil d'un climat de guerre froide avec la Russie, et les interrogations européennes concernant l'avenir continental et mondial de la stratégie américaine.
Certes, les Etats membres d'Europe centrale et orientale libérés de l'ancienne URSS peuvent aujourd'hui se féliciter du bouclier que leur garantissent l'OTAN et le parapluie militaire américain. Mais outre le constat que les Etats-Unis ne se révèlent pas si « fair play » dans le traitement de leurs propres alliés, comme l'ont mis à nu les feuilletons Wikileaks puis Snowden, leur emprise dominante sur notre sécurité européenne ne saurait être sans conséquence sur l'équilibre des relations mutuelles, à commencer par le profilage économique, commercial, financier, consumériste et environnemental du futur traité transatlantique.
Surtout, nombre d'indices laissent présager que les intérêts défensifs et sécuritaires des Etats-Unis ne continueront pas toujours à coïncider forcément avec ceux des pays européens face aux mutations en cours des rapports de force mondiaux, d'ici jusqu'aux antipodes. Le besoin d'une défense européenne autonome, certes partenaire des Etats-Unis mais non pas unilatéralement dépendante d'eux, apparaît plus que jamais évident.
L'urgence économique d'une telle défense européenne apparaît tout aussi clairement. Il est effectivement déraisonnable de voir l'Europe laisser la France supporter seule ou presque le coût d'engagements militaires liés aux intérêts collectifs européens, tout en exigeant d'elle un retour pressant sur les rails de la rigueur budgétaire en raison de son appartenance à l'euro. Ne serait-il pas plus équitable de partager les coûts aujourd'hui assumés par la France pour la sécurité commune ?
Et il apparaît tout aussi déraisonnable de laisser le nouveau gouvernement grec confronté à l'équation également insoluble du rééquilibrage d'un budget militairement surchargé par la proximité turque, la partition chypriote et les tensions méditerranéennes croissantes. Ne serait-il pas plus sensé de mutualiser pareilles dépenses à l'échelle européenne, facilitant ainsi la réduction du déficit budgétaire de la Grèce, qui relève de l'intérêt collectif de la zone euro ?
Outre le renforcement de cette zone euro, l'organisation d'une politique cohérente et autonome de défense à l'échelle européenne constituerait également un levier irremplaçable pour renforcer la recherche-développement, relancer les activités industrielles, appuyer l'emploi et restaurer la compétitivité de l'Europe dans les secteurs et techniques de pointe, tous objectifs d'actualité brûlante face aux nouveaux géants mondiaux qui ne nous feront guère de cadeau sur ce plan là comme sur les autres.
Mais comment procéder dans l'état actuel de la construction européenne, avec ses vingt-huit Etats membres et ses traités si timorés et sibyllins en matière de sécurité et de défense ? Avec quels partenaires jeter les bases d'une coopération renforcée susceptible d'imprimer un nouveau souffle à l'Europe ?
Les Britanniques possèdent bien une expérience, un savoir-faire, des outils et des technologies qui constitueraient un apport de premier ordre pour une relance de la politique européenne de la défense. Celle-ci a d'ailleurs été prônée, certes de façon diplomatique et mesurée, par la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en décembre 1998. Mais on voit bien aujourd'hui que la tiédeur européenne persistante sinon croissante du Royaume Uni fonderait les assises d'une telle relance sur des sables mouvants soumis aux sacs et ressacs des marées du grand large !
Restent par contre les mérites toujours incontournables du couple franco-allemand, fort de son rôle historique et de son poids spécifique dans l'Union européenne, comme de sa complémentarité politique et économique. On vient de le voir assurer une présence européenne enfin visible lors des pourparlers de Minsk ayant associé Hollande et Merkel à Porochenko face à Poutine, et permis d'organiser les bases d'un cessez le feu. Mais on ne pourra guère en rester là.
Comment aller plus loin dans le rapprochement franco-allemand ? L'heure n'est-elle pas venue de nous entendre pour mettre un terme aux incohérences nationales et européennes actuelles en matière de défense ? D'aller au-delà d'une brigade franco-allemande symbolique, oubliée en vitrine depuis vingt-cinq ans ? De nous doter ensemble d'un véritable outil commun à la mesure de nos intérêts solidaires ? D'assumer tout le cahier des charges d'un destin désormais partagé, dont l'euro - pour être lui-même durable - ne saurait être qu'un des éléments constitutifs ? De dépasser l'enlisement sans fin des protocoles diplomatiques à vingt-huit pour nous doter d'un pacte bilatéral mutualisant nos politiques et outils de défense, ouvert aux autres Etats européens désireux et capables de s'y associer ? De donner ainsi son ossature crédible et autonome à une défense européenne commune ?
