Panayotis Soldatos, le 20 novembre 2017

Après plus de 60 ans de parcours intégratif européen, sinueux, fragile mais toujours en progression, l’Union européenne, succédant à la Communauté européenne et enrichie de ses compléments de zone euro et d’embryon de politique étrangère et de sécurité, s’évertue toujours à convaincre  le citoyen, européen et étranger, du caractère privilégié de son volet de  communauté de valeurs : forte de ses fondations civilisationnelles communes, elle met à la disposition de ses citoyens et, au-delà, de la communauté internationale, assoiffée de solidarité humaine, un vaste espace public d’attachement aux principes «de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'État de droit» (Préambule du TUE), dont les assises comportent un large éventail de valeurs sociétales. Outre, en effet, les affirmations déclaratoires des parties contractantes au Préambule des traités, ce patrimoine comporte une Charte des droits fondamentaux et un engagement «constitutionnel» en faveur  «des valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités[…] valeurs  […]communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes» (art. 2 TUE), sous l’œil vigilent des institutions européennes. 

       Ce faisant, et au-delà du champ juridico-constitutionnel de cette proclamation-application, l’Union engage sa crédibilité politique et son identité sociétale vis-à-vis de ses États membres et du  demi-milliard de ses citoyens, comme aussi face au reste du monde, soucieuse toujours de démentir l’image restrictive et déformante d’un simple «grand marché» et d’accréditer sa finalité philosophique, d’idéal et de praxis, de protection-promotion de cet héritage de valeurs, à l’horizon téléologique d’un Continent européen unifié et d’un ordre international plus harmonieux dans ses diverses facettes  sociétales. 

      Or, l’observateur averti, engagé et exigeant, aurait du mal à dissimuler son malaise devant l’accumulation accablante de signes de trajectoire perturbée de ce socle de communauté de valeurs,  pendant que le leadership européen s’en accommode ou se limite à des gesticulations de procrastination, au risque de favoriser le glissement vers une seule communauté de grand marché ou, pire, du point de vue des défis mondiaux en présence, vers une grande zone de libre-échange, éloignée à jamais des fondations de l’héritage civilisationnel de l’Europe et ne contribuant en rien, dans un tel dérapage mercantile,  à l’articulation plurale et harmonieuse des civilisations.  

      On comprendra, alors, pourquoi la réflexion qui suit,  sur ces déviations de trajectoire, comparée aux attitudes du leadership européen, contrastera avec l’euphorie des uns (penser à celle du président de la Commission Jean-Claude Juncker, qui déclarait, haut et fort, lors de son Discours sur l’état de l’Union, devant le PE, en septembre dernier, que « l’Europe a de nouveau le vent en poupe», mais n’y apportait que des indicateurs, essentiellement, économico-commerciaux, tandis qu’au niveau des valeurs  s’est senti obligé de se tourner vers l’avenir, malgré l’écoulement de plus de 60 ans de construction européenne, pour annoncer une «Europe plus démocratique d'ici à 2025») etavec l’ataraxie, l’apathie ou, encore, l’impuissance des autres (plus nombreux), tous placés, pourtant, devant la même réalité, celle d’une Union, Gulliver enchaîné dans les contradictions de ses États membres et de leurs forces politiques, écho d’intérêts concassés et confus, comme, également,  de discours populistes, de velléités électoralistes, d’expédients politiques, de paradigmes obsolètes de «renationalisation» de forteresse, plutôt que volonté de protection-approfondissement d’une communauté européenne de valeurs, ouverte au monde.  

