Alors que George W. Bush et Vladimir Poutine s'entretenaient à Kennenbunktport (Maine, Etats-Unis), le 2 juillet dernier, d'aucuns s'interrogeaient sur la possibilité d'une nouvelle "guerre froide". L'expression semble pourtant inadéquate. Historiquement, la Guerre froide était un affrontement téléologique global d'envergure planétaire. L'Ouest et ses "demi-vérités" philosophiques - toute chose terrestre est marquée au sceau de l'ambiguïté - étaient alors aux prises avec la meurtrière idéocratie bolchevik. Rien de tel avec la Russie post-soviétique qui s'éloigne des régimes constitutionnels-pluralistes, certes, mais ne constitue pas une tyrannie surpuissante.
Au concept de "guerre froide", on préfèrera celui de "paix froide". Les menaces que Vladimir Poutine a proférées à l'encontre des Européens, en riposte au possible déploiement de systèmes anti-missiles en Pologne et en République Tchèque, ont mis en lumière la détérioration des relations russo-occidentales, du Kosovo aux "conflits gelés" de Transnistrie et du Caucase-Sud, avec en toile de fond le défi stratégique des ambitions iraniennes au plan balistico-nucléaire. Il est donc souhaitable de revenir sur la contre-proposition formulée, le 7 juin dernier, par le président russe : ouvrir le radar russe de Gabala (nord de l'Azerbaïdjan) aux Américains, invités à déployer leurs intercepteurs en Turquie.
Construit dans les années 1980, le radar de Gabala est une infrastructure héritée de l'URSS, conçue pour détecter une éventuelle salve de missiles américains, tirée depuis l'océan Indien. Bien que couvrant l'ensemble du Moyen-Orient, une partie du territoire iranien échapperait, si l'on en croit nombre d'experts, à sa zone de détection. De surcroît, la définition de ce système d'alerte avancée est insuffisante pour suivre la trajectoire d'un missile. Cette installation fixe ne peut pas même être reciblée, contrairement au système américain envisagé pour la Tchéquie. Enfin, la proximité du radar de Gabala le rend vulnérable à une attaque préemptive de l'Iran. Il en irait de même d'intercepteurs américains en Turquie, à portée des missiles iraniens et moins efficaces que des systèmes installés.
Au vrai, le rôle futur du radar de Gabala dans le système d'alerte avancée de la Russie est sujet à caution. Selon les termes de l'accord signé par Moscou et Bakou en janvier 2002, la Russie loue ce site jusqu'en 2012 en contrepartie d'une somme de sept millions de dollars par an. En 2006, les autorités azéries ont évoqué la possibilité de doubler le prix de location au-delà de 2012. A Moscou, certains jugent la chose par trop onéreuse et cherchent une autre solution. Plus moderne et aux capacités accrues, le futur radar Voronej-M devrait s'imposer. Déployé dans le Caucase-Nord, à Armavir, territoire sous souveraineté russe, ce système couvrira toute la zone actuellement couverte par le radar de Gabala.
On peut donc raisonnablement juger que l'initiative de Vladimir Poutine vise non pas à ouvrir la voie à une coopération russo-américaine dans le domaine des anti-missiles mais à allumer des contre-feux : bloquer le déploiement de systèmes américains en Europe centrale et orientale voire au Caucase-Sud, comme cela a pu être évoqué. Eminemment stratégique, l'enjeu est plus largement géopolitique : prétendre conserver un droit de regard sur les politiques de défense d'Etats qui ont recouvré leur souveraineté sur les décombres du soviétisme. Cette prétention n'est pas sans rappeler la doctrine brejnévienne de la "souveraineté limitée".
Enchaînant pressions énergétiques et menaces balistiques, cette " Realpolitik" pavlovienne a d'ores et déjà produit des effets pervers, contraires aux objectifs proclamés de puissance. L'affaire des systèmes anti-missiles n'a pas provoqué une nouvelle crise entre les Alliés. Réunis à Bruxelles le 14 juin, les ministres de la Défense de l'OTAN n'ont formulé aucune réserve sur le projet américain et ils ont approuvé un rapport envisageant les complémentarités possibles entre la Missile Defense et les projets de l'OTAN dans le domaine des défenses anti-missiles de théâtre, pour couvrir les pays du flanc sud de l'Europe. La proposition de mettre à disposition le radar de Gabala a par ailleurs validé l'analyse de la menace iranienne, ce qui n'est pas sans effets sur l'équivoque partenariat Moscou-Téhéran.
Enfin, cette proposition appelle l'attention des Etats membres de l'Union européenne et de l'OTAN sur l'Azerbaïdjan et ses deux voisins sud-caucasiens, la Géorgie et l'Arménie, liés à divers titres aux instances euro-atlantiques. Le Caucase-Sud doit lui-même être inséré dans le cadre élargi de l'aire géopolitique mer Noire-Caucase-Caspienne. Cet ensemble spatial constitue un axe de circulation euro-asiatique vital, tant pour accéder librement aux ressources énergétiques centre-asiatiques que pour assurer le soutien logistique des forces de l'OTAN engagées en Afghanistan. A la croisée de l'Europe, de l'Eurasie et du Moyen-Orient, l'aire mer Noire-Caucase-Caspienne forme un "balcon" géostratégique qui ne peut que gagner en importance avec les désordres moyen-orientaux. Marches et frontières se défendent bien au-delà des limites de l'espace Schengen, dans des cadres d'action eurasiatiques.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles). Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).