Dès lors qu'on sera enfin entré dans pareille approche européenne, on constatera qu'un seul porte-avions ne suffit pas à notre sécurité collective - comme déjà à notre sécurité nationale - compte-tenu des immobilisations d'entretien qui ne permettent pas d'assurer une permanence. Ne faudra-t-il pas alors convenir de construire ensemble un second porte-avions, qu'on pourrait d'ailleurs appeler « Konrad Adenauer » en hommage au nouveau bailleur de fonds, et qui compléterait heureusement notre « Charles de Gaulle » ?
Quant aux deux porte-hélicoptères d'intervention amphibie de type Mistral déjà construits par la France pour la Russie, mais dont la livraison est désormais exclue pour une durée plus qu'indéterminée - avec une ardoise conséquente pour notre budget national -, ne pourrait-on pas convenir de les affecter, budgétairement et militairement, à notre nouvelle force d'intervention européenne, comme l'a déjà suggéré François-Xavier Bellest dans une récente chronique de la Lettre d'Europe et Entreprises ?
Le financement de pareils équipements mutualisés pour notre défense et notre sécurité commune ne poserait pas de problème majeur dès lors que les capitaux ne manquent pas à la recherche d'investissements sûrs, dont l'attractivité et les garanties devraient être à la portée des deux premières économies de la zone euro, comme d'autres partenaires et des instruments financiers mobilisables à cette échelle.
Tout ceci contribuerait bien sûr à renforcer la solidité et la cohésion de cette zone euro, tout en participant tout aussi directement à l'exigence de relance économique aujourd'hui en tête des ordres du jour européens, alors même que le plan Juncker souffre à ce jour d'un manque de visibilité cohérente dans ses applications, comme d'une attractivité laborieuse des capitaux par delà sa mise de fonds annoncée de 315 milliards d'euros.
Avec le recul on constatera finalement que, sur ce sujet si polémique et si piégé de la défense européenne, les précurseurs malheureux ont eu, à deux reprises, le tort fatal de vouloir avoir raison trop tôt. Ce fut le cas de Jean Monnet en 1954 : la France, au sortir d'une guerre perdue en Indochine et toujours empêtrée par sa décolonisation, n'était pas prête à ratifier une Communauté européenne de défense intégrant sous contrôle américain son armée à l'ennemi d'outre-Rhin de la veille. Et ce fut le cas de Charles de Gaulle en 1963 : la République fédérale, aux prises avec une division antagoniste de l'Allemagne, avec l'armée rouge faisant face aux armées occidentales sur son propre sol, n'était pas prête à ratifier le traité bilatéral de l'Elysée sans l'assortir d'une référence appuyée à la protection américaine, lui retirant de facto toute portée politique autonome autre que d'exemplarité et de bon voisinage.
Mais aujourd'hui la bonne référence pour nos dirigeants européens de 2015 serait plutôt cet avertissement de Gorbatchev aux dirigeants de la RDA en 1989 : « l'histoire punit ceux qui viennent trop tard ». Voilà qui devrait sonner utilement, tant auprès d'une France désorientée par le spectre du déclassement national, économiquement déficitaire mais suréquipée militairement, qu'auprès d'une Allemagne assoupie dans sa réunification, économiquement excédentaire mais tout aussi déficiente sur l'autonomie de sa sécurité, à l'instar de l'Europe elle-même.
Voilà pourquoi l'urgence devrait être aujourd'hui de liquider les querelles dépassées entre « souverainistes » restés ouverts à une Europe autre que seulement marchande et « européistes » convaincus des impératifs d'une autonomie sécuritaire dépassant le périmètre d'un libre marché. Des souverainistes ouverts à l'Europe alliés à des européistes à la recherche d'une souveraineté : pourquoi pas ? Voilà qui relancerait sur des bases rafraîchissantes un débat européen trop vitrifié dans des controverses et des postures d'un autre âge ! Voilà qui redistribuerait utilement les cartes et bousculerait avec profit nos états-majors et nos chancelleries !
Au total si les uns et les autres, en Allemagne, en France, et de part et d'autre du Rhin, pouvaient finir par se rapprocher sur ces différents constats, certes innovants mais de bon sens, on pourrait enfin envisager de réussir ce que Jean Monnet comme Charles de Gaulle, avec leurs personnalités et leurs méthodes si opposables et si contrastées, ont tous deux visé mais n'ont pu assurer en leur temps, face à une conjoncture politique contraire : une autonomie sécuritaire crédible fondée sur une coopération franco-allemande renforcée, assurant une colonne vertébrale et sa pérennité à la construction européenne.
Aujourd'hui, c'est l'heure des comptes, celle à laquelle nos dirigeants actuels paraissent au demeurant le plus sensibles, qui doit achever de les convaincre que le temps est décidément venu de mettre notre défense, elle aussi, à l'heure européenne.
Bruno VEVER est délégué général d'Europe et Entreprises et secrétaire général de l'Association Jean Monnet