1° La répudiation «ad hoc», en guise d’«accommodement» britannique, du principe d’une «union sans  cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe»  proclamé par le traité de l’UE

       En affirmant, dès le départ, le principe d’une union sans cesse plus grande des peuples européens, les pères de l’Europe ont bien ressenti l’impératif besoin d’affirmation préalable d’un processus continu d’intégration européenne, destiné à dépasser, par étapes, son périmètre commercial de marché, pour accéder à des phases supérieures de solidarité humaine  et de «vivre ensemble» paneuropéen. C’est ainsi que le Préambule des traités, tout en décrivant un contenu d’intégration économique, prend toujours soin de l’inscrire dans les «héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe»  et d’orienter ainsi la future architecture du Continent vers «plus d’Europe». Or, en acceptant qu’un pays membre, et  non des moindres, le Royaume-Uni, connu pour son attachement premier au volet commercial de l’aventure européenne, puisse «répudier» ce principe de marche intégrative continue vers une communauté de destin au-delà du «grand marché», l’Union, le 19 février 2016, dans un accord d’«accommodements», a sacrifié, tel Agamemnon à la recherche de vents favorables d’outre-Manche (vents jamais obtenus, en dehors de ceux de la tempête soulevée d’un Brexit en marche), une finalité ancrée dans le droit naturel de destin commun, né de l’histoire et des valeurs communes des peuples d’Europe,  au risque, du reste,  de futures réclamations de répudiation  de la part d’autres pays membres, dans un «me-tooism» à ne pas exclure. Hélas, présenté comme anodin par ses signataires, cet «accommodement», du reste  à plusieurs autres facettes de «détricotage», fut une erreur de principe, une entorse aux valeurs communes à promouvoir «sans cesse», qui s’ajouta au panier de l’«Europe à la carte», sans, constatons-nous, certes «a posteriori», réussir, in fine, à empêcher la demande d’un  Brexit, que les Britanniques voient, par ailleurs et toujours (malgré les assurances des négociateurs des Vingt-Sept), couplé d’un accord de participation au marché unique sans l’obligation de respecter le principe de la libre circulation des personnes, valeur fondamentale de l’Union.

2° Des élargissements de l’Union en violation d’éléments constitutifs d’une communauté de valeurs

        Dès la création des Communautés européennes, on a développé, basé sur le Préambule des traités et la finalité d’une Europe,  communauté de libertés publiques et de valeurs sociétales en marche vers son unification politique, une pratique de grille de critères d’éligibilité pour l’admission d’un pays, comportant, entre autres, la notion d’État démocratique et celle d’un patrimoine commun de valeurs socio-culturelles. Cette pratique fut progressivement enrichie par des échafaudages parallèles de grilles de critères, constitutionnalisées dans le cadre  de l’art. 49TUE et de son renvoi, initialement à  l’art. 6.1. et, ensuite, de façon élargie, à l’ensemble des valeurs communes de l’Union, celles de  l’art.2 TUE, déjà cité). 

