Panayotis Soldatos, le 14 décembre 2020

 

«Plusieurs des leaders politiques des États de l’Union européenne ajoutent à la confusion, en prenant position pour une adhésion rapide, ignorant les différences de situation des pays candidats… et fermant les yeux sur les réformes importantes à accomplir pour mettre en état de fonctionner le nouveau dispositif» (Valéry Giscard d’Estaing, Europa : la dernière chance de l’Europe, 2014, p. 85).  

 

       Dans la foulée de nos études sur l’élargissement de l’Union, il nous paraît de portée sociétale de «revisiter», aujourd’hui, cette problématique, eu égard aux ratés du passé et, surtout, au recours, «à marche forcée», à un nouveau processus d’admission, cette fois-ci des Balkans occidentaux (voir, entre autres, la Communication de la Commission du 6 octobre 2020 «sur la politique d' élargissement de l'UE»).

       1° Il est interpellant, voire déconcertant de constater que, dans la plupart des cas d’admission de nouveaux membres, on n’ait pas toujours su respecter les critères d’adhésion, pourtant  présents à l’esprit du constituant et consignés-précisés, de façon évolutive, dans les traités et diverses déclarations successives des institutions européennes. Car, en effet, mû par des considérations géopolitiques d’orientation euratlantique et/ou, selon le cas, par des visées mercantiles d’un grand marché, on s’est lancé, dans chaque décennie (depuis celle des années 1970), vers des élargissements hâtifs et laxistes, concomitants à une incurie d’approfondissement politico-institutionnel des CE et, par la suite, de l’UE, qui ont érodé le degré de convergence politique et socioéconomique du «noyau dur» initial (Europe des Six) et dilué son patrimoine de compatibilités-complémentarités intégratives (communauté de valeurs des populations et des élites dirigeantes; symétrie de développement et convergence des structures  socioéconomiques; vision commune et solidaire d’une politique étrangère de l’Europe face au reste du monde). Qui plus est, les enseignements d’une telle trajectoire perturbée du processus de construction européenne demeurent toujours sous-estimés, voire, souvent, ignorés, alors qu’ils expliquent les phénomènes désintégratifs, aujourd’hui, observés, soit : l’incapacité de révision profonde des traités; les structures socioéconomiques hétéroclites de l’Union et le degré insuffisant de convergence; les violations de l’État de droit; les cacophonies dans le domaine des affaires étrangères et de la politique de sécurité et de défense commune et autonome; les paralysies en matière d’immigration et d’asile. 

       Et pourtant, le maintien d’un nombre de pays candidats à l’admission dans des phases transitoires-préparatoires plus longuessorte d’antichambre de l’adhésion, nous paraîtrait plus judicieux, dans l’intérêt des deux parties : nous pensons, notamment, à l’amélioration de la mouture des accords de coopération, de stabilisation, d’association déjà conclus avec certains de ces pays, suivis, ultérieurement et si nécessaire, d’une adhésion à l’Espace économique européen/EEE ou à d’autres schémas intégratifs ad hoc, s’inspirant de la formule de l’ancien président de la Commission européenne  Romano Prodi,  «tout partager avec l'Union, excepté ses institutions». On y chercherait ainsi  le temps de leur mise à niveau, en termes de convergence politique et socioéconomique ainsi que de l’accomplissement, parallèle, par les pays déjà membres, des nécessaires réformes-révisions institutionnelles et de politiques communes («approfondir avant d’élargir» fut une  règle de rationalité intégrative, malheureusement écartée au profit de cette fuite en avant par l’élargissement). Une telle maîtrise et rationalisation du processus d’élargissement épargneraient à l’Union les paralysies d’aujourd’hui, porteuses de risques de dilution systémique, et offriraient aux nouveaux États membres, sur le long terme, un accueil  dans «plus d’Europe». 

       Notons qu’une réticence à encourager la deuxième génération d’élargissements hâtifs, vers le Centre et l’Est européens, fut présente en France, dès la fin des années 1990 (abandonnée, toutefois, eu égard à la volonté, surtout, des Britanniques et des Allemands) et, plus récemment, réitérée face à l’engouement des institutions européennes et des autres États membres pour une  admission des Balkans  occidentaux (position française assouplie, depuis, afin d’accommoder le partenaire allemand, y étant très favorable). La raison de cette approche française de ralentissement du rythme des élargissements, souvent évoquée par le président Macron, est double et mérite d’être mentionnée ici, dans le cadre de notre problématique : il s’agit, toujours, de maîtriser la taille de l’Union, qui, déjà à Vingt-huit et, aujourd’hui, à Vingt-Sept,  a du mal à trouver un consensus sur les grands défis de l’heure, et de gagner, par ailleurs, du temps précieux  pour réaliser son approfondissement  de refondation.

