Xavier Grosclaude, le 4 mai 2020

 

" On ne résout pas un problème avec le mode de pensée qui l'a créé" Albert Einstein

Depuis l’apparition du coronavirus, les mots régénération, reconstruction, refondation… ont fait leur apparition dans le discours politique français. Ces mots ont assurément du sens mais ils renvoient tous malheureusement à une réalité très en-deçà du défi collectif à relever.  

           

Le XXIe siècle est né en Asie par accident… 

Avec la propagation planétaire du coronavirus, le Monde entier a assisté médusé à la naissance du XXIe siècle. Au-delà de la crise sanitaire en cours, cette naissance restera dans l’Histoire pour ce qu’elle est, à savoir une brutale injonction à la métamorphose.

Pour certains Français, conscients du retard accumulé par notre pays depuis trente ans, cette naissance est une délivrance. Elle condamne le conservatisme à un enterrement de première classe. Pour d’autres, elle constitue une véritable tragédie en réduisant à néant une normalité pensée comme immuable.

En fait, quelle que soit la réaction des Français à l’irruption du virus dans leurs vies, un constat s’impose, le "monde d’avant" n’est plusCe n’est ni une bonne ni une mauvaise chose mais simplement une réalité porteuse de nombreuses inconnues. Seule certitude, un changement de mode de pensée s’impose pour ne pas retomber dans les errements passés de modèles à bout de souffle.  

Par ailleurs, n’en déplaise aux partisans invétérés de la décroissance, la mort du "monde d’avant" ne signifie pas la fin de la mondialisation. La mondialisation va se poursuivre mais dans un environnement forcément très différent. Depuis quatre mois, la pandémie a mis en exergue les limites objectives d’une mondialisation prisonnière d’un capitalisme débridé.

L’Oncle Sam ne supporte plus Confucius…

Géopolitiquement parlant, si la rivalité entre le Etats-Unis d’Amérique et la République Populaire de Chine n’est pas nouvelle, le coronavirus vient de lui faire franchir un nouveau pallier en passant d’un affrontement commercial classique à un affrontement intégral assumé par chacun des protagonistes. Cette rivalité pour le leadership mondial va nécessairement rebattre les cartes d’alliances héritées de la seconde guerre mondiale. Aussi, la trajectoire de certains pays, comme l’Arabie-Saoudite, risque dans les prochains mois de perdre en linéarité.         

Sur le front du multilatéralisme, l’encéphalogramme plat de la gouvernance mondiale est condamné à perdurer pour longtemps encore. Les ambitions impériales de Xi JinPing en Mer de Chine méridionale et sa volonté affichée de contrôler, via les pays africains, l’ensemble des organisations internationales stratégiques ne milite pas pour une coopération internationale très intense. Pour rappel, au-delà de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) jugée à tort ou à raison sous influence, la Chine est déjà aux commandes de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI), de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), de l’Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel (ONUDI) et de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT). 

L’Histoire est aux abonnés absents                

Par le passé, l’Histoire fut souvent sollicitée pour se projeter dans le futur. Dans le cas présent, il n’existe pas de précédent historique intégrant toutes les dimensions de la pandémie en cours. Au demeurant, raisonner par analogie pourrait se révéler très dangereux en nous donnant l’illusion réconfortante d’avoir trouvé "LA" solution pour sortir par le haut d’une crise hors normes aux chiffres vertigineux.

En l’absence de référentiel pertinent, nous allons devoir procéder à un exercice exigeant de "reset intellectuel"La compréhension des mutations en cours (civilisationnelles, technologiques, démographiques…) et de leurs dynamiques est plus que jamais nécessaire pour apprivoiser le futur. Métamorphose oblige, réfléchir "out the box", recourir au "design thinking", penser l’impensable ne sont plus des options parmi d’autres mais d’impérieuses nécessités.  