       Or, malgré ce régime juridico-politique de conditions d’adhésion, s’agissant, plus spécifiquement, des critères de démocratie, d’État de droit et de respects des droits fondamentaux, comme, également, de la liste étoffée des valeurs communes de l’article 2, l’Union s’est permise, dans une démarche hâtive,  de laxisme, de considérations  politiques et, ajouterions-nous, d’opportunisme économique pour certains (création d’un vaste marché d’échanges, possibilité de délocalisations d’entreprises et de «dumping» social, dans un besoin d’un «hinterland» géoéconomique à l’Est etc.), d’admettre des pays dudit Est européen qu’elle considérait, pourtant, entachés de fragilités politiques (comment pourrait-il en être autrement, vu leur rapide  passage, à la fin des années 80- début des années 90, selon le cas, au régime de démocratie libérale, sans une cure d’assainissement-apprentissage politique de plus longue durée?). Car, en effet, bien qu’il fût, alors, état, dans les rapports de la Commission et les considérations du Conseil,  à l’enseigne des pourparlers d’admission, de phénomènes de déficit démocratique, de fragilité institutionnelle (Administration, Justice etc.) et  de corruption systémique, dans plusieurs de ces pays, l’Union leur a offert la recevabilité et  procéda ainsi à l’ouverture de négociations d’admission, pour reconnaître, par la suite, le besoin d’un «monitoring» continu  des systèmes étatiques et sociétaux desdits pays, tout au long des pourparlers d’adhésion, «monitoring» prolongé même jusqu’à la date de leur adhésion officielle (voir, par exemple, les «lettres d’avertissement» --  «early warning letters» -- de la Commission adressées à la Bulgarie et à la Roumanie, les invitant, de façon pressante, à prendre des mesures d’assainissement de situations internes incompatibles avec les exigences des critères d’adhésion), voire au-delà. Elle se trouve ainsi, aujourd’hui, dans l’inconfortable position d’assister à des dérives politico-institutionnels et systémiques plus globales aux chapitres, notamment, de l’État de droit et de la protection des libertés publiques ou, encore, de la corruption systémique (surtout en Bulgarie et en Roumanie, malgré certains résultants jugés, toutefois, insuffisants—notons que Malte aussi, pays du Sud cette fois-ci,  partage, également, la phénoménalité de corruption systémique, présente, du reste, dans  d’autres pays du Sud). Pis encore,  sans tirer les enseignements de cette crise de crédibilité de son régime d’adhésion, l’Union persiste, en accordant le statut d’État candidat (Albanie, ancienne République yougoslave de Macédoine, Monténégro, Serbie) ou aspirant (Bosnie-Herzégovine et Kosovo) à des pays plongés dans de sérieuses tourmentes systémiques. Quant à la Turquie, en négociations d’adhésion, les Vingt-Huit, profondément divisés sur la position à adopter et ceci  malgré le  profond glissement du pays vers un régime autoritaire (signes de régression  de l’État de droit et de violations des règles démocratiques), font preuve de procrastination embarrassante, car fort dommageable au chapitre de la crédibilité de leur «communauté de valeurs»  et des paralysies institutionnelles afférentes : le Conseil européen se cantonne dans son apraxie (dans la foulée de sa réunion  des 19- 20 octobre dernier, fut rapporté un simple échange de vues, lors du dîner, sur les relations avec la Turquie, sans décision, toutefois, sur le devenir  des négociations, et avec une vague mention du souhait d’une réflexion de la Commission sur l’éventualité d’une suspension partielle de certains financements de pré-adhésion dont bénéficie la Turquie) ; la Chancelière Angela Merkel, soucieuse  du maintien du contrôle turc sur les flux des réfugiés vers la Grèce, fait preuve de patience, voire de tolérance, face aux dérives autoritaires turques; la Commission préfère l’ambivalence du court terme, sans ferme engagement au chapitre des négociations (Jean-Claude Juncker, lors de son dernier discours sur l’état de l’Union, devant le PE, et  tout en soulignant, à la défense de l’«Union de valeurs»,  ô combien éloquemment, que  «l'Europe est d'abord une union de la liberté,  de la liberté face à l'oppression et à la dictature», s’est limité  à  exclure une adhésion de la Turquie à l'UE seulement «dans un avenir proche»(c’est nous qui soulignons); seul le Parlement européen s’affiche en faveur d’un suspension officielle  immédiate des négociations d’adhésion.

      En somme, ce laxismesuscite l’ire du  citoyen européen décontenancé et soucieux, en quête de rigueur dans le respect de la communauté de valeurs que l’on prêche, et la perplexité des pays tiers, auxquels on impose des «conditionnalités» juridico-politiques de système démocratique, en échange  de coopération internationale, d’aide au développement, d’accords économico-commerciaux afférents.

3° Un laborieux, voire inefficace mécanisme de protection  de la communauté de valeurs de l’Union, sur fond  d’apraxie des institutions européennes 

