par Jean-Sylvestre Mongrenier, le vendredi 27 juillet 2007

"Cachez ce sein que je ne saurais voir" … Il va de soi que nous accueillons avec joie la libération des infirmières bulgares et du médecin palestinien, emprisonnés huit longues années dans les geôles libyennes. Charité chrétienne et philosophie de la compassion nous obligent. Pourtant, le triomphalisme des autorités et l'unanimisme des commentaires ne vont pas sans susciter des états d'âme. Récapitulons. Tortures physiques et morales ; Déni de justice et instrumentalisation diplomatique d'innocents compatriotes européens ; paiement d'une rançon de 461 millions de dollars et salut officiel au "geste d'humanité de la Libye et de son plus haut dirigeant". Triomphe diplomatique de Paris et de Bruxelles ? Allons à la racine des choses : l'Union européenne et ses 500 millions de citoyens sont passés sous les fourches caudines de Mouhamar Kadhafi et de la Libye, parodie d'Etat de droit, peuplée de quelque 5,5 millions d'habitants. « Wag the dog ! »


Quelques repères géohistoriques tout d'abord . La Libye est un Etat de la façade sud-orientale de la Méditerranée, espace de liaison et de contact entre le Maghreb et le Machrek du monde arabo-musulman. Sa superficie est vaste mais le peuplement, ténu (5,5 millions d'habitants pour 1,7 millions de km²). Sous Pharaon, les guerriers libyens fournissent des mercenaires à l'Egypte, du moins lorsqu'ils ne s'attaquent pas aux riches terres agricoles de la vallée du Nil. Plus tardivement, Phéniciens et Grecs installent des colonies et des comptoirs sur les côtes de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, à l'est et à l'ouest du Golfe des Syrtes. Huit cent kilomètres au sud, le Fezzan et ses grandes oasis sont en relation avec le Soudan et l'Afrique noire. La domination romaine inclut les littoraux libyens dans la Mare nostrum.

Vient le temps des invasions arabes puis celui de l'incertaine domination ottomane. La Régence de Tripoli abrite plusieurs dynasties de pirates barbaresques, ayant plus ou moins fait allégeance à Istanbul. Leurs exactions suscitent l'hostilité des puissances occidentales, d'où une guerre entre les Etats-Unis et Tripoli, de 1801 à 1805. En 1835, les Ottomans mettent en place deux vilayets mais ils se heurtent à la confrérie des Sénoussis, variante nord-africaine des Wahhabites, puissamment implantée dans l'intérieur, depuis le Sud-algérien jusqu'en Somalie et sur les bords de la mer Rouge. Cette même confrérie combat ensuite les Italiens. Ceux-ci ont entamé la conquête de la Libye en 1911 et ils l'emportent sur les Ottomans, accaparés par les guerres balkaniques de 1912-1913. Les opérations cessent en 1932, avec l'exécution du chef des Sénoussis, mais elles reprennent au cours de la Seconde Guerre mondiale. La confrérie combat aux côtés des Anglais et son chef devient roi de Libye, sous le nom d'Idriss Ier, à l'indépendance (1951). Britanniques et Américains installent sur ce territoire des infrastructures aériennes, bases-relais entre l'Espagne et le Maroc d'une part, le Moyen-Orient d'autre part. Ils forment la jeune armée libyenne, en charge de la protection du territoire et des gisements pétroliers découverts en 1958-1959.

C'est le 1er septembre 1969 que Kadhafi entre en scène. De jeunes officiers nassériens, pétris de panarabisme, prennent le pouvoir et Kadhafi préside le Conseil révolutionnaire. Depuis bientôt quarante ans, le "Guide de la Révolution" met en scène une "société du spectacle", version bédouine, et mène une diplomatie fantasque, parsemée d'échecs, financée par les pétrodollars en provenance des économies occidentales. Echec des divers projets d'unité arabe, proposés tour à tour à l'Egypte, à la Syrie et la Tunisie ; échec des "Etats-Unis du Sahara" ; échec de la poussée vers le Tchad, contrecarrée par l'armée française (dispositif "Epervier"). Qu'importe ! Kadhafi brandit son "petit livre vert" et met en place la "Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste". Rhétorique "anti-impérialiste" et terrorisme vont de pair. Les attentats contre le Boeing 747 de la Pan Am et le DC-10 d'UTA, en 1988 et 1989, sont attribués aux services libyens. Le pays est mis sous embargo aérien et son pétrole est l'objet d'un boycott international. En 1997, la prise d'otage des infirmières bulgares offre à Kadhafi le moyen de se venger des Occidentaux.