        2° À la lumière de ce préambule d’énoncé-orientation  de notre problématique et démarche, nous nous proposons d’illustrer notre propos, dans un souci d’argumentation critique, par une réflexion à deux volets : le rappel de la mise en œuvre empirique d’une grille de critères d’admission (appelés de recevabilité ou d’éligibilité) de nouveaux États membres, confrontée à l’impératif d’une première génération d’élargissements de la «petite Europe» mais partiellement suivie face à certaines candidatures prématurées ou d’une euro-allégeance déficitaire (I); l’exposé critique de l’étonnante et croissante dérive d’une deuxième génération d’élargissements,  mue par  la fin, certes, historique, de la division Est-Ouest du Continent et la logique d’«union sans cesse plus étroite des peuples européens»  mais découplée de la rationalité des critères établis d’éligibilité-intégrabilité, par des admissions de pays au tissu politique et socioéconomique déficitaire et dissymétrique eu égard aux impératifs de l’intégration européenne (II). Notons que cette catégorisation des élargissements en deux générations n’est pas uniquement d’ordre chronologique mais, également et surtout, d’essence qualitative : la première génération comporte des adhésions de pays de l’aire occidentale de l’Europe (avec, toutefois, la Grèce géographiquement, plutôt, décalée), en nombre limité à chaque élargissement et d’une compatibilité-complémentarité systémique, bien que, parfois, relative; la deuxième correspond à une admission massive de 12 pays du Centre, de l’Est et du Sud européens  (mais en deux temps : les 10 en 2004 et  les 2 autres en 2007, tandis que l’adhésion de la Croatie, en 2013, correspond à une nouvelle décision d’élargissement), dont la dissymétrie et l’hétérogénéité systémique, par rapport à l’Europe des Quinze, furent  très prononcées.

        Enfin, dans cette optique de réflexion-analyse, l’actuelle cacophonie-paralysie européenne trouvera une importante part de ses sources explicatives dans ce processus de quarante ans d’élargissements, jalonnés d’erreurs, à la fois de rythme et d’évaluation.

       I.- Le régime d’admission de nouveaux États membres à l’épreuve d’une première génération d’élargissements : élan d’intégration et choix controversés

       1°  L’établissement des Communautés européennes de la «petite Europe des Six» des années 1950 fut la première phase d’actualisation du projet d’unification du Continent : on  compta, alors,  sur ceux des pays de l’Europe occidentale qui affichaient la volonté d’engagement européen supranational, autour du «couple» franco-allemand, et présentaient un degré quasi optimal de convergence politique, socioéconomique et culturelle (avec, sur le plan socioéconomique, une exception régionale, celle de l’Italie du Sud).

        En effet, conformément à l’approche pragmatique du projet d’unification de Jean Monnet, les Six  se dotèrent d’une ossature juridico-institutionnelle aux traits de «supranationalité en marche» (Commission et ses pouvoirs; approche  décisionnelle suivant la méthode Jean Monnetfédéralisme juridique) ainsi que d’une dynamique systémique d’enchaînements socioéconomiques (fonctionnels et structurels) vers «plus d’Europe». Il s’agissait, de la sorte, de la création d’une communauté d’intégration régionale internationale  aux frontières géographiques européennes, composée d’États démocratiques, aux économies de marché et de symétrie de développement,  aux  racines culturelles-civilisationnelles  communes; quant à son développement vers sa forme ultime, en termes de matières intégrées et de pays impliqués, on l’inscrivit,  par son impératif de finalité d’unification de l’Europe, dans un processus évolutif, doté d’une logique d’engrenage fonctionnel de tâches et de secteurs d’activité, et,  par nécessité, dans un pragmatisme «étapiste» de constellation initiale «sous-régionale», celle de la «petite Europe des Six» (eu égard à la présence des régimes dictatoriaux de la péninsule ibérique et aux asymétries de développement ainsi qu’ à la fracture Est-Ouest du Continent). Aussi, les Communautés européennes des années 1950 étaient-elles appelées à évoluer vers des phases supérieures d’intégration sociétale (socioéconomique et politique) et vers l’adhésion de nouveaux États «euro-compatibles», à l’aide d’un régime de critères et de procédure d’élargissement, sans cesse affiné au gré de nouvelles candidatures et «calqué»  sur la sauvegarde et l’enrichissement de l’acquis européen initial, comportant des similitudes-compatibilités politiques, des convergences-symétries socioéconomiques et  des valeurs sociétales communes.

        En  accord avec cette vision de l’avenir européen commun et cette logique intégrative d’ordre évolutif et à l’esprit d’ouverture, les traités insistèrent sur la nécessaire qualité d’État européen des candidats à l’admission, qualité que les Six se sont, par la suite, attelés à décliner, dans un «échafaudage» pragmatique, à ses quatre composantes, érigées en critères d’éligibilité (ou de recevabilité) : État démocratique, d’économie de marché, de patrimoine culturel commun, d’appartenance géographique européenne. Par ailleurs, le contrôle de l’éligibilité des candidats, à la lumière de cette grille, fut confié, par les traités,  aux institutions européennes : examen de la candidature par la Commission pour avis (à la lumière desdits critères); décision du Conseil à l’unanimité (aujourd’hui, après approbation du Parlement européen à la majorité des membres qui le composent),  ouvrant, alors,  la voie de la prochaine étape, celle des négociations des États membres et de l’État demandeur sur les conditions d’admission et les adaptations aux traités.