       Soucieux de protéger la communauté de valeurs de l’Union européenne (aujourd’hui, celles de l’article 2 TUE) de «violations graves et persistantes» par un État membre, les traités, depuis celui d’Amsterdam, ont procédé à l’établissement d’un mécanisme de constatation des actes incriminés, à l’unanimité du Conseil européen, après approbation du Parlement européen, mécanisme complété,  ensuite (traité de Nice), par une phase préventive d’alerte, en cas de «risque clair de violation grave», avec, en cas de sanction, la possibilité «de suspendre certains des droits découlant de l'application des traités à l'État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil» (art. 7 TUE). Cela dit, ce dispositif, d’un dénominateur commun fort bas (unanimité, pour la «constatation», intervention de plusieurs institutions européennes et, éventuellement, de pays membres, succession de plusieurs phases, allant de la «constatation»  à la «sanction» et, in fine à la «modification ou levée des sanctions»), fruit d’un consensus de «prudence d’autoprotection», s’est avéré propice à la procrastination des institutions européennes, hésitantes pour l’enclenchement du processus et son pilotage jusqu’à la sanction; de surcroît, celles-ci ne semblent pas décidées à une  «supranationalisation» décisionnelle, en remplaçant, notamment, la règle paralysante de constatation de la violation à l’unanimité, par un  recours à la majorité qualifiée, comme c’est  le cas pour  la décision de  «sanction». Car, en effet, le fait de devoir constater à l’unanimité du Conseil européen, institution intergouvernementale de l’Union et lieu de «bras de fer» des États membres (certes, en excluant l’État incriminé) et après approbation du Parlement européen,  «l'existence d'une violation grave et persistante» entame sérieusement l’opérationnalisation de la disposition de l’article 7 TUE, d’où sa qualification, en vogue dans les arcanes de Bruxelles,  d’«option nucléaire» (dirions-nous d’ultime remède), expression, croyons-nous, malheureuse, qui dissimule un aveu et une excuse d’impuissance, plutôt qu’une expression  de réalisme de modération et de sagesse d’application. En effet, s’il est vrai que la suspension d’un État membre de certains de ses droits reconnus par les traités, voire de son droit de vote au Conseil est susceptible de créer  une atmosphère  politique lourde  au sein de l’Union, l’inaction est bien plus dommageable pour une Union ainsi décrédibilisée dans sa mission de défense des valeurs qu’elle a voulu reconnaître à ses citoyens, en tant que pierre angulaire de mobilisation pour ses finalités politiques et, au-delà, pour la consolidation de ses fondations  civilisationnelles.  D’ailleurs, cette exigence de protection diligente et efficace, par une révision profonde du mécanisme de l’article 7 TUE, devient, aujourd’hui, un prérequis de légitimation accrue de l’Union et d’allégeance démocratique citoyenne, prérequis d’autant plus nécessaire et urgent que le laxisme des élargissements, l’avons-nous déjà souligné, a empêché un contrôle rigoureux, en amont de l’adhésion, d’un certain nombre de pays au déficit démocratique, manifestement préexistant et toujours, aujourd’hui,  persistant. 

      Dans cet ordre d’idées,  il nous paraît affligent pour le citoyen européen, en quête de consolidation de son patrimoine de valeurs, de constater cette inefficacité de protection : vu la règle de l’unanimité, il suffirait d’un seul veto d’obstruction par un État pour paralyser le dispositif, comme l’a, notamment,  illustré la déclaration de soutien offert à la Pologne par la Hongrie (la réciproque étant, également, dans le contexte, de mise). Tant que le courage d’une réforme du mécanisme ne se manifeste, les cas la Hongrie et de la Pologne, dont les gouvernements se montrent enclins de contrôler l’espace public, en administrant à leurs institutions et citoyens  des réformes aux effets secondaires (parfois primaires) de restrictions des libertés publiques et de plusieurs autres valeurs européennes communes  de l’article 2, ne seront pas des cas isolés, surtout si le processus d’élargissement, pour une grande Europe, allant, à partir de 2020 vers les Balkans occidentaux et, in fine et progressivement,  vers l’extrémité de l’Est européen et la Turquie, devient réalité. Car, un élargissement vers d’autres États, sans cesse et dans la hâte des considérations géoéconomiques que beaucoup préconisent, sans contrôle rigoureux, en amont et en aval de l’admission, de leur conformité, stable et totale, aux  valeurs de l’Union de l’article 2 TUE et des autres dispositions des traités et  textes apparentés (notamment, de la Charte européenne de droits fondamentaux), rapprocherait le risque, «souhaité» par certains ou «accidentel», de réduction de l’Union à ce grand marché économico-commercial, dominé par des forces libre-échangistes qui n’aspirent nullement à «plus d’Europe politique». Ce risque paraît, du reste, accentué, à la lumière de la rapide progression politique de courants populistes, europhobes, extrémistes dans beaucoup d’États membres de l’Union, combinée à l’affaiblissement des partis traditionnels, souvent pro-européens et au phasme de coalitions gouvernementales incluant les extrêmes. S’attardant sur ce dernier point, des dérives vers les extrêmes de l’éventail politique et des coalitions gouvernementales politiquement dangereuses, nous pourrions nous demander, par exemple, si nous assisterions, cette fois-ci,  à  une répétition du climat d’anxiété des Européens, qui, en 2000, avaient opté pour des mesures bilatérales de rétorsion contre l’Autriche (faute de pouvoir actionner le dispositif de l’article 7, non-applicable  dans le contexte), dans la foulée de l’alliance gouvernementale alors annoncée  avec le FPÖ, parti d’extrême droite, menaçant les valeurs de la construction européenne. Nous craignons que non, devant l’ataraxie-apathie observée dans la foulée de l’anticipation d’une alliance de gouvernement de Sebastian Kurz avec le FPÖ, probablement due au crédit que divers milieux politiques et  réseaux  de médias européens  semblent accorder à  Kurz, considéré comme un  leader clé dans la mouvance de refondation de l’Europe, d’une autre Europe, dirions-nous (notons, aussi, que l’Autriche assurera la présidence tournante de l’UE au second semestre de 2018, ce qui mettrait à l’avant-scène cette alliance, jadis diabolisée dans bien des pays européens, la France en tête).Et pourtant, pensons-nous, Sebastian Kurz n’est pas pour nous rassurer sur la protection-promotion des valeurs de l’UE, vu ses postures de xénophobie et son penchant nationaliste («l’Autriche aux Autrichiens») que l’alliance avec le FPÖ rendrait plus musclés. O tempora, o mores !

