La Cour constitutionnelle de Karlsruhe vient de déshabiller Bruxelles. Cela signe la fin d'un mythe, celui d'une Europe sui generis, qui avancerait pour l'éternité au gré de solutions concrètes à des problèmes concrets dans le cadre d'un triangle institutionnel intangible, sans légitimité. Cette Europe-là a duré plus que de raison, alors que les voyants passaient au rouge les uns après les autres, car elle arrangeait tous les acteurs de l'Europe officielle. Les politiques qui pouvaient s'abstenir de faire des choix douloureux, comme celui de réunir leurs familles respectives en partis européens ou celui de se priver des visites rituelles à Washington ou à Moscou. Les bureaux qui font leurs délices de la complexité croissante d'une intégration à l'aveugle, sans ambition ni souffle, conditionnée par l'horizon électoral et les profils de carrière. Les médias, trop contents de pérenniser la routine des connivences dînatoires et des complicités d'alcôve, et la commodité d'espaces publics monolingues.
Mais c'est cette Europe-là qui est en crise. Une crise que Jean Monnet anticipait quand il appela de ses voeux, un "gouvernement provisoire" réunissant les chefs de gouvernement, le futur Conseil européen. Son Comité d'Action pour les Etats-Unis d'Europe n'aurait d'ailleurs eu aucun sens s'il avait vu un gouvernement définitif dans le système communautaire de son invention, ce que la Cour appelle une "association contractuelle d'Etats souverains". Et l'Europe est en crise pour une raison que Monnet connaissait bien, et que la formule de la Cour suffit à désigner: la reconstruction des formes de la souveraineté sur fond d'impuissance a empêché les citoyens des Etats membres de s'approprier leur "union sans cesse plus étroite", exposée désormais, sans légitimité propre, aux risques planétaires, dont le plus actuel, le plus gros de crises sociales et politiques, est celui d'un décrochage industriel.
Le principal mérite de la décision "Lisbonne" de la Cour de Karlsruhe est de nommer les choses. La Cour dit explicitement quelle est la panoplie à notre disposition: le statu quo ou l'Etat fédéral. Elle ajoute qu'on ne saurait pas avoir d'armée, de police, d'impôt ou de budget européens sans contrôle parlementaire de même niveau, c'est-à-dire, entend-elle, sans démocratie de plein exercice, avec un gouvernement majoritaire, et une opposition. Le contrôle parlementaire national, à condition d'être renforcé, peut encore suffire dans le cadre du Traité, à condition d'en rester là. Pour aller plus loin, ce sera l'Etat fédéral, né d'une Constituante élue par le peuple européen, ou rien. Est-ce prématuré?
Ce n'est pas une question de principe. Il suffit pour s'en convaincre de lire le rapport intérimaire du Vice-Président des Etats-Unis d'Amérique, Joe Biden, sur l'application du Recovery Act, et sur ses premiers effets pour l'économie du pays. Un quart des fonds prévus ont déjà été engagés et 70% seront dépensés d'ici la fin de septembre 2010. L'Administration Obama s'en tient aux trois R (relief, recovery and reinvestment): secourir les plus démunis, relancer la croissance, investir dans le durable. Et elle le fait, comme promis, l'existence de ce rapport en témoigne, en toute transparence et en toute responsabilité.
On rêve alors d'une Europe enfin gouvernée, d'un Strasbourg (D.R. pour District du Rhin), capable de conduire une politique de cette ampleur. La triste réalité, au delà de l'insuffisance et de la dispersion des moyens européens face à la crise, c'est le silence assourdissant sur les résultats des plans nationaux qui les rend suspects. Oui, l'Europe est soupçonnée de carence, avant d'être accusée demain d'impotence. On comprend mieux, après la décision de la Cour, l'agacement de Berlin à la proposition française, récurrente, d'un gouvernement économique: elle est sur la table depuis Pierre Bérégovoy. Mais elle n'est pas dans les limites de l'épure et le projet européen de la France, qu'annonçait Nicolas Sarkozy devant le Congrès réuni à Versailles, aura, espérons-le, une autre ambition. S'il s'agit, hors Traité, dans le cadre de la zone euro, de mettre en place, sur une base juridique incertaine, une agence disposant de fonds publics à hauteur des besoins et dépassant par conséquent le volume du budget de l'Union, sans contrôle parlementaire, ni a priori, ni a posteriori, où seraient la transparence et la responsabilité? Où serait la démocratie? La Cour l'empêcherait. Le mécontentement contre ce bricolage européen aurait vite raison des gouvernements qui l'auraient entrepris.
Or le sur-place n'est pas imaginable. Peut-on croire un seul instant que l'euro puisse résister au décrochage menaçant de l'Europe par rapport à l'Amérique? Jacques Attali expliquait récemment sur Euronews, que l'euro serait bientôt menacé faute de gouvernement européen. Pas d'un gouvernement économique, mais d'un "vrai gouvernement", celui d'un "pays intégré". Cet avertissement nous renvoie à la philosophie de la décision " Lisbonne" : pas de démocratie sans demos, pas de peuple européen sans constitution d'un Etat. Et ce n'est pas affaire de circonstances passagères. Les risques planétaires sont là pour durer. Le même raisonnement vaut quand il s'agit pour l'Europe de parler et d'agir d'une seule voix. De dialoguer d'égal à égal avec des Etats-continents. C'est la survie de notre modèle qui est en jeu. Est en jeu, elle aussi, la chance pour l'Amérique d'une économie de marché qui n'oublierait plus d'être sociale. C'est enfin l'équilibre du monde qui est jeu.
La responsabilité qui pèsera sur les épaules du Président de la République française et du nouveau Chancelier de la République fédérale d'Allemagne sera énorme. Il leur appartiendra de tenir, soixante ans après, la promesse de Schuman. D'ici là, l'Europe a besoin d'une feuille de route, d'esprits courageux constatant ensemble et expliquant dans un mouvement coordonné qu'à défaut d'Etat fédéral nous allons dans le mur, d'une mobilisation citoyenne pour une Europe du peuple contre une Europe des bureaux et de la promesse d'un processus constituant participatif et représentatif.
Bernard Barthalay est titualire de la Chaire Jean Monnet d'Economie de l'intégration européenne à l'université Lumière (Lyon 2). Il est aussi membre du Comité d'Orientation de l'Association Jean Monnet et animateur du Réseau d'initatives Puissance Europe.
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