       2° Cela dit, force nous est de constater que ce régime de conditionnalités et de procédure, ainsi échafaudé, a connu, lors de la première génération de quatre élargissements, une application  plutôt laxiste, pour déboucher, lors de la deuxième génération de trois  élargissements, le verrons-nous (infra, rubrique II), à  une mise en œuvre erratique, nettement éloignée de l’incontestable rationalité de ce schéma, avec pour résultat la fragilisation systémique (interne) et l’éclipse actuelle de l’Union d’un nombre important de champs d’action internationale. En effet, dès les premiers élargissements, des considérations historico-politiques et des finalités géopolitiques ont affaibli le degré de compatibilité intégrative des membres initiaux, ralenti le rythme de progression de la construction européenne et semé le doute sur ses chances d’évolution au-delà du «grand marché», soit  vers l’Europe politique.

        a.- C’est avec cette approche d’admission que l’on a procédé au premier élargissement (1973) vers trois pays, soit : le Danemark, pays euro-compatible selon les critères d’éligibilité; l’Irlande, qui, sans  présenter un développement économique convergent avec celui des deux autres candidats, répondait aux autres critères d’éligibilité (déjà, au sein des Six, le cas de l’Italie, avec un Sud peu développé, fournissait, à ce niveau, un argument d’exception pour l’Irlande) ; le Royaume-Uni, pays d’un déficit d’euro-compatibilité,  au passé eurosceptique, voire europhobe, si l’on tient compte de son hostilité initiale au processus de création des Communautés européennes ainsi que de son effort systématique de les contrecarrer par l’établissement, espéré concurrent, de l’AELE.

         Pour ne retenir, ici, que le cas du  Royaume-Uni, dans notre réflexion sur l’application laxiste de la grille d’éligibilité d’admission aux CE, nous constatons une euro-compatibilité limitée et, par certains aspects, plus formelle que réelle. En effet, ce pays était, effectivement, selon les critères précités, un État géographiquement européen, démocratique, d’une économie convergente et d’une parenté culturelle. En revanche, si l’on examinait  la causalité de son passé eurosceptique, voire europhobe, on serait moins convaincu de son euro-compatibilité, vu notamment : certaines de ses orientations et pratiques de politique interne (par exemple dans le domaine agricole) ou de politique internationale (pays libre-échangiste, atlantiste, aux relations privilégiées avec les États-Unis, mondialiste, plutôt que «continentaliste» européen (ancrage dans trois cercles concentriques : Europe, États-Unis, Commonwealth); conception d’une Europe intergouvernementale plutôt que supranationale, limitée à l’ouverture des marchés, sans prolongements substantiels d’union économique et monétaire et sans la finalité d’«une union sans cesse plus grande des peuples européens», voire d’une union politique. À  cet égard, si ce régime initial d’éligibilité était déjà complété, du temps de l’adhésion britannique, par les  conditionnalités de la Déclaration de Copenhague (voir infra, II, 1°), ajoutées vingt ans plus tard (en 1993), dont deux exigeaient que le pays candidat ait  la «capacité  à souscrire aux objectifs» de l’Union (objectifs d’«union politique, économique et monétaire») et que, par ailleurs, on soit en présence d’une « capacité [de l’Union]… à assimiler de nouveaux membres, tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne [...], [dans] l’intérêt général aussi bien de l’Union que des pays candidats», on aurait pu (mais pas nécessairement voulu) épargner aux CE et à l’UE ce long chapitre britannique d’infructueuse cohabitation de membre et de «détricotage» intégratif; mais, dirions-nous, le destin de Brexit (après une longue liste de dérogations à chaque réforme d’approfondissement des traités) était écrit d’avance, ne laissant, aujourd’hui, à l’Union que le temps perdu.

       b.- Après ce premier élargissement,  les CE se sont livrées à une autre entorse à la rationalité de convergence-compatibilité du régime d’admission (rationalité politique et socioéconomique) et ont procédé à deux autres élargissements, soit : à l’admission de la Grèce (2ème élargissement, de 1981), malgré les fortes réticences de la Commission et du gouvernement allemand, pour manque de convergence économique, surmontées, in fine, sous la pression du président Valéry Giscard d’Estaing et le ralliement  du chancelier Helmut Schmidt (ce qui nous ramène aux limites de rigueur dans le contrôle de l’éligibilité des candidats); à celle de l’Espagne et du Portugal, en 1986 (le 3ème élargissement). En effet, ces trois pays ne répondaient que très partiellement à la grille d’éligibilité mentionnée : la Grèce (pays déjà d’un statut d’association, depuis 1961), l’Espagne et le Portugal avaient, certes, des  économies de marché, mais peu convergentes avec celles des pays des CE, vu leur niveau, encore bas, de développement et de compétitivité ; par ailleurs, l’Espagne et le Portugal (et, dans une moindre mesure, la Grèce, après sa sortie de la parenthèse d’une «dictature des colonels» des années 1967-1974), avaient encore besoin de consolidation de leur régime démocratique, vu leur longue vie sous la chape de plomb de la dictature qui laissait d’importants foyers de fragilité politique. Dans ce contexte, on aurait pu garder ces trois pays dans l’antichambre de l’élargissement (cette antichambre contient, entre autres, des accords d’assistance et de coopération, des accords bilatéraux de libéralisation sectorielle, des régimes d’association et divers autres types de stabilisation et de développement, instruments «étapistes» de pré-adhésion). Cela dit, la volonté des CE de fournir à ces pays un  rempart, surtout politique (on a souvent parlé, à cet égard, d’une adhésion de «police d’assurance»),  pour la protection-consolidation de leur régime démocratique et, dans la foulée, de leur  marche continue et sans perturbations politiques vers le  développement socioéconomique accéléré, légitima  la contorsion des critères d’éligibilité, dans un acte d’admission  éminemment politique.

