Une nouvelle fois, nos dirigeants européens se sont bien disputés et bien fait peur avant d'adopter in extremis leur accord sur la Grèce. Cette fois, ce fut au prix de rebondissements en tous sens, voire contresens, qui auront laissé pantois tous les observateurs.
On aura en effet tout vu, tout entendu, lors de cette crise homérique : un premier Ministre grec dénonçant un plan européen renforcé ensuite avec son aval, un référendum appuyant son refus avant que des députés n'appuient son revirement, un maire d'Athènes pro-oui mais une maire de Paris pro-non, et bien d'autres bizarreries politiques, complicités inattendues, divorces latents, conversions subites, manuvres et petites phrases assassines. Bref, un remue-ménage décapant pour tous à défaut d'un remue-méninge innovant pour l'Europe !
Au sortir d'une telle cacophonie et d'un marathon final qui restera dans les annales, l'accord de Bruxelles permet d'éviter un processus de sécession qui aurait fourvoyé l'Europe dans une marche arrière inédite, sans carte ni rétroviseur. La construction européenne se retrouve « en fin de comptes » miraculée. L'économie grecque aussi. Jusqu'à quand ?
L'accord grec nécessitait un compromis entre deux exigences : une solidarité européenne reconduite face au nouvel appel de fonds de l'endettement grec ; des réformes structurelles et des disciplines renforcées de la part du bénéficiaire. Ce compromis a été trouvé, au prix de pressions extrêmes, mais s'agit-il du bon ? N'a-t-on pas administré à la Grèce une nouvelle saignée affaiblissante en lieu et place de nécessaires fortifiants ? Diafoirus n'aurait-il pas triomphé d'Hippocrate ? Dès lors, la nécessaire réanimation de l'économie grecque ne va-t-elle pas se trouver étouffée par pareil traitement ? La solidarité européenne s'avèrera-t-elle dans ces conditions efficace ? Les disciplines et les réformes nationales pourront-elles devenir effectives ? A défaut, quelles chances de réussir pour ce troisième plan de renflouement grec après l'échec des deux précédents ?
L'image de la construction européenne est elle-même sortie à nouveau abîmée de ce capharnaüm. Nous vivons dans une société médiatisée de l'image et de l'émotion. Aujourd'hui, cette émotion va du côté du peuple grec : on l'a d'abord vu criant la joie d'une résistance au soir du référendum négatif, avec des images rappelant de façon frappante celles de notre propre référendum de 2005 sur le traité constitutionnel ; puis désemparé et comme abandonné de tous face à la fermeture des banques ; enfin amer mais déjà résigné face au nouveau plan de rigueur accompagnant l'accord de Bruxelles. L'Europe comme la Grèce pourront-elles continuer longtemps comme ça ?
Au sortir de cette nouvelle crise, la question demeure : comment pourra-t-on retrouver de nouvelles perspectives de croissance et d'emploi pour tous sans sortir du surplace dans lequel se complait depuis trop longtemps notre union monétaire sans union économique, comme notre union européenne sans union des Européens ? Renvoyer cette relance à de nouvelles « calendes grecques » ne manquerait pas, dans l'état actuel de l'Europe et de la Grèce, de rappeler cette crise à notre mauvais souvenir bien plus tôt que prévu !
« Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise ». Ce constat de Jean Monnet a du revenir en mémoire à François Hollande quand il a annoncé le 14 juillet, au lendemain de l'accord, l'initiative européenne qu'on attendait, ou qu'on n'osait plus attendre : il faut donner un « gouvernement » à la zone euro, avec un budget et un parlement, et la France présentera prochainement, en liaison avec l'Allemagne, des propositions en ce sens.
Cette surprise européenne un jour de fête nationale met fin à vingt ans d'aveuglement et d'occasions manquées pour l'Europe, par la faute même de la France ! En 1994, dans la foulée du traité de Maastricht, l'Allemagne avait ainsi suggéré avec l'initiative Schaüble-Lamers une union politique pour compléter l'union économique et monétaire. Le silence d'un pouvoir français alors en cohabitation Mitterrand-Balladur fut assourdissant. L'offre fut renouvelée en 2000 par le ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer, toujours sans succès. La suite, on la connaît : une union monétaire en pilotage automatique déficient, des manquements permanents aux disciplines, des divergences croissantes au sein d'une zone euro censée promouvoir la convergence, des crises à répétition imposant des sauvetages aussi tardifs qu'improvisés, une Banque centrale européenne sans interlocuteur, contrainte d'y suppléer tant bien que mal par ses propres initiatives, une confiance bien ébréchée dans l'Europe, tant parmi les milieux financiers que dans l'opinion.