4° Quelle crédibilité pour la communauté de valeurs de solidarité, de  pluralisme, de tolérance et de non-discrimination de l’Union européenne, après l’affligent échec de sa politique  de relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile?

       Incontestablement, l’échec de mise en œuvre d’une politique européenne de quotas d’accueil des réfugiés (programme de relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile arrivés en Grèce et en Italie) a touché l’Union dans son for intérieur de conscience collective et terni son image internationale de communauté de valeurs. En effet, sous la pression  de populismes démagogiques et  d’extrémismes xénophobes, de tout acabit, l’Europe a vécu, et vit encore,  une crise de l’humanité européenne, crise de valeurs, «crise éthico-politique», pour reprendre une expression d’Edmund Husserl : des barrières physiques et des murs d’intolérance et d’égoïsmes, plus  collectifs qu’individuels (car, souvent, des citoyens européens, de façon spontanée ou encadrés par des ONG, ont su prêter main-forte aux réfugiés), rejettent l’autre, l’étranger, le réfugié fuyant ses terres livrées à l’apocalypse guerrière des conflits régionaux, pendant que l’Europe, puissance civile («civilian power»), bien qu’armée de son code de valeurs communes et de sa capacité de coopération internationale, n’a pas su déployer une diplomatie européenne commune et cohérente, de pacification, par la médiation et l’arbitrage. À cet égard, il nous est difficile de ne pas nous tourner vers l’an 2012, avec la nostalgie des temps qui  passent, qui fuient, pour rappeler l’attribution à l’UE du prix Nobel de la paix et, surtout, la motivation du Comité Nobel, aujourd’hui, plutôt embarrassante, dans le contexte de ce dossier de refus d’accueil  de réfugiés, voulant, alors, récompenser sur le chef de l’Union un  «combat réussi pour la paix, la réconciliation, la démocratie et les droits de l'homme». 