      c.- Le 4ème et dernier élargissement de cette première génération  fut celui vers l’Autriche, la Finlande et la Suède (1995): pays démocratiques occidentaux, d’une expérience de libéralisation dans le cadre de l’AELE et de l’EEE et en importante progression de modernisation économique, ont permis au processus d’intégration européenne d’occuper, désormais, l’essentiel de l’espace de cette «Europe occidentale» (étendu, ultérieurement, à Chypre et à Malte), tandis que l’Islande et la Norvège choisirent de demeurer en dehors de l’UE ---le cas de la Suisse demeurant particulier par ses accords bilatéraux avec l’UE). Leur démarche d’adhésion est marquée par leur volonté de considérer, désormais, leurs approches de neutralité compatibles avec le processus d’intégration européenne, acceptant les objectifs de l’intégration politique ainsi que ceux d’ une intégration économique et monétaire (comme le précisait  la déclaration de Copenhague de 1993, adoptée durant les négociations d’admission de ces trois États, bien que tournée, surtout, vers les pays du Centre et de l’Est européens, et exigeant la «capacité du pays candidat à souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire»). Cela dit, la présence de ces trois États au sein de l’Union rendait, dans l’horizon du  long terme,  plus laborieux le processus d’une plus grande intégration dans les domaines de la politique étrangère, de la sécurité et de la défense, voire de la fédéralisation du système européen.

        3° En conclusion d’étape, force nous est de constater que ces élargissements de première génération, qui dérogent, avec une ampleur multidimensionnelle pour le cas du  Royaume-Uni et dans  un degré plus limité pour les cas de l’Espagne, de la Grèce et du Portugal, à la stricte conditionnalité d’admission dans les CE,  laissèrent à l’Union des séquelles de fragilité fonctionnelle et structurelle dans divers pans d’intégration : la posture de «détricotage»  adoptée par le Royaume-Uni par sa vision d’une Union «à la carte» et son erratique processus de Brexit, d’une part, les hésitations et insuffisances des trois pays du Sud européen (plus prononcées dans le cas de la Grèce) dans leur marche vers la convergence socioéconomique et la rigueur macroéconomique (surtout durant et depuis la crise économique des années 2008 et suivantes, dans une  fracture Nord-Sud), ralentirent le déploiement compétitif de l’Union, pendant que d’autres grandes puissances n’ont cessé leur ascension dans la sphère de l’économie globalisée.

       II. La deuxième génération d’élargissements vers l’Europe du Centre, de l’Est et du Sud européens et son irrésistible marche vers une prochaine admission des Balkans occidentaux : des   pressions géostratégiques et des considérations de «grand marché» qui fragilisent une Union toujours en crise et en mal de réforme de refondation

        1° La fin du bloc communiste et le changement consécutif de régime dans les pays du Centre et de l’Est européens ont, sur le plan idéologique et géostratégique, «décloisonné» le Continent et nourri l’espoir de son unification. Aussi, tout naturellement, l’Union a-t-elle ressenti l’impératif besoin d’une réponse inclusive à cette partie du Continent, réponse qu’elle a, toutefois, vite orientée, dans la précipitation, vers une admission de ces pays, plutôt de suivre une prudente méthode «étapiste» d’intégration  progressive et différenciée (selon le pays), par  leur maintien, à court et moyen terme, dans des régimes d’association (voire d’EEE), antichambre d’une admission aux contours temporels du long terme. Quant aux pays du Sud,  inclus dans cet élargissement (Chypre et Malte), la même prudence «étapiste» serait de mise, bien que, s’agissant de fort petits États insulaires et d’une longue appartenance au monde occidental, la maîtrise de leurs fragilités (politico-économiques), après leur adhésion, ait pu paraître  beaucoup moins problématique que celle des pays issus du bloc communiste.

       En effet, dans le contexte de ce grand élargissement, force nous est d’affirmer, ici, que  tout examen rationnel des candidatures des pays du Centre et de l’Est européens aurait dû conduire les Quinze vers le constat de leur inéligibilité, si l’on tenait rigoureusement compte des critères de recevabilité que la pratique européenne des admissions avait établis et que, justement, le Conseil européen de Copenhague, par sa Déclaration de 1993, avait resserrés, affinés, étoffés et complétés, dans son souci de considérer autant les réalités et besoins des États candidats que, pour la première fois (vu le grand nombre et les fragilités de cette cohorte de pays), la capacité de l’Union (elle-même soucieuse de protection et d’approfondissement de son édifice intégratif)  de les accueillir par voie d’admission.