Pourtant, tout au long de ces années critiques, les propositions n'ont pas manqué de la part de nombreux think-tanks et associations pour renforcer l'intégration européenne. Mais elles n'ont cessé de se heurter jusqu'ici à une indifférence ou une distanciation de la plupart des dirigeants, à commencer par la France où, en matière de relance européenne, toute la classe politique s'est mise depuis une génération aux abonnés absents, laissant le champ libre à une montée irrésistible de l'euroscepticisme et de ses bruyants porte-paroles.
Avec d'autres associations, Europe et Entreprises aura ainsi proposé sans écho des réformes qui auraient pourtant bien changé la donne : un institut budgétaire européen aurait permis de cibler des transferts, économies d'échelle et gains d'efficacité à la mesure d'une vraie union économique et monétaire ; des services publics européens auraient pu renforcer nos contrôles et notre sécurité commune ; un trésor européen aurait appuyé utilement la Banque centrale européenne ; des eurobonds ou euro-obligations auraient financé des investissements communs d'infrastructures, de recherche et de modernisation ; un encadrement fiscal aurait présenté un front commun aux capitaux migrants qui jouent aujourd'hui les Etats les uns contre les autres, laissant la facture à des résidents surtaxés
Ignorées des dirigeants, ces revendications n'auront pas davantage agité les médias, contrairement à l'écho assuré aux eurosceptiques de tous bords. Ces médias ont préféré ne voir dans la société civile que des foules d'indignés, des viviers de souverainistes, des maquis de résistants, des bataillons d'alter-progressistes et des cortèges de citoyens en colère, tous unis contre les technocrates de Bruxelles et prêts à « casser la baraque » !
D'autres contestataires n'ont guère été entendus. Tout aussi opposés à la façon actuelle de gérer l'Europe, tout aussi émus par l'aggravation d'un gâchis collectif, ceux-là entendent dénoncer une confrontation stérile d'intérêts nationaux où les pères fondateurs auraient eu du mal à se reconnaître. Leur objectif n'est pas de « casser », mais d'« achever » une construction laissée branlante et sans toit, pour lui permettre de mieux protéger et de mieux défendre nos intérêts collectifs, face à des tensions internationales croissantes. Ces avocats d'une Europe plus efficace et plus intégrée ne méritent-ils pas, eux aussi, d'être traités avec la même attention que les « eurosceptiques » de tous bords ?
Alors, l'heure n'est-elle pas venue pour ces militants européens de présenter d'eux-mêmes une image rénovée, nettoyée des mauvaises séquelles du référendum de 2005, bien en phase avec les défis du siècle présent, clairement alternative face à des systèmes nationaux qui ont abusivement pris la main sur nos institutions communautaires, contestataire des blocages ou compromis a minima qui empêchent l'Europe d'avancer et sont directement à l'origine de l'euroscepticisme ambiant ? Faudra-t-il donc pour se faire entendre jeter par-dessus bord des cravates trop sages, des mémoires trop polis, et se présenter comme des « nouveaux Européens », avec les mêmes armes et le même ton que les adversaires de l'Europe ? Les raisons d'afficher cette « autre » contestation de l'Europe actuelle, ou plutôt celle d'une « non-Europe » qui ronge et détricote l'Europe, ne manquent pas. Jugeons-en :
En premier lieu, ces nouveaux Européens auront mille motifs à être eux aussi « indignés » : les égoïsmes, les incohérences et les renoncements de nos dirigeants n'ont pas été dignes des promesses politiques, économiques et sociales de l'Europe. Le traité de Maastricht validé chez nous par référendum prévoyait une union « économique et monétaire », mais toute perspective d'union économique a été remisée aux oubliettes malgré l'euro. La soi-disant stratégie Europe 2020, basée comme la stratégie de Lisbonne 2000-2010 sur une fallacieuse émulation intergouvernementale et d'illusoires échanges de bonnes pratiques en lieu et place d'une méthode communautaire qui avait fait ses preuves, est comme la précédente condamnée à l'échec. Nos dirigeants avaient sans doute droit à l'erreur, mais certainement pas à deux fois la même en refusant de changer une stratégie qui perd !
Ces nouveaux Européens n'auront pas peur d'acclimater en leur sein des sensibilités « souverainistes », mais cette fois à la bonne échelle : dans un monde de géants continentaux, plein de périls et de défis, un souverainisme éclairé n'aura chez nous de sens qu'à travers une puissance publique européenne efficace, seule capable d'afficher le poids nécessaire pour défendre de façon autonome notre sécurité collective et nos intérêts communs, contribuant à une mondialisation mieux équilibrée et plus profitable. Ainsi, n'est-il pas temps d'assurer notre propre défense européenne, soixante-dix ans après la seconde guerre mondiale et vingt ans après l'élargissement continental, au lieu d'en abandonner le soin à notre grand allié transatlantique, qui ne manque pas de nous le faire payer ?