La France est condamnée à se métamorphoser           

Étrangeté de ce début de millénaire, la pandémie en cours offre à la France l’opportunité unique de se remettre en mouvement autour d’un projet collectif placé sous le signe de l’ambition, de la cohésion et de l’innovation. Parmi les sujets à traiter de toute urgence, il faut citer :

Premièrement, la redéfinition du périmètre de l’État, de ses missions, de son organisation et de son fonctionnement. La France ne peut plus se satisfaire d’un État sclérosé construit sur un mille-feuille administratif devenu ingérable. L’abnégation de nombreux fonctionnaires (militaires, soignants, pompiers, policiers …) est exemplaire mais elle ne saurait masquer plus longtemps la réalité d’un pays à la fois sur-administré et mal-administré au regard des ressources allouées.

Par ailleurs, l’environnement des États a radicalement changé. Leurs ennemis ne sont plus seulement des États et/ou des mouvements révolutionnaires mais aussi des Proto-États terroristes, des cyberactivistes sans IP fixe, des réseaux criminels transnationaux, des médias paragouvernementaux hostiles et des Géants de l’industrie numérique peu soucieux de la souveraineté des États y compris dans le domaine monétaire.       

Deuxièmement, la valorisation des "sciences dures" et de la recherche au service d’une réindustrialisation stratégique. Sans parler des enjeux industriels liés à la suprématie quantique, la convergence de l’intelligence artificielle, de la blockchain et des objets connectés va accélérer le passage d’une "société de masse politisée" à une "société de personnes connectées". Qu’ils s’agissent de la médecine, de l’enseignement voire des prix à la consommation, la "personnalisation" sera désormais notre quotidien, un quotidien peuplé d’outils digitaux et d’applications en tous genres dont certaines seront d’intérêt général à l’image de la future StopCovid19.    

Contraintes à un devoir de résilience, seules les organisations capables de se réinventer en mettant l’innovation, le management relationnel et la protection de l’environnement au cœur de leurs activités sauront rebondir, les autres disparaitront emportées par le tourbillon du conservatisme ou l’incapacité objective, faute de fonds propres, de faire face…   

L’urbanisme, le logement, la mobilité, la formation, la santé, le tourisme, la recherche, l’agriculture, la culture… sont condamnés à se réinventer avec de nouveaux modèles de développement centrés sur l’innovation. Si le coronavirus a accéléré le recours au télétravail pour nombre d’actifs, il a aussi permis l’explosion du nombre de consultations médicales en ligne (plus de 2 millions) après une réflexion engagée par les pouvoirs publics en 1995 et une légalisation passée totalement inaperçue en 2018.     

Troisièmement, la création d’une relation continue pour tous les français aux savoirs et à la connaissance. En 2020, tout un chacun, quel que soit son âge et quel que soit son profil académique, devrait pouvoir se former d’où il veut, quand il le veut, sur tout sujet lui permettant de s’épanouir intellectuellement. Le nouveau Monde sera un monde d’excellence, le rôle de l’État est de la cultiver pour tous les Français sans exception.

La difficulté pour l’Éducation Nationale de fournir des cours en ligne à ses élèves signe l’archaïsme d’une administration de plus d’un million d’agents engluée dans des pratiques éducatives d’un autre âge.

Quatrièmement, la revitalisation de la démocratie française. Dans un monde d’interactions permanentes, la temporalité électorale des démocraties libérales risque d’être de plus en plus contestée. La démocratie du XXIe siècle devra nécessairement être relationnelle en multipliant les respirations démocratiques.

La technologie (e-vote, sondages en temps réel…) est là, reste à l’utiliser de manière judicieuse pour associer plus étroitement les citoyens aux décisions locales. Loin d’être exclusives l’une de l’autre, la gestion du national et du local doivent aller de pair, elles sont appelées à se renforcer mutuellement au service d’une cohésion agrégative pas uniquement inclusive.     

Cinquièmement, l’intensification de nos actions en matière de gestion stratégique de l’information. Le Monde en gestation est un monde structurellement réticulaire et intrinsèquement coopétitif avec l’Asie comme épicentre, un monde instable et complexe conjuguant compétition économiquecoopération sélective et déstabilisation permanente, un Monde chaotique livré à lui-même sans gouvernance mondiale unifiée.      