        À cet égard, la Déclaration de Copenhague a, tout d’abord, précisé deux volets de la grille de critères d’éligibilité, jadis basée sur une exégèse du concept «État européen» et la pratique d’admission y greffée : elle a fourni une conceptualisation plus rigoureuse de la notion d’État démocratique, exigeant des «institutions stables, garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection»; elle a ajouté, sur le plan économique, à la condition d’État d’une économie libérale, développée et symétrique-convergente avec celle des autres membres, l’exigence d’un marché stableviable et «capable de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union». Ensuite, soucieuse de protéger l’évolution vers une Union plus approfondie,  la Déclaration a mentionné deux autres conditions: a) le prérequis d’un consensus en termes d’approfondissement intégratif,  qui appelait l’engagement et la  «capacité du pays candidat à souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire»; b) la «capacité [de l’Union]… à assimiler de nouveaux membres, tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne [...], [dans] l’intérêt général aussi bien de l’Union que des pays candidats», ce qui permettait, en l’occurrence,  de considérer l’option de l’«approfondissement avant l’élargissement».

       Soulignons aussi, dans ce processus d’affinement des conditions d’éligibilité, la précision apportée, plus tard, par le traité, qui a pu confirmer et élargir la condition de compatibilité juridique et socioculturelle comme critère d’éligibilité, grâce à un renvoi explicite à la conformité de l’État avec l’ensemble des valeurs communes de l’Union (article 49 TUE, qui renvoie aux valeurs de l’article 2 TUE). 

       2° À  la lecture de cette conditionnalité affinée-élargie de la Déclaration de Copenhague, placée, de surcroît, dans la perspective d’une réponse réaliste et constructive aux aspirations de pays récemment, affranchis de la domination soviétique et aux regards tournés vers la «Maison de l’Europe», on s’attendrait à sa sérieuse prise en considération lors du processus d’examen des demandes d’adhésion du Centre et de l’Est européens. Ceci d’autant plus que les auteurs de la  Déclaration avaient  eu la lucidité d’anticiper par une sérieuse prise en compte, dans sa conditionnalité de critères d’éligibilité  et par un «effet miroir»,  des insuffisances et fragilités systémiques de ces candidats, soit : du  besoin de profond assainissement de leurs systèmes politiques et de long apprentissage de l’État de droit, vu la présence d’élites politiques, parfois, issues de l’«ancien régime» et précipitamment «recyclées-réinventées» dans un parlementarisme occidental récemment implanté, l’instabilité gouvernementale et le déficit démocratique des institutions publiques ; de l’insuffisant, encore, niveau de développement économique, en quête de stabilité et d’apport de facteurs de production (notamment, d’investissements); de la nécessité  d’une  longue mise à l’épreuve du  fonctionnement du nouveau système économique libéral, adopté après des décennies d’économie dirigiste, en vue de tester sa stabilité-viabilité-compétitivité; de la grande fragilité du filet social, en quête de nouvelles politiques de protection contre les fractures d’une libéralisation sans frontières; de la difficulté de l’Union, elle-même, vu le nombre de pays candidats et leurs sérieuses faiblesses systémiques,  d’«assimiler de nouveaux membres, tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne».

      Mais, ô surprise, lors du traitement des demandes d’admission de ces pays, l’Union a cédé à un laxisme d’examen des critères de Copenhague, pourtant adoptés, pouvons-nous le répéter, à la lumière de cette mouvance vers la Grande Europe de l’après-guerre  froide. Les raisons de cet engouement et de cette précipitation laxiste vers un grand élargissement sont multiples, à résumer, ici, à l’essentiel, qui comporte : des arguments d’ordre géopolitique et géostratégique, avancés par le grand allié outre-Atlantique, secondé par le Royaume-Uni et de nombreux  autres membres de l’Alliance atlantique, et s’exprimant par cette volonté d’assurer le maintien de ces pays dans le camp européen d’États démocratiques et d’économies libérales, avec aussi un «couplage» planifié et quasi concomitant d’adhésions à l’OTAN; un vif intérêt, présent au sein de pays membres du Nord-Ouest européen, pour  un plus vaste espace de circulation des flux commerciaux et des investissements  et un «hinterland» géoéconomique à l’Est (bassin de main-d’œuvre, aires de  dumping social etc.).

