par Bruno VEVER, le mercredi 13 mai 2015

La construction européenne aurait-t-elle atteint l'âge de la retraite avec les soixante-cinq ans de la déclaration Schuman du 9 mai 1950 ? En ce nouvel anniversaire, il ne manque hélas pas de « souverainistes » de tous bords qui la verraient bien reléguée aux tréfonds des rayons de l'histoire.


Certes, elle paraît bien fanée cette époque du « Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe » auquel avaient adhéré, de façon aussi naturelle que sereine, des personnalités politiques et syndicales de premier plan. Et si Jean Monnet finit, un 9 mai 1975, par dissoudre son comité après deux décennies d'existence, ce fut dans l'espoir que le Conseil européen, tout juste créé par Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, en assure un relais institutionnel au plus haut niveau.

Ce relais, le Conseil européen l'aura dans un premier temps assuré à sa façon, certes plus collégiale que fédérale, mais bien mieux qu'au minimum syndical. Jugeons-en : élection directe du Parlement européen, achèvement du marché unique, création de l'union monétaire, élargissement à grande échelle.

Mais dans un second temps, à dater des débuts du présent siècle, les surcharges d'une construction européenne trop encombrée changèrent la donne : blocages budgétaires, union économique en déshérence, ravaudages laborieux de l'union monétaire, absence de tout projet politique pour l'avenir. Même auréolée des lauriers de son union monétaire et de son élargissement continental, l'Europe ressemble aujourd'hui à une belle endormie attendant un hypothétique réveil.

Notre quille monétaire reste à flot grâce au professionnalisme fédéral de la Banque centrale européenne. Mais faute de dirigeants politiques à la hauteur, l'embarcation n'avance plus. L'Europe a encore des structures communes, mal utilisées, mais n'a plus d'objectif commun. Qu'est devenu le projet européen ?

Certes Jean Monnet lui-même avait souligné que le véritable objectif de la construction européenne était moins de coaliser des Etats que d'unir les Européens. Mais c'est bien sous cet angle là que la construction européenne apparaît le plus en déshérence. Et ce manque d'appétence et de capacité de nos dirigeants actuels, comme de la plupart de nos responsables politiques, économiques et associatifs, et aussi de nos médias, à se sentir vraiment « Européens » ne fait bien sûr qu'amplifier à son tour des difficultés croissantes à coaliser les Etats.

Les citoyens sont les premières victimes de cet immobilisme infligé à la construction européenne. Tous leurs Etats, Grande Bretagne et Danemark exceptés, s'étaient pourtant formellement engagés à construire une « union économique et monétaire », ratifiée chez nous par référendum en 1992. Mais ils ont calé sitôt l'union monétaire atteinte. Et ces Etats ont aujourd'hui moins que jamais l'intention de concrétiser une union économique qui les obligerait à mutualiser leurs politiques et moyens budgétaires, financiers et fiscaux, y compris un socle social.

Le référendum cette fois négatif sur le traité constitutionnel en 2005 apparaît comme une sanction directe des électeurs à cet abandon des engagements de protection et de solidarité européenne pris par les Etats au profit d'une toute autre logique de concurrence mutuelle sans freins. Et loin de s'apaiser au cours des dernières années, cette incompréhension voire cette « indignation » des citoyens trompés sur le profilage de la construction européenne n'a fait que s'aviver, non sans raison.

Car une alliance contre nature s'est bel et bien instaurée entre les corporatismes d'Etats cramponnés à leurs frontières nationales et les capitaux migrants mondialisés naviguant entre elles, largement exemptés par ce chacun pour soi et cette absence de front commun européen de la plupart des impositions, contributions, exigences et disciplines imposées aux résidents nationaux !

C'est la double peine pour les citoyens et contribuables européens ! Déjà contraints de payer pour l'aggravation continue des prélèvements obligatoires suite à l'opposition obstinée de leurs Etats à toute mutualisation européenne et toute économie d'échelle, ils doivent aussi payer la note des libertés défiscalisées de multinationales qui se gardent bien de prendre leur part de charges sociales et fiscales qui deviennent ainsi insoutenables !

