Les récits et les enquêtes du 19e siècle concordent pour décrire les ouvriers comme des êtres que l'on reconnaît immédiatement par les atteintes à leur intégrité physique que provoque le travail. Teint blême, taille réduite des enfants, respiration difficile des mineurs, nombre élevé de mutilés... Cette réalité a beaucoup évolué mais les inégalités sociales de santé n'en ont pas disparu pour autant.
Elles restent une des formes les plus brutales d'inégalité sociale dans notre monde. Leur visibilité, à l'échelle du monde, est énorme. Une petite fille, née à Tokyo, a une espérance de vie de 85 ans. Une petite fille, née au même moment en Sierra Leone, peut espérer vivre jusqu'à l'âge de 36 ans.
Les inégalités géographiques concentrent des inégalités sociales. Dans les pays d'Europe, les espérances de vie moyennes se situent parmi les meilleures au niveau mondial. Mais ces espérances de vie varient elles-mêmes de façon considérable selon les classes sociales. En France, un ouvrier âgé de 35 ans peut espérer vivre encore 40 ans. Un cadre supérieur du même âge a une espérance de vie supérieure de plus de 6 ans. Si l'on tient compte de la qualité de la vie, la différence est encore plus forte. L'espérance de vivre sans incapacité est de 24 ans pour un ouvrier âgé de 35 ans. Elle est de 34 ans pour un cadre supérieur du même âge.
Ces chiffres nous amènent à un deuxième constat. Dans l'Union Européenne, l'accès aux soins de santé est garanti pour la presque totalité de la population. Mais la santé n'est pas déterminée uniquement par l'accès aux soins. Les conditions de vie et de travail jouent un rôle au moins aussi important. Les conditions de travail interviennent à travers différents facteurs. Les uns sont en rapport avec les conditions matérielles dans lesquelles s'effectue le travail : exposition à des agents cancérogènes, à du bruit, à des vapeurs et fumées toxiques, utilisation d'équipements de travail dangereux ou mal adaptés d'un point de vue ergonomique... D'autres sont en rapport avec l'organisation du travail: rythmes trop rapides, intensité du travail, mouvements répétitifs, monotonie des tâches.
L'image qui s'impose lorsque l'on aborde l'impact négatif du travail sur la santé est celle de l'iceberg. Une petite pointe visible est constituée par des indicateurs traditionnels qui résultent de la déclaration et de la reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles. Une visibilité moindre est accordée à des indicateurs recueillis de façon moins systématique : l'absentéisme, le turn-over, les taux de sorties d'une profession ou d'un secteur avant d'avoir atteint l'âge de la retraite. L'impact du travail sur la santé ne peut pas se mesurer uniquement en "instantané". Dans l'enquête européenne sur les conditions de travail (2005), 38,1 % des travailleurs et 32,1 % des travailleuses déclarent que leur santé est affectée par leur travail (A. Parent Thirion, Fourth European Working Conditions Survey, Luxembourg, 2007). A la question de savoir si ils/elles envisagent de pouvoir faire le même travail à l'âge de 60 ans, un peu moins de 60 % répond affirmativement et les différences entre hommes et femmes sont peu significatives dans les moyennes pour l'Europe des 27 (58% des femmes, 58,4% des hommes). Cette perception immédiate de l'incompatibilité des conditions de travail avec la santé à long terme est confirmée par la plupart des études sur le vieillissement. Le travail et les rapports sociaux qui s'y déploient interagissent sur la réalité biologique des individus tout au long de leur vie.
Les politiques communautaires pourraient contribuer à réduire les inégalités sociales de santé causées par les conditions de travail.
Accroître la visibilité sur le phénomène des inégalirés sociales de santé au niveau européen ? Sur ce terrain, la politique communautaire reste très peu ambitieuse. Il existe certes depuis 1962 des recommandations concernant l'harmonisation de la reconnaissance des maladies professionnelles. Mais, ne s'agissant que de recommandations, leur application est laissée à la discrétion des Etats membres. Peu d'efforts ont abouti et les 26 systèmes nationaux de reconnaissance des maladies professionnelles ((Il n'existe pas de reconnaissance des maladies professionnelles aux Pays-Bas) fournissent des données tout à fait incomparables. Si l'on devait estimer la contribution des conditions de travail aux cancers sur la base de ces données, on aboutira à des estimations plusieurs dizaines de fois inférieures à la réalité !
En ce qui concerne la prévention., les politiques communautaires ont certainement joué un rôle positif, surtout dans les années qui ont suivi l'adoption de la directive-cadre de 1989. Cependant, des lacunes importantes restent à combler. Les troubles musculo-squelettiques constituent aujourd'hui une véritable épidémie. C'est la plainte la plus fréquente parmi les travailleurs et une cause de souffrance et d'invalidité. Si l'on n'en meurt pas, la qualité de la vie n'en est pas moins sérieusement affectée. Les troubles musculo-squelettiques reflètent à la fois des conditions matérielles inadéquates et une organisation du travail nocive pour la santé. Ils sont fortement associés aux contraintes psychosociales, à un travail sans véritable autonomie, à des tâches monotones et répétitives. Jusqu'à présent, en raison de l'opposition des milieux patronaux, la Commission européenne n'a engagé aucune initiative d'ensemble pour combattre les troubles musculo-squelettiques.
Enfin, tout reste à faire pour mieux coordonner santé publique et santé au travail. La Commission développe en effet une vision de la santé publique où les facteurs individuels sont surestimés par rapport aux déterminants collectifs et où les conditions de travail sont rarement intégrées.
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Laurent Vogel est membre de l'Institut syndical européen pour la Recherche, la Formation et la Santé et la Sécurité (ETUI).