par Bruno Vever, le 27 septembre 2021
En déclenchant soudainement sans aucun avertissement, sans aucune discussion et sans aucun état d’âme la rupture par l’Australie d’une commande du siècle qui avait été conclue en 2016 avec la France de douze sous-marins, les Etats-Unis, pressés de construire une nouvelle alliance stratégique régionale face aux visées expansionnistes chinoises dans le Pacifique, et promettant aux Australiens de leur livrer un matériel plus performant à propulsion nucléaire, ont brutalement rappelé le poids d’une domination sans partage sur leurs alliés occidentaux et les prérogatives tant géopolitiques que militaires de leur statut de puissance hégémonique mondiale.
Les Britanniques se sont empressés d’afficher à leurs côtés leur statut de partenaire transatlantique privilégié, désormais étendu au Pacifique, sans crainte d’être à nouveau taxés outre-Manche de «perfide Albion». Il est vrai que le Brexit avait déjà rebattu bien des cartes pour « Global Britain »…
Quant à l’Union européenne, elle aura mis près d’une semaine pour témoigner à la France, par la seule entremise de la Commission, un soutien qu’on pourra qualifier de service minimum au vu de la discrétion de ses autres dirigeants.
Face à pareille situation, trois constats méritent d’être médités.
Le premier constat est que les Etats-Unis, par-delà des intérêts mutuels avec la France datant de leur guerre d’indépendance, renforcés lors de deux guerres mondiales puis longtemps pérennisés par la guerre froide, malgré les accrochages avec de Gaulle, n’hésitent plus aujourd’hui à faire passer de la façon la plus brutale et la plus asymétrique leurs propres intérêts avant toute autre précaution ou considération, l’alliance transatlantique elle-même n’étant plus aujourd’hui une assurance tous risques pour se prémunir de ces mauvaises manières.
Le second constat est que la France, malgré la richesse et l’ancienneté de ses réseaux diplomatiques, son statut de membre permanent du Conseil de sécurité et la compétitivité de ses technologies militaires n’est plus depuis déjà longtemps une puissance de rang mondial capable d’assurer par ses seuls moyens le rôle qu’elle voudrait continuer à jouer tant sur le plan multilatéral que bilatéral. Le rappel inédit de son ambassadeur à Washington témoigne de son dépit mais ne change rien à cette réalité.
Le troisième constat est qu’une Europe « puissance » aurait pu concourir à nous faire mieux respecter des Etats-Unis mais que l’Union européenne, totalement dépendante de ceux-ci pour sa sécurité, chichement pourvue en capacités diplomatiques et fondamentalement dépourvue de compétences militaires, reste mieux équipée pour échanger commercialement que pour assurer politiquement son poids spécifique et défendre à l’international les intérêts de ses Etats membres.
A présent, quelles leçons tirer de ces différents constats ?
Il devient certes de plus en plus urgent de doter l’Europe, par-delà l’OTAN, d’une capacité politique, technologique et sécuritaire autonome à la hauteur de nos intérêts solidaires comme de nos valeurs communes. Mais l’expérience a également démontré depuis très longtemps que cette perspective reste plus facile à invoquer qu’à concrétiser. Deux conceptions s’y sont ainsi déjà risquées, mais en s’opposant l’une à l’autre, et en échouant l’une après l’autre, depuis déjà plus d’un demi-siècle. Il est bon de les rappeler pour s’en remémorer les principaux points de discorde.
Jean Monnet chercha ainsi dans les années d’après-guerre à encadrer le réarmement allemand dans une Communauté Européenne de Défense (plan Pleven) faisant suite à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (plan Schuman), afin d’unifier sur un mode fédéral les moyens militaires des pays européens face à l’occupation soviétique d’un continent coupé en deux. Un projet de Communauté Politique Européenne fut également mis à l’étude pour encadrer la CED, mais resta en attente d’une confirmation de celle-ci. Ce traité de la CED fut bel et bien signé en 1952 par les six gouvernements européens déjà membres de la CECA, mais sa conception supranationale se heurta en France à une opposition hétéroclite qui se révéla pourtant majoritaire à l’heure du vote de ratification en 1954, les objections des députés gaullistes ayant joué une large part dans ce rejet.