Nous voyons dès lors tous les résidents européens (familles, jeunes, salariés, retraités, indépendants, entrepreneurs notamment de PME) devenir le nouveau « tiers Etat » d'une société européenne profondément incohérente, démobilisatrice et injuste, victimes de citadelles étatiques et de féodalités multinationales alliées pour ne pas construire d'union économique solidaire susceptible de menacer leurs intérêts immédiats. Comment une telle Europe de faux-semblants et d'engagements trahis pourrait-elle redevenir attractive et populaire auprès des Européens ? Et comment pourrait-elle recréer le climat de confiance, de mobilisation et de participation sans lequel l'Europe n'aura aucune chance de relever les multiples défis d'une mondialisation accélérée ?

Conscient de l'accumulation de longue date de tous ces vents contraires, c'est comme président d'une « Commission européenne de la dernière chance » que Jean-Claude Juncker a inauguré ses fonctions. Mais après ses deux cents premiers jours, et malgré de méritoires innovations dans la gestion interne de son équipe, il n'est pas parvenu à modifier un climat européen structurellement dépressif : pas de nouveau projet commun à l'affiche, pas de nouveau souffle dans les cercles institutionnels, une initiative de croissance qui peine à démarrer, sans fonds assurés ni chantiers visibles, à l'image d'un couteau virtuel sans manche et sans lame : l'Europe de Bruxelles finit par ressembler aux trompe-l'œil de Magritte !

Alors, pour que la « dernière chance » évoquée par Jean-Claude Juncker ne sombre pas dans le surréalisme, cessons de la gâcher. Si l'Europe apparaît mortellement gagnée par la vacuité, qu'on le dise ! Si le président de la Commission européenne hésite à le dire, disons-le nous-mêmes ! Et si nos dirigeants nationaux persistent à s'en désintéresser, assumons l'Europe par nous-mêmes !

Car aujourd'hui ces Etats, dans leur volonté de se cramponner à des souverainetés nationales illusoires, tout en restant à la merci de marchés financiers internationaux sans attaches, deviennent de plus en plus non pas des moteurs mais des freins à l'intégration européenne, et des accélérateurs de notre déclin. S'ils continuent ainsi, ils vont finir pas devenir les plus sérieux obstacles, bien davantage qu'Américains ou Asiatiques, aux chances de l'Europe dans la mondialisation ! Quant aux institutions européennes, avec un Conseil européen devenu autobloquant, elles risquent de se trouver, à défaut d'un sursaut des citoyens eux-mêmes, de plus en plus contaminées et paralysées par un renoncement collectif et suicidaire.

Pourquoi compter alors, bien à tort, sur ces Etats pour construire une véritable Europe des citoyens, alors que nombre d'outils communs d'entreprenariat et d'association, de partenariat et de négociation, d'autorégulation et de corégulation, d'intervention et de communication, de pression et de pétition sont d'ores et déjà disponibles, à l'heure d'internet et du numérique, pour de nouvelles initiatives européennes des citoyens eux-mêmes ? A condition bien sûr de s'en saisir et d'en faire bon usage : la citoyenneté européenne ne s'use que si on ne s'en sert pas !

En annonçant le 9 mai dernier à Bonn et Rhöndorf, dans la maison de Konrad Adenauer, en partenariat avec l'Association Jean Monnet et d'autres entreprenants européens, la création d'un Comité d'action de la société civile européenne pour relancer la construction européenne en sauvegardant l'esprit et l'ambition des fondateurs, l'actuel président du Comité économique et social européen Henri Malosse a souligné combien il devient urgent de donner enfin aux Européens, cette fois sans déformations ni faux-semblants, directement voix au chapitre. L'heure est venue de saisir nous-mêmes notre dernière chance : «Nous avons trop laissé nos Etats contempler les étoiles : décrochons-les ! ».


Bruno VEVER est secrétaire général de l'Association Jean Monnet et délégué général d'Europe et Entreprises

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