Leur libération et la visite de Nicolas Sarkozy à Tripoli, le lendemain même, sont présentés comme marquant la réinsertion de la Libye dans le concert des nations. Au vrai, le processus a commencé en 2003. A la veille de l'intervention en Irak, Kadhafi entame une négociation secrète avec les Britanniques et les Américains. La décision libyenne de renoncer aux armes de destruction massive est annoncée en décembre 2003, peu après un sommet euro-maghrébin. Pied-de nez à la France. Le 10 mars 2004, Tripoli signe le protocole additionnel du Traité de non-prolifération (inspections inopinées) et fait depuis figure de "bon élève". Ce spectaculaire virage géopolitique illustre les vertus de la diplomatie de la canonnière, certes impuissante à instituer une "démocratie de marché" mais suffisamment persuasive pour amener à la raison un régime despotique. La France est à la traîne. Au mois de novembre 2004, Jacques Chirac vient proposer à son homologue un "partenariat stratégique". En février 2005, son ministre de la Défense fait le voyage de Tripoli. Aujourd'hui, Kadhafi signe un partenariat militaro-industriel avec la France et accède à la technologie du nucléaire civil.

La clôture du "dossier bulgare" serait un pas décisif de la Libye vers la " communauté internationale". Voire. Le montage financier - via le fonds international de Benghazi, la fondation Kadhafi et les bons offices du Qatar – ne saurait dissimuler le fait que l'Union européenne et ses Etats membres ont versé et verseront des sommes qui excèdent ce que la Libye a du payer aux victimes des attentats terroristes de 1988-1989. De surcroît, Kadhafi a usé de son pouvoir de nuisance pour obtenir, avec l'accord de normalisation Libye-Union européenne, un statut sur mesure. La Libye refuse en effet de s'inscrire dans le Partenariat euro-méditerranéen, le "processus de Barcelone" impliquant la reconnaissance de l'Etat d'Israël. C'est donc à raison qu'à Genève, le quotidien Le Temps évoque la "vengeance du colonel Kadhafi" (25 juillet 2007). Certes, il faut parfois savoir s'accommoder de réalités géopolitiques déplaisantes et ce n'est pas la première fois qu'une rançon sera versée à des ravisseurs. Dans le cas présent, il s'agit là d'une forme de terrorisme d'Etat et la victoire du preneur d'otages frappe de vacuité le slogan de l' "Europe-puissance". Un tel cas de figure ne rentrait-il pas dans le champ des missions de Petersberg ? Par ailleurs, l'atonie des "opinions publiques" et des " sociétés civiles" européennes laisse songeur. Point de charivari sous les fenêtres des ambassades de Libye en Europe mais une complaisance marquée à l'endroit du tyran libyen. Résilience du tiers-mondisme ? Syndrome de Stockholm ?

Tout ceci augure mal de l' "Union méditerranéenne". Ses contours sont encore flous mais l'on croit deviner que la Libye et "son plus haut dirigeant" sont pressentis comme l'une des chevilles ouvrières de cette "chimère" (Daniel Vernet). D'aucuns évoquent une "Union" fondée sur le modèle du Conseil de l'Europe, axée sur la promotion de l'Etat de droit et des droits de l'homme. Au plan idéologique, le "néo-andalousisme" aura tôt fait de légitimer cette nouvelle construction lyrico-diplomatique, en lui apportant la caution de la grande fraternité méditerranéenne. Bref, l'Union méditerranéenne devrait être le pendant méridional de l'Union européenne. Rêve ou illusion ?

Le parallélisme supposé du projet européen et du projet méditerranéen nous renvoie aux fondements philosophiques de l'Europe, pensée comme dépassement des politiques de puissance.

Pour les thuriféraires du "soft power", présentement mis à mal, la " construction européenne" est placée sous les auspices d'Emmanuel Kant et de son "projet de paix perpétuelle"(1795). Rappelons-en la teneur. Le sage de Koenigsberg pose trois principes qui constituent l'épine dorsale du projet : la constitution des Etats parties doit être républicaine (au sens de séparation des pouvoirs) ; le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d'Etats libres (une alliance des peuples); le droit cosmopolite doit se restreindre aux conditions de l'hospitalité universelle (droit pour l'étranger de ne pas être traité en ennemi). Avec la Libye, comme avec d'autres pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée, nous sommes bien loin de ces normes.

Le retour aux êtres et aux choses commande. Que l'on s'efforce déjà de mettre en place un système de sécurité collective, fondé sur le respect du droit international et la décence des gouvernements, et l'on aura œuvré en faveur de la paix. La force assumée suscite la confiance et la puissance contrecarre les déchaînements de violence. Quant à la "paix évangélique", elle est entre les mains des "hommes de bonne volonté". Non point celles des communicants et des "spin doctors".


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles). Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

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