Invité par la Commission des Episcopats de la Communauté européenne (COMECE) et le Katholische Sozialwissenschaftliche Zentralstelle (KSZ), l'Association des Entrepreneurs Catholiques Allemands et sa branche académique Ordosocialis les 27 et 28 mai 2011, j'ai eu l'opportunité de débattre avec environ 80 universitaires, entrepreneurs, et cadres de l'Eglise. Cette réunion était une étape dans l'élaboration d'une position de la COMECE au sujet de l'économie sociale de marché.
Deux conférenciers étrangers étaient invités : moi-même appelé à m'exprimer en tout début de réunion sur le thème « Principe de solidarité et biens publics au cur de la rénovation du grand marché », puis le professeur d'économie italien Stefano Zamagni sur « Comparaison entre économie sociale de marché et économie civile ». Ensuite trois conférenciers allemands. Puis une discussion générale conçue en deux étapes, d'autres conférenciers allemands introduisant la deuxième partie consacrée plus particulièrement au projet de position de la COMECE.
Enseignement général : Une distance préoccupante entre le débat philosophique axé sur l'éthique sociale et l'action concrète. Ceci ne manque pas de préoccuper plusieurs participants soucieux de l'impact de la parole chrétienne en pratique, c'est-à-dire du rôle effectif de l'Eglise.
Cette distance est particulièrement flagrante s'agissant du rapport entre nombre de participants à la réunion et les réalités de l'Union européenne. Malgré ma mise en valeur des opportunités de rénovation du grand marché, elles n'ont pas fait du tout l'objet de débat. C'est pourquoi je me suis permis de provoquer les participants dans la discussion générale, ce qui alors n'a pas manqué de susciter des réactions. J'ai souligné que l'indifférence à l'Europe est un gros problème, qui, alors que l'on parle d'éthique, est source de violence par méconnaissance des autres. J'ai plaidé les risques du divorce entre les valeurs et les actes. J'ai noté particulièrement les risques d'une minoration du devoir de solidarité, dès lors que celle-ci a un coût. La discussion générale a été très instructive.
La nécessité de discuter entre Européens des fondements culturels différents de leurs actions est confirmée de façon criante.
Dès lors qu'il y a risque de divorce entre le dialogue sur l'éthique et la pratique réelle, on pourrait conclure que le dialogue culturel est inutile. Ce serait un contresens absolu : comment partager des actes si l'on ne comprend pas ce qui motive et qui guide autrui ? Or, l' « économie sociale de marché » a été insérée dans le Traité de Lisbonne, sans aucune discussion sérieuse. Les Evêques ont raison de se soucier de clarifier ce que cette notion, jugée fondamentale pour tous les Européens, veut dire. Du coup, on apprend à Mönchengladbach bien des choses utiles : c'est un concept allemand ; repris par l'Eglise ; et qui pourtant ne recueillerait l'adhésion que de 37% des Allemands sondés en 2008 (un sondage contesté ultérieurement).
Faut-il aligner les Européens sur la projection d'une culture allemande, avec le risque d'une entreprise de restauration qui ne collerait pas aux attentes des sociétés ?
Alfred Müller-Armack a défini l'économie sociale de marché comme « un ordre économique dont l'objectif est de combiner, dans une économie ouverte à la concurrence, la libre initiative et le progrès social garanti précisément par les performances de l'économie de marché ». La discussion a montré que cette notion découle d'une élaboration à partir de différentes sources gréco-romaines et judéo-chrétiennes, et qu'elle fait l'objet de différentes interprétations. La notion de justice sous-jacente est ambivalente, elle ne coïncide pas avec sa dimension distributive, elle fait surtout appel à une responsabilité individuelle pour contribuer à la vie sociale, en tant que membre d'une Communauté où chacun a une égale dignité. Zamagni souligne que l'efficacité est attribuée au marché, mais qui doit être le lieu d'actes humainement responsables ; tandis que la solidarité serait implicitement conçue comme l'affaire des autorités publiques. Selon lui, la solidarité n'est pas au cur de la doctrine, qui souligne surtout que la justice doit être fraternelle. Ceci collerait avec la culture allemande de l'ordolibéralisme (marché + règles + comportements éthiques des entrepreneurs et des employés). Celui-ci se montre réservé quand la solidarité a un coût, surtout si elle concerne des irresponsables
comme aujourd'hui les grecs. Mais d'autres représentants de l'enseignement social chrétien en Allemagne sont bien plus nuancés.