     Mais, outre le refus de l’accueil de l’autre, en quête d’asile et, pourquoi pas, de vie meilleure, ce qui choque davantage, eu égard à la hauteur civilisationnelle de la communauté de valeurs proclamée par l’Union, c’est l’absurdité factuelle et l’irrationalité sociétale qui sous-tendent ce refus dans beaucoup de pays membres : alors que l’Allemagne, dans une posture  de «subsidiarité de suppléance», face aux réticences de ses partenaires européens, accueillait, plus d’un million de réfugiés, dans un geste conforme aux fondements de valeurs de l’UE mais, également, dans une approche de rationalité socio-économique, s’agissant  d’un pays en croissance économique et en marche de compétitivité accélérée, et, en même temps, en courbe démographique déclinante et en situation de population vieillissante, d’autres pays fermaient leurs frontières (essentiellement des pays du Centre et de l’Est européens) ou se limitaient, souvent, à  l’accueil symbolique d’un nombre extrêmement limité de personnes, demeurant fort éloigné de leurs obligations à l’égard  l’Union et privant, de la sorte, l’Europe de son identité de valeurs dans ce test d’humanité : ils  rejetaient l’autre, le non-Européen,  sans égard aux  principes de solidarité, de  pluralisme, de tolérance et  de non-discrimination et, du même souffle, ils  refusaient la solidarité intra-européenne envers la Grèce et l’Italie, principales portes d’entrée des flux migratoires. 

        Cet échec, dans la cacophonie, laisse, aujourd’hui, des traces de désintégration au sein de l’Europe, non seulement audit chapitre des valeurs mais, également, sur le plan  du  tissu institutionnel et des orientations internationales de l’Union. En effet, les pays qui refusèrent tout accueil, pourtant légalement décidé par l’Union, ont défié l’ordre juridique et les institutions européennes, soit, ici, la Commission  et Conseil, à l’origine de la décision de relocalisation des demandeurs d’asile,  et la Cour de Justice qui rejeta les recours  de la Hongrie et de la Slovaquie contre ce mécanisme de relocalisation  obligatoire ; par ailleurs, ils ont ouvert l’outre d’Éole, avec ses vents de désintégration sociétale, suscitant des phénomènes de xénophobie au sein de la population, par une présentation démagogique et trompeuse de l’afflux attendu de réfugiés en relocalisation (il s’agissait, pourtant, de 160.000 demandeurs d’asile -- objectif revu à la baisse par la Commission en septembre 2016--, à répartir au sein d’une population de l’Union de plus d’un demi-milliard de personnes) et, dans la foulée, provoquant le  réveil des vieux démons de nationalisme dans une Europe qui en a tant souffert pendant la première moitié du 20e siècle, avec le renforcement des extrêmes populistes et  autoritaires, déjà en marche dans un grand nombre de pays européens, ainsi que révèlent plusieurs  résultats électoraux; enfin, une fois la solidarité intra-européenne ébranlée, les conflits d’intérêts nationaux et les cacophonies en découlant augurent  mal des ambitions de refondation dans une Union d’une hétérogénéité croissante de valeurs et d’orientations d’élites et de populations. Quant au niveau international, l’Union aura la tâche difficile pour imposer, avec crédibilité, sa «conditionnalité» de respect de ses  valeurs aux pays tiers en quête de coopération et d’aide au développement et, souvent,  attirés par  l’Europe des valeurs : dans le contexte, par exemple, du partenariat oriental avec des anciennes Républiques soviétiques, jadis inspiré par les pays du «groupe de Visegrad» (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie), aujourd’hui, les pays demandeurs semblent désorientés et les pays initiateurs (groupe de Visegrad) se montrent  désintéressés, car en  virage  nombriliste (la Slovaquie semble, toutefois, y tenir un peu) et en posture d’euroscepticisme, voire d’europhobie de rejet.

       En guise d’épilégomènes, à  la fin de cette démarche de réflexion sur les arythmies d’une conscience européenne de communauté de valeurs, d’un sens de l’humanité, qu’il nous soit permis de puiser dans le vaste héritage civilisationnel du Vieux Continent l’espoir et le sentiment combatif  de redressement, dans la continuité de la finalité européenne d’unité dans la diversité, au service d’un esprit d’universalité qui transcende les frontières de la vanité nationale  et propage l’éducation, la liberté, la solidarité, la justice, la paix. Alors,  comme le suggérait Montesquieu, dans son  enchaînement d’appartenances et de loyautés,  le citoyen européen pourrait et devrait dire : «Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime». 

 

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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