Bruno Vever, le 19 décembre 2019

Les élections britanniques du 12 décembre auront ouvert la voie à un Brexit effectif fin janvier 2020, aux conditions stipulées dans l’ultime accord concédé à Boris Johnson par le Conseil européen, le Parlement européen ne pouvant que les entériner sitôt confirmé l’aval du Parlement britannique.

C’est après avoir maintes fois affirmé son refus de rouvrir le précédent accord conclu avec Theresa May, soulignant qu’il était sans alternative malgré les tergiversations de Westminster, que le Conseil européen aura fini par caler dans son bras de fer avec Boris Johnson, à quelques jours de la n-ième échéance. Confrontée à l’imminence d’un « no deal », sa présidence en fin de mandat multiplia les pressions sur une Commission européenne en fin de parcours pour explorer d’inédites concessions. Et le Conseil européen réuni en urgence le 17 octobre en vint ainsi à admettre que des douanes britanniques sorties de l’union douanière puissent accorder ou non les privilèges du régime communautaire, donc d’une libre circulation sans contrôle à l’intérieur de l’Union européenne, pour telles ou telles importations d’une Irlande du Nord elle-même sortie de l’union douanière !

Les craintes de rétablir une frontière intra-irlandaise et de rallumer le conflit entre les deux communautés, comme celles d’assumer toutes les conséquences d’un « no deal », avaient certainement leurs justifications. Mais le Conseil européen n’en a pas moins jeté là le bébé avec l’eau du bain, avec la complicité d’une Commission de plus en plus assujettie en pratique à une « raison d’Etats », alors même que le traité ne la rend responsable que devant le Parlement européen. Ce faisant, le Conseil européen aura achevé de brouiller les cartes de l’identité, du fonctionnement et des objectifs d’une Union européenne dont il était censé être le garant mais où il aura fini par additionner le pire après le meilleur…

Rappelons que c’est en 1975, à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, que l’Europe des Neuf s’était dotée d’un Conseil européen réunissant régulièrement les chefs d’Etat ou de gouvernement, succédant à différents sommets ad hoc. Suite aux particularités de la Vè république, seule la France se trouva représentée par son chef d’Etat. Certains virent dans la création de ce Conseil européen l’embryon d’un gouvernement fédératif capable d’orienter, d’encadrer et d’activer une construction européenne dont le marché commun ne pouvait être qu’une étape et un moyen, et non pas une fin en soi. Jean Monnet lui même, infatigable artisan de l’intégration, en prit prétexte pour dissoudre son Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe, estimant qu’il ne pourrait avoir de meilleur successeur.

Dans un premier temps, le Conseil européen parut tenir ce rôle et les promesses allant avec : sa décision d’élire le Parlement européen au suffrage universel ouvrit la voie à une Europe plus démocratique, et celle de créer le système monétaire européen relança l’intégration économique. S’appuyant sur une Commission Delors efficace et inspirée, rompant avec l’excès d’attentisme des précédentes, le Conseil européen parvint même, en contournant des préventions britanniques qui lui coûtèrent un chèque annuel et quelques exemptions, à s’entendre sur l’achèvement du grand marché intérieur sans frontières, puis sur la mise en place de l’union monétaire, miraculeusement activée par la réunification allemande, préludant elle-même à l’élargissement continental.

Ayant contribué à tant de succès historiques, le Conseil européen fut officialisé par le traité de Lisbonne de 2007 qui, sans l’inclure dans le circuit formel de décision et de contrôle interinstitutionnel, lui confirma un rôle général d’orientation et d’impulsion de l’Union, le dotant d’un président à temps plein élu par ses pairs. L’Union s’était-elle enfin dotée du numéro de téléphone qu’avait vainement cherché Henry Kissinger ?

Plusieurs crises aigues (cf. subprimes, dette grecque, conflit ukrainien) donnèrent au Conseil européen l’opportunité d’assumer un rôle improvisé d’arbitrage voire de sauvetage, activé par des implications franco-allemandes d’urgence. Mais ces succès ponctuels n’empêchèrent pas son officialisation de coïncider fâcheusement avec une évolution générale de l’Union européenne contraire à l’objectif annoncé, notamment ces quinze dernières années, avec une vision de l’avenir de plus en plus brouillée et une dynamique collective de moins en moins assurée, comme si le Conseil européen avait fini par atteindre son plafond de verre.

De nombreux motifs peuvent être avancés pour cette détérioration : poids du nombre et de la diversité, contraintes d’une recherche systématique du consensus, avec un principe dominant d’unanimité quand les autres institutions sont soumises à des règles majoritaires, changements de personnalités et de complicités, voire d’engagements et de valeurs concernant l’Europe, dégradation de la confiance mutuelle, montée de l’euroscepticisme dans un nombre croissant d’Etats membres, primauté pour les participants de leurs mandats nationaux, accentuée par une permanence chronique des périodes électorales pour les uns puis pour les autres.

Le Conseil européen se vit également de plus en plus encombré par une remontée croissante d’arbitrages sur des dossiers plus techniques ou comptables que stratégiques, ce qui contribua en pratique non pas à accélérer mais à gripper, freiner et parfois même bloquer des mécanismes de décision qui fonctionnaient plutôt moins mal jusque là. En témoignent les communiqués de moins en moins marquants et les arbitrages de plus en plus minimalistes émanant du Conseil européen, au détriment des perspectives volontaristes et ambitieuses qu’il était censé dégager.

Pire encore, par-delà cette baisse constante de hauteur de vues et de tonus décisionnel, la crise du Brexit aura vu, ces dernières années, le Conseil européen engager d’authentiques remises en cause de l’acquis communautaire. Les concessions faites à Boris Johnson en octobre dernier n’auront pas été les premières de la série : d’autres tout aussi contraires à la lettre comme à l’esprit communautaire avaient été faites à David Cameron près de quatre ans auparavant en vue de se concilier les électeurs britanniques à l’approche du fatal référendum.

Même rendues caduques par le vote pro-Brexit des électeurs, il n’est pas sans intérêt de rappeler ces compromissions : renonciation explicite à une Union de plus en plus étroite, non-paiement par le Royaume Uni d’allocations sociales aux résidents européens non-britanniques, mise en cause possible d’une réglementation communautaire par une contre-majorité de députés nationaux des Etats membres, égalité de traitement d’autres monnaies européennes que l’euro. Bref un esprit très « munichois » digne de l’avertissement churchillien : « vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre, vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ».

Alors que penser de cette déconcertante mutation du Conseil européen passé d’un rôle moteur de l’Union il y a quarante-cinq ans au grippage voire à l’immobilisation de celle-ci depuis quinze ans avant de finir par enclencher la marche arrière ? L’élargissement à près de trente Etats membres a certes joué son rôle dans cette détérioration, mais moins sans doute en lui-même que suite à la mise en défaut des pays fondateurs, principalement la France et l’Allemagne, pour s’y adapter. Alors qu’un noyau central fort autour de ces deux pays avait dans un premier temps permis de structurer