         Ce faisant, toutefois, l’Union, bousculée de la sorte, a creusé profondément son déficit de convergence sociétale, qui perdure encore aujourd’hui, avec notamment : la présence au sein des pays  du Centre et de l’Est européens de phénomènes d’autoritarisme et de violations de l’État de droit; l’apparition de blocages institutionnels de la part de certains de ces nouveaux membres (par exemple : veto (levé in extremis, le 9 décembre 2020) de la Hongrie et de la Pologne à un mécanisme de contrôle plus efficace du respect  de l’État de droit et de sanctions consécutives pouvant priver les pays incriminés de ressources budgétaires régulières et de financements ad hoc; veto sur des quotas d’immigration; blocages sur une refonte  du droit d’asile); leur piètre performance dans le domaine de la transparence, avec une corruption galopante, selon des institutions et organismes internationaux spécialisés et crédibles, tels que le Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe  et la Transperency International qui, encore aujourd’hui, après tant d’années de participation à l’UE, réserve un classement haut en indices de corruption aux pays du Centre et de l’Est européens (et, également, du Sud européen), corruption, par ailleurs, étroitement liée à l’affaiblissement notoire de l’État de droit, notamment au niveau des institutions publiques (gouvernement, administration, justice); leurs grands retards de modernisation-compétitivité de leurs économies, empêchant ainsi la constitution d’un tissu d’UEM homogène et performant, condition sine qua  non pour l’élargissement-approfondissement de la zone euro, avec ses nécessaires accompagnements (financiers, bancaires, fiscaux), et les avancées vers «plus d’Europe»; leurs divergences de vision en politique étrangère, sécurité et défense, abreuvées aux traumatismes d’un long passé historique fort conflictuel sur la scène européenne, avec, également, dans l’après-guerre, la triste réminiscence de l’occupation soviétique et de la guerre froide,  succédant, aujourd’hui, à la peur de la Russie et encourageant leur penchant pro-atlantique.

        3° En plus de cette application erratique et laxiste des critères d’éligibilité, il importe, également,  de souligner une autre grande entorse au régime d’élargissement, celle de la  fusion, dans la pratique, des deux phases du processus juridico-institutionnel d’admission : phase d’examen des critères d’éligibilité; phase (en cas de verdict positif) de l’ouverture des négociations, entre les États membres et l’État candidat, sur les conditions d’admission (examen des divers chapitres de l’acquis européen et confirmation de son acceptation, voire de sa mise en œuvre dans la réalité systémique de l’État candidat; aides européennes de mise à niveau) et les adaptations des traités TUE et TFUE (stipulation de dispositions et clauses particulières : périodes transitoires, dérogations éventuelles etc.). En effet, c’est en violation de l’esprit et de la lettre du traité que l’on ouvre les négociations d’admission sans avoir constaté, au préalable, la conformité de l’État candidat avec tous les critères d’éligibilité, ce qui oblige  d’y revenir durant les négociations et faire le «monitoring» des progrès des  pays concernés (dans ces domaines de déficit de conformité), sachant pertinemment que l’on s’engage ainsi dans un processus qui n’est, réellement, pas réversible (pour revenir à la première phase). C’est ainsi que l’on  trouve souvent, dans les rapports de la Commission et les considérations du Conseil,  à l’enseigne des pourparlers d’admission, des constats de déficit démocratique, de corruption, de fragilité institutionnelle et, plus généralement, systémique (administration, justice, économie etc.), concernant des pays dont, pourtant, l’Union avait déjà reconnu l’éligibilité et ouvert des négociations d’admission : il en résulte  l’incongruité d’un «monitoring» continu  du fonctionnement et des structures des  systèmes étatiques et sociétaux desdits pays, tout au long des pourparlers d’adhésion, «monitoring» prolongé même jusqu’à la signature du traité d’adhésion (avec, tout le long, des «lettres d’avertissement» /«early warning letters» de la Commission). Que l’on ne s’étonne donc pas de constater, aujourd’hui, les violations et dysfonctionnements de l’Union dus à des États  admis, lors de ce grand élargissement, en vertu d’un laxisme de contrôle de conditionnalités d’éligibilité, pourtant, consignées dans le traité et la Déclaration de Copenhague.

        Les années écoulées, depuis, nous démontrent combien il aurait été judicieux pour l’Union, en quête, à l’époque, d’approfondissement de refondation (penser, justement, à la Convention sur l’avenir de l’Europe qui a abouti, en 2003, au projet de traité établissant une constitution pour l’Europe, devenu, l’année suivante, le traité établissant une constitution pour l’Europe -- traité défunt, à la suite d’un rejet lors des referenda de 2005, en France et aux Pays-Bas), et pour les pays candidats en état, alors,  d’éligibilité déficitaire, d’opter pour un maintien, sur le court et le moyen terme, dans des régimes d’association et, éventuellement, de participation à l’Espace économique européen/EEE, antichambre de préparation-adaptation-stabilisation, en vue d’une admission ultérieure, à l’enseigne d’une convergence  «multiniveau».