Le réarmement allemand dut ainsi s’amorcer dans le cadre élargi de l’UEO et de l’OTAN sous commandement américain. Quant à la Communauté Economique Européenne créée quelques années après par les six pays qui avaient déjà tenté la CED, elle resta totalement dépourvue de toute compétence sécuritaire, défensive et militaire. Un dicton n’avait-il pas énoncé qu’un paysan vend plus facilement son champ au parisien qu’à son voisin ?
Charles de Gaulle revenu au pouvoir n’entendit pas laisser la défense nationale sous commandement d’outre-Atlantique. Dans un premier temps, il tenta avec le plan Fouchet puis la conclusion en 1963 du traité franco-allemand avec Konrad Adenauer de faire émerger un noyau politique européen fondé sur un accord intergouvernemental sans interférence ni supranationale ni transatlantique. Mais il échoua à convaincre ses partenaires, y compris le Bundestag qui, avec l’Allemagne d’alors coupée en deux et Berlin enclavée par son mur, souligna explicitement lors de sa ratification du traité franco-allemand la primauté de l’alliance atlantique avec les Etats-Unis, Jean Monnet n’hésitant pas à jouer dans cette inflexion capitale un rôle personnel, faisant écho au rejet subi par son projet de CED.
Dès lors, la France gaullienne privilégia une défense nationale indépendante appuyée sur une dissuasion nucléaire autonome, et la conclut en 1966 par son retrait du commandement intégré de l’OTAN dont les implantations en France furent invitées à quitter le territoire national. Cette spécificité française subsista jusqu’à la présidence Sarkozy qui y mit fin en 2009, à un moment paradoxal puisque l’Union soviétique s’était alors désintégrée et l’Union européenne élargie aux pays de l’Est.
Alors que les circonstances politiques d’aujourd’hui ne ressemblent plus guère à celles de l’époque qui prévalait lors des oppositions entre Monnet et de Gaulle, pourra-t-on laisser encore longtemps l’absence persistante d’autonomie de la défense européenne abandonnée sur les récifs d’un autre temps ?
Le problème majeur est qu’un bon quart de siècle s’est écoulé depuis la fin de la division du continent européen sans que les anciens plis des prérogatives américaines en matière de défense n’aient été effacés par le temps. L’OTAN s’est élargie à l’est sur les décombres du pacte de Varsovie, étendant ses nouvelles limites aux abords désormais critiques et agités de l’Ukraine et de la Biélorussie, considérés par la Russie comme intouchables. Cet élargissement est allé de pair avec un brouillage certain des objectifs mêmes de l’alliance atlantique, qui eut mérité de reposer clairement la question d’une défense européenne autonome. Mais ce brouillage n’a pas empêché la persistance d’un leadership américain incontesté et d’une incapacité des Etats européens à redéfinir par eux-mêmes les objectifs et les structures de leur propre sécurité.
Un facteur clé de ce statu quo est le souvenir cuisant que les pays d’Europe centrale et orientale gardent d’une longue et brutale domination soviétique et leurs inquiétudes persistantes à l’encontre des tensions récurrentes dans leur proche voisinage avec la Russie. Ayant de solides raisons d’être viscéralement attachés aux réalités de la protection américaine dont ils bénéficient à présent dans le cadre de l’OTAN, ils n’en ont guère d’autres pour envisager d’y substituer les mirages évanescents d’une protection européenne autonome aussi peu crédible qu’introuvable.
Cette fatalité sans fin d’une Europe incapable d’assurer sa propre sécurité occulte aujourd’hui toute perspective d’une souveraineté autonome des Européens. Elle donne aux Etats-Unis une prise presque imparable pour imposer à ces Européens la primauté de leurs propres technologies et de leurs propres matériels américains face aux concurrents industriels européens, au premier rang desquels la France qui tend toujours à faire bande à part, mais de façon difficile et trop souvent isolée. Le coût politique, économique et industriel subi par cette dépendance sécuritaire et ces divisions internes apparaît de plus en plus rédhibitoire pour l’Europe avec l’accélération des mutations politiques et technologiques et la confrontation stratégique et militaire des nouveaux géants mondiaux.