Ces nouveaux Européens n'hésiteront pas non plus à se classer dans le camp des « résistants », face aux gardiens en tous genres d'un immobilisme européen satisfait d'une situation où seul les plus forts, appuyés sur la liberté des capitaux et le libre choix fiscal d'un marché ouvert à tous les vents, ont tous les atouts en mains. Car si la concurrence doit stimuler l'émulation, faut-il pour autant la laisser réduire les Européens au chacun pour soi, entre eux comme face au reste du monde ? Une rupture des comportements ne s'impose-t-elle pas pour recréer une solidarité européenne dans la concurrence mondiale ?
Ces nouveaux Européens n'auront pas non plus de mal à se reconnaître comme des « alter-progressistes », face aux conservateurs de tous poils et aux libéraux à sens unique évacuant tout contenu social d'une logique de marché. N'est-il pas urgent de réinventer au niveau européen une « nouvelle économie sociale de marché » appuyée sur un meilleur dialogue des parties concernées, des statuts européens efficaces, des espaces contractuels opérationnels ? Cette réorientation économique n'implique-t-elle pas un encadrement fiscal européen, à la fois attractif pour les capitaux internationaux et plus équitable pour tous, avec une harmonisation des assiettes et un « serpent » des taux ? Qu'attendons-nous pour engager un programme volontariste sur ces bases afin de concrétiser d'ici à 2020 l'union économique, fiscale, sociale et sécuritaire qui manque toujours à l'union monétaire et qui ouvrirait à tous, y compris aux Grecs, de vraies perspectives ?
Ces nouveaux Européens seront enfin les mieux placés pour revendiquer à une échelle élargie un véritable engagement de « citoyens », requérant de l'Europe plus de moyens pour y participer. Non contents de pouvoir s'approprier eux aussi les qualificatifs d'indignés, de souverainistes, de résistants, d'alter-progressistes et de citoyens, ces « nouveaux Européens » apparaîtront sans concurrence pour leur donner de vraies perspectives, contrairement aux eurosceptiques bien plus doués pour la critique que pour l'alternative.
Quant aux qualificatifs « entreprenants », « visionnaires », « ambitieux », sinon « révolutionnaires », ils iront de soi pour des nouveaux Européens décidés à regarder bien en avant pour changer l'Europe, quand les eurosceptiques ne savent regarder qu'en arrière. Et plusieurs indices indiquent que le temps paraît venu de faire bon usage de telles vertus :
La Commission européenne mise en place en novembre dernier a enfin pris conscience de l'urgence du changement. En étrennant son mandat, Jean-Claude Juncker s'est clairement présenté comme le président d'une Commission européenne de la « dernière chance ». Cette dernière chance, on vient juste d'en mesurer l'extrême urgence et l'extrême fragilité !
L'Allemagne, vingt ans après l'initiative Schäuble-Lamers, paraît prête à renouer le dialogue sur l'union politique : en septembre dernier les deux signataires ont renouvelé leur appel en précisant que l'objectif reste toujours pertinent ! La situation de Wolfgang Schaüble, ministre des finances du gouvernement Merkel, est révélatrice du sérieux d'une telle remise à jour.
Il ne manquait que l'annonce par François Hollande du revirement de la France, désormais prête à une initiative conjointe avec l'Allemagne pour un gouvernement de la zone euro. Elle ouvre toutes les perspectives, certes avec vingt ans de retard mais aussi de maturation
Cette relance de l'Europe ne pourra toutefois guère être engagée durablement sans que les peuples aient leur mot à dire. Par delà la nécessaire rupture de comportements européens trop sclérosés chez nos dirigeants, l'affirmation d'une nouvelle Europe devra aller de pair avec de nouveaux Européens, résolus à obtenir et exercer des libertés, des droits et des statuts européens qui leur ont été trop longtemps refusés au détriment de l'intérêt commun.
Cet intérêt commun de l'Europe qui conditionne l'avenir, sachons le présenter avec plus de vigueur et plus d'impact ! Qu'il soit la meilleure motivation de « nouveaux Européens » enfin visibles, audibles et décidés à ne pas laisser s'échapper notre « dernière chance » !
Bruno VEVER est secrétaire général de l'Association Jean Monnet et délégué général d'Europe et Entreprises