        4° Last but not least, cette irrésistible marche d’élargissements se poursuit, aujourd’hui, avec le processus d’admission des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie) et, pourquoi pas, au-delà, plus tard, dans une mouvance vers la «périphérie» continentale de l’UE (Biélorussie, Moldavie, Ukraine) ou, encore, vers cette Transcaucasie à proximité historico-culturelle (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie (cette Colchide, connue des Argonautes), déjà dans le Conseil de l’Europe), le tout à l’enseigne géopolitique et géoéconomique de la paix, de la sécurité, du «hinterland» socioéconomique ainsi que du «couplage», si l’on considère la pratique suivie pour le Centre et l’Est européens (incluant les Balkans), avec les adhésions à l’OTAN,  organisation «recyclée» dans l’après-guerre froide et s’approchant des confins de la Russie. Or, pour l’Europe des Vingt-Sept, déjà en profonde crise de convergence et en stagnation d’approfondissement, pareille trajectoire d’élargissements sans fins sonnerait (pour des raisons quantitatives, de nombre, et qualitatives, d’hétérogénéité) le glas du destin européen d’une UEM convergente, d’une «Europe puissance» et, in fine, d’une «Europe politique», ce qui ne serait, toutefois, pas à déplaire à ceux des membres de l’UE qui bloquent sa refondation et souhaitent même l’«alléger» de certaines de ses avancées (État de droit, politiques d’asile et d’immigration, contrôle commun des frontières extérieures etc.), satisfaits qu’ils paraissent du «grand marché» et des fonds d’aide financière disponibles.

        En somme, cet engouement vers des élargissements successifs, tourné maintenant, dans  la foulée de la politique défendue par la Commission Juncker, vers les Balkans occidentaux, constitue une menace existentielle pour l’Union, pour un large éventail de raisons que nous résumons, ci-après, à l’essentiel. 

        a) Vu  les contraintes budgétaires imposées par les États membres à l’Union, dans une tendance lourde du long terme et une incertitude sur les ressources propres (malgré le projet actuel de leur augmentation), les moyens d’aides de mise à niveau pour la promotion de la convergence économique au sein de pays membres déjà fort dissymétriques et hétérogènes deviendraient insuffisants et conduiraient à un saupoudrage inefficace.

        b) L’actuelle lourdeur décisionnelle des Vingt-Sept, couplée à d’éventuelles nouvelles admissions de pays des Balkans occidentaux, aux pâles compatibilités politiques et socioéconomiques, conduirait, inévitablement, à la multiplication des blocages fonctionnels, due à la fois au nombre accru de décideurs et à leur déficit de cohésion-compatibilité, empêchant, de surcroît, tout approfondissement intégratif, au risque même de régression du processus.

        c) L’État de droit souffre toujours de violations au sein de l’Union actuelle que l’arrivée des Balkans occidentaux ne saurait qu’aggravertant l’instabilité politique et la corruption au niveau des institutions publiques de ces pays sévissent et tendent à devenir «structurelles» (les indicateurs de Transparency International, pour 2019, en dépeignent un sombre tableau pour cette région);

        d) Le paysage des Balkans demeure toujours vulnérable aux séismes d’une histoire conflictuelle et menacé de rebondissements de fragilité, qui seraient, après ce nouvel élargissement, légués à l’Union : les frontières mouvantes du passé historico-politique ont conduit à la présence de minorités ethnoculturelles dont le statut de protection et son efficacité sur le terrain, plutôt déficitaires, ne sont pas à la hauteur du patrimoine de valeurs que défend, à cet égard, l’Union (article 2, TUE ; Charte des droits fondamentaux); l’Albanie n’est, au fond, toujours pas suffisamment libérée du rêve d’une «grande Albanie», quand elle fixe son regard sur le Kosovo, pays, du reste, d’un cadre étatique encore obscur, aux élites dirigeantes controversées et en relation potentiellement explosive avec la Serbie; la Bosnie-Herzégovine, elle-même en difficultés systémiques, dans un  schéma étatique imposé-verrouillé par les accords de paix de Dayton, risque de voir se réveiller un jour, au sein de ses unités infra-étatiques, le passé conflictuel du triangle «Bosnie-Croatie-Serbie»; la Bulgarie a déjà ses réticences d’ordre identitaire face au processus d’admission de la Macédoine du Nord et a, tout récemment, brandi son veto à l’ouverture des négociations d’adhésion; le Monténégro et la Serbie ont récemment expulsé leurs ambassadeurs sur fond de tensions identitaires.

       Placée devant cette fragilité extrême des Balkans occidentaux et considérant, également, les enseignements tirés des crises et des paralysies, depuis le grand élargissement, l’Union, faisant preuve de prudence et d’«étapisme», aurait pu et dû retarder l’amorce de ce processus de nouvel élargissement et maintenir les candidats à l’antichambre de l’admission (notamment, dans le régime d’accords de stabilisation et d’association, éventuellement renforcés), pour qu’ils ne se rejoignent pas à cette cohorte d’États politiquement et économiquement déficitaires de l’Europe du Centre, de l’Est et du Sud européens, dont plusieurs décrédibilisent le processus d’intégration européenne et empêchent sa marche vers une refondation pour «plus d’Europe». Mais, ce ne fut, malheureusement, pas la voie choisie (malgré les fortes réticences de la France), puisque le Monténégro et la Serbie sont déjà à la phase des négociations d’admission et que l’Albanie et la Macédoine du Nord, malgré les quelques obstacles de dernière heure, se pressent, actuellement, devant le portillon de ce même type de négociations : des raisons de cordon sanitaire d’ordre géopolitique et géoéconomique et d’extension du «grand marché» ont, une nouvelle fois, supplanté la rationalité du régime de contrôle de la conformité aux critères d’éligibilité et, au-delà, la logique du paradigme intégratif de l’Union.