Pour sortir de cette impasse, il faudrait revisiter et tirer le meilleur des deux modes d’approche qui ont successivement échoué pour assurer l’autonomie et l’unification d’une Europe de la défense, après avoir été trop souvent opposés par le passé alors qu’ils pourraient, et même devraient, se voir aujourd’hui reconnaître, certes de façon sélective, ponctuelle et remise à jour, des complémentarités potentielles cachées.
On retiendra ainsi de Charles de Gaulle la nécessité vitale d’appuyer toute souveraineté véritable sur une défense autonome, comme la prise de conscience incontournable d’un socle franco-allemand considérablement renforcé sinon refondu pour envisager de construire une telle souveraineté à l’échelle européenne.
On retiendra aussi de Jean Monnet l’impératif d’appuyer tout progrès européen sur des solidarités innovatrices limitées mais concrètes, dans des domaines prioritaires bien ciblés, avec des institutions communes durables dépassant le cadre et les aléas de simples accords intergouvernementaux, de même que l’exigence d’une compréhension mutuelle nouvelle grâce aux échanges permanents entretenus et aux solidarités concrètes établies, seul moyen d’assurer et d’affermir progressivement l’émergence d’une véritable identité commune.
Une occasion a été perdue pour la France, lors du cinquantième-sixième anniversaire du traité franco-allemand de l’Elysée marqué par le nouveau traité d’Aix la Chapelle en 2019, de consentir des avancées politiques audacieuses et des concessions réciproques marquantes qui eussent permis de créer les conditions et fondations nouvelles d’une sécurité commune.
Au lieu de se complaire dans une énième répétition ou réinvention de simples références à des coopérations renforcées, fussent-elles de plus en plus diverses et nombreuses voire superfétatoires, la France n’aurait-elle pas du faire le choix décisif d’une audace simplificatrice, radicale et innovatrice, n’hésitant pas à « casser les codes » de l’après-guerre ?.
La France aurait ainsi pu proposer à l’Allemagne de partager dorénavant avec elle sa représentation permanente au Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui aurait mis un point final définitif aux dernières séquelles de la seconde guerre mondiale et assuré un nouveau socle de solidarité mutuelle et d’égalité des droits, tout en permettant une véritable fusion des politiques étrangères et des intérêts sécuritaires dans une union irréversible de plus en plus étroite. Celle-ci aurait eu vocation à être mise au service des intérêts de l’Europe, avec la perspective d’un élargissement progressif à d’autres partenaires européens partageant la même ambition et les mêmes disciplines communes.
L’Allemagne aurait ainsi été amenée, dans cet esprit totalement nouveau, à consentir de s’engager pleinement avec la France sur un ambitieux programme technologique commun de sécurité et de défense à la hauteur des nouveaux défis du siècle. Ce programme aurait permis de multiplier les accords d’entreprises et les sous-traitances entre les deux pays comme avec d’autres pour en développer toutes les applications opérationnelles. Il aurait également assuré une ouverture mutuelle prioritaire des nouveaux marchés publics en découlant, au plus grand bénéfice de l’industrie et de la technologie européenne.
Pareil pas en avant des deux premières puissances européennes n’aurait pas laissé les autres Européens indifférents. Il aurait sans doute été de taille à amorcer une rupture des vieilles attitudes susceptible de changer la donne politique et sécuritaire actuelle, non seulement à l’échelle franco-allemande mais à une échelle européenne élargie, avec pour objectif son extension progressive à tous les pays de l’Union européenne. Cette évolution n’aurait pas nécessairement mis l’OTAN en porte à faux ou sur la touche, mais assuré une prise en compte équilibrée de tous les intérêts en son sein, par-delà ceux des seuls Etats-Unis qui resteraient nécessairement un allié prioritaire mais plus au prix d’une dépendance inégalitaire de la part de l’Europe.
Il ne manque sans doute à l’émergence d’un pareil scénario au cours des prochaines années qu’une condition préalable incontournable qui lui aura principalement fait défaut jusqu’ici : l’affirmation de personnalités aussi convaincues qu’un de Gaulle ou un Monnet que l’impossible n’existe que lorsqu’on n’a pas osé l’affronter !
Bruno Vever est vice-président d’Europe et Entreprises et administrateur de l'Association Jean Monnet