Dans un tel Monde, les menaces sont par essence protéiformes et de toute nature, les appréhender avec justesse nécessitera des moyens conséquents non seulement sur le plan humain mais aussi sur le plan technologique. Elle nécessitera aussi une coordination entre tous les services de l’État en France et au-delà de nos frontières pour assurer notre sécurité (sanitaire, militaire, alimentaire, satellitaire, numérique, énergétique…).

L’Europe doit rester un espace civilisationnel de référence pour le Monde

Le projet de société mondialisée porté par les plateformes numériques américaines (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) n’est pas le nôtre. Celui de dictature digitale développé par le Parti Communiste Chinois avec le soutien de ses champions digitaux (Baidu, AliBaba, Tencent, Xiaomi…) ne l’est pas plus…                                                  

La civilisation européenne va être attaquée de toute part pour ce qu’elle est, le berceau de la démocratie libérale, une terre de talents (compositeurs, philosophes, écrivains, peintres, cinéastes, scientifiques, économistes, entrepreneurs…) et le creuset d’une expansion continue depuis plus de cinq siècles. La Chine, la Russie et les États-Unis d’Amérique préfèreront toujours un continent européen divisé à une continent uni dans la défense de ses intérêts.

Aujourd’hui, le sujet n’est pas de savoir s’il faut être pro-américain, pro-russe ou pro-chinois mais de défendre avec réalisme les intérêts de l’Union européenne et au-delà du continent européen dans un Monde aux mains de pays-continents dont l’appétence pour l’hégémonie ne relève pas de la fiction.

L’entrisme de la République Populaire de Chine au sein des organisations internationales et la création par cette dernière de nouvelles organisations, y compris en Europe, ne laisse aucune ambiguïtés sur ses ambitions de domination mondiale. Le Projet de « Nouvelles routes de la soie » ( l’Initiative Belt & Road en anglais ) n’est pas un projet inspiré par l’humanisme confucéen mais un projet géopolitique et géoéconomique destiné à vassaliser l’Europe.   

Dans sa configuration actuelle, l’Union européenne est une construction inachevée avec des lacunes évidentes dans sa gouvernance. Dit autrement, elle n’est pas encore optimalement profilée pour affronter avec agilité et efficacité les défis du nouveau siècle, ni les tensions à venir entre les USA et la Chine. Pour passer d’une posture défensive à une posture offensive, il lui faudra recentrer son action, simplifier son organisation, alléger son fonctionnement, augmenter ses ressources et surtout se penser comme un acteur politique mondial, pas uniquement comme une puissance économique.   

Mais ne rêvons pas, toute évolution significative de l’Union aura pour préalable la métamorphose de la France. Nous ne pourrons pas entrainer les pays membres de l’Union sur le chemin de la réforme sans faire au préalable la preuve de notre capacité à nous réinventer. Il est temps pour la France de changer de paradigmes en retrouvant les chemins de la créativité .                                              

Le "national-unilatéralisme" n’est pas notre ami

L’avenir nous dira si le "national-unilatéralisme" (USA, Brésil, Inde, Royaume-Uni…) est un épiphénomène ou un des piliers doctrinal du nouveau Monde. Personnellement, je pense qu’il est surtout un puissant facteur de désintégration des Nations, raison pour laquelle il doit être combattu. L’outrance, l’extravagance et la défiance peuvent construire des murs mais aucun pont, or le Monde a plus que jamais besoin de ponts.

Toutefois, pour avoir du sens, le combat contre le "national-unilatéralisme" doit s’inscrire dans le champ plus vaste d’une nouvelle vision du Monde refusant à la fois le totalitarisme liberticide prôné par le Parti Communiste chinois et le libertarisme totalitaire promu par les Géants américains du numérique.   

Forte depuis soixante-trois ans d’une culture de compromis, l’Union européenne a la possibilité de créer sur le continent européen un espace de libertés au capitalisme tempéré tourné vers une modernité partagée et une prospérité respectueuse de ses valeurs. Le rôle historique de la France est d’ouvrir cette voie mais uniquement après voir eu le courage de s’être métamorphosée.

Puissent nos décideurs politiques avoir conscience de l’urgence de cette métamorphose, sinon le passé risque d’être notre seul futur pour de très longues décennies !

 

Xavier Grosclaude est Délégué Général de Fenêtre sur l’Europe
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