J'ai fait valoir notamment que le marché n'est qu'une des formes d'échange, l'autre étant non marchande, associée au don, avec ou sans réciprocité. Plutôt qu'une économie sociale de marché, l'enjeu me parait être de bâtir une économie mixte avec la double dimension marchande et non marchande, à finalité sociale.
La question des biens publics est précisément une question centrale pour concevoir cette mixité. Le secrétaire général de la COMECE Piotr Mazurkiewiz a bien noté dans ses conclusions que personne à part moi n'avait parlé de biens publics. Il me semble qu'il y a une certaine allergie à la notion de mutualisations de ressources. J'ai fait valoir que le marché et la concurrence ne fonctionnent pas sans biens publics (travailleurs éduqués, etc
), et qu'il n'y a pas de justice sans combattre les exclusions par l'accès universel à des biens essentiels.
L'approche du marché et de la finance dans le projet de document de la COMECE n'évoquait que la nécessité de la stabilité pour l'économie sociale de marché. Ceci correspond aux idées forces en vigueur dans les institutions européennes. Or monnaie et finance sont des liens sociaux à élaborer comme tels, c'est-à-dire avec une dimension d'incitation pour le développement et la solidarité. A négliger ce défi, on ne peut que constater la privatisation des bénéfices et la socialisation des pertes. Le principe de subsidiarité est abondamment souligné, mais où est le souci de l'unité s'agissant de la construction européenne ? On m'a répondu : « l'unité suppose un partage des responsabilités ». A quoi j'ai moi-même répondu : « oui ou non faut-il aujourd'hui partager plus de responsabilités au niveau communautaire ? ». Je cite par exemple la politique d'immigration, ce que personne ne peut nier.
Le secrétaire général Piotr Mazurkiewic a commencé ses conclusions en posant la question : « n'y a-t-il pas un risque d'imposer le modèle allemand avec l'appui de l'Eglise ? ». La réponse n'a pas été très claire mais il en ressort quand même qu' il est indispensable : 1) de renouveler la notion d'économie sociale de marché, ce qui appelle des innovations, 2) de le faire en pratiquant l'ouverture aux autres Européens. Et le secrétaire général de souligner qu'il n'y avait que deux conférenciers étrangers dans cette assemblée.
Comment renouveler la notion d'économie sociale de marché Le projet de position de la COMECE évoque la question du couple compétitivité et solidarité à accorder, comme le souhaite Confrontations Europe, et y ajoute développement écologique. J'ai fait observer que Benoît XVI évoque pour sa part la notion de « développement humain de portée universelle ». Elle me parait très juste. On ne peut pas identifier développement écologique et développement humain : il faut les deux, et ils peuvent être en tension. Dans la discussion, deux défis sont bien soulignés : l'emploi (scandale du chômage), l'éducation (gravité du problème démographique dans un pays où les enfants ont pu ou peuvent être considérés comme des coûts).
Nous avons un gros travail à faire sur la responsabilité de l'entrepreneur, abondamment soulignée dans la discussion. Certains lui donnent une acception reposant sur une éthique sociale limitée, privilégiant essentiellement la responsabilité des individus. La notion de responsabilité sociale des entreprises, et non pas seulement des entrepreneurs, est trop peu évoquée.
Nous devons élaborer la notion de « biens communs ». Les Italiens, avec leurs communautés autogérées fraternelles, ont une riche expérience, qui sous-tend la théorisation du professeur Zamagni. Faire droit à la diversité, répondre aux besoins dans la proximité en co-organisant nos activités, c'est très important. Mais comment va-t-on du local au global, comment s'inscrit-on dans le système capitaliste mondial ? Il ne faut pas camper dans la conception de l' « économie civile » comme tiers secteur ; et ne pas laisser éluder la notion de biens publics aux échelles nationales, régionales et mondiale, en approfondissant les échecs de l'Etat, les limites du marché et les enjeux de régulation systémique. Une fois encore, je veux souligner à quel point l'identité de Confrontations Europe repose sur la conception et la pratique d'une nouvelle économie mixte.
Soyons reconnaissants à la COMECE de provoquer le débat sur l'économie sociale de marché pour l'Europe, que nous allons prolonger, alors que les Etats l'ont importé dans leur Traité sans autre forme de procès !
http://www.confontations.org
Philippe Herzog, président fondateur de confrontations Europe, vient de sortir son dernier livre intitulé "Un tâche infinie.Fragments d'un projet politique européen" publié aux Editiond du Rocher