       Et pourtant, devant une telle incongruité de processus, qui fait fi aux enseignements du grand élargissement, avec ses retombées  de dysfonctionnalités,  le  président Macron a tenté d’empêcher cette irrésistible mouvance vers l’admission des Balkans occidentaux, sans grand succès. En effet, face à une volonté quasi généralisée au sein de l’Union et sous une forte pression de gouvernement allemand, très favorable à cet élargissement, la France a dû opter pour un assouplissement de sa position initiale de refus de l’élargissement et proposer une mini-révision dudit processus, qui ne rétablit, toujours, pas la place centrale et autonome du régime de contrôle des critères d’éligibilité (première phase, aujourd’hui  entremêlée  avec celle des négociations). Il n’en demeure pas moins que cette position de repli de la France représente  un début de rationalisation du processus de négociations (deuxième phase). En effet,  plutôt que de suivre, dans ces négociations, l’approche d’un examen par «chapitre» («chapitre par chapitre») de la conformité de l’État postulant avec l’«acquis européen» et les politiques afférentes, on aurait à «structurer» les pourparlers selon une méthode de priorisation-classification par «blocs cohérents et hiérarchisés de chapitres», sorte de marches à gravir (en priorisant, par exemple, l’ouverture du chapitre 23 sur l’État de droit pour pouvoir, en cas de déficit démocratique et de violations des valeurs de l’Union par l’état candidat, exiger des mesures correctives avant d’aller plus loin dans les négociations des autres blocs de chapitres). Aussi, l’État concerné s’engagerait-il, certes, avec des aides européennes (en expertise et en financements), à adapter sa réalité systémique aux différentes législations et politiques européennes pour atteindre à la fois une «éligibilité a posteriori» et une intériorisation de l’acquis européen. Sous-jacente à une telle approche se trouve l’idée française d’une réversibilité du processus d’élargissement engagé (abandon des négociations), réversibilité qui ne paraît, toutefois, pas explicitement acquise : seuls des ralentissements, des pauses ou, encore, un gel des négociations pourraient toujours être envisagés (par exemple, et selon une information d’Euractiv, il est question de ne pas ouvrir, dans l’immédiat, d’autres chapitres de négociations avec la Serbie, celle-ci «n’ayant  pas conduit  les réformes essentielles dans l’État de droit, notamment sur le plan de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la liberté d’expression», ce qui, à nos yeux, constitue l’admission implicite de l’examen laxiste, en première phase, du critère d’éligibilité «État  démocratique, État de droit»).

        5° À la lumière de cette démarche de réflexion-démonstration, nous nous croyons fondé à conclure par une note prospective, sous-tendue, toutefois, d’un scepticisme de résultat. En effet, la deuxième génération d’élargissements vers le Centre, l’Est et le Sud européens (d’un total de 13 pays, en y incluant la Croatie) et en marche, aujourd’hui, vers les Balkans occidentaux, provoqua un changement qualitatif d’affaiblissement du paradigme européen de l’Europe des Six, déjà en mutation lente depuis la première génération d’élargissements : mues par des considérations géopolitiques et géoéconomiques, mêlées à des pressions euratlantiques et alimentées par l’euphorie de la libération, suite à la chute du mur soviétique, ces admissions, intervenant, de surcroît, avant le nécessaire approfondissement de refondation constitutionnelle de l’Union, ont accueilli des pays qui, tout en étant en quête d’avantages de marché, de ressources financières et d’entraide, n’étaient pas encore «euro-compatibles», selon les conditionnalités d’éligibilité établies, ni prêts et capables d’épouser les objectifs et les obligations d’unification du Continent; aussi l’Union, peu audible dans le concert des grandes puissances, se trouve-t-elle, aujourd’hui, dans une configuration de «grand marché», couplé à une zone euro qui demeure  privée de la nécessaire, en termes de capacité décisionnelle et de légitimité démocratique, ossature politico-institutionnelle et de l’impérative dynamique de convergence socioéconomique de partenaires.

        Cette erreur d’élargir sans cesse et de reléguer aux calendes grecques le préalable d’un approfondissement systémique invite, aujourd’hui, à l’inévitable refondation radicale du schéma intégratif actuel, par une  approche de «rétrécissement pour l’approfondissement», qui conduirait  à la fédéralisation  d’un «noyau dur» de pays de l’Union, d’une compatibilité réelle de valeurs, d’une convergence socioéconomique et d’une volonté politique (ceux qui «peuvent et veulent»), autour d’un projet d’«Europe puissance», ouvert, certes, par des formules de cercles concentriques d’association ou d’«espace économique européen», aux autres partenaires de l’Union actuelle ; car, vouloir accommoder la mosaïque actuelle de membres, voire l’élargir sans cesse,  dans une marche intégrative commune, signifierait la dilution de dépérissement de l’Union, à l’horizon d’une simple zone économique, engloutie dans un monde globalisé qui ne pardonne pas les indécis et les adeptes des compromis intégratifs du dénominateur commun le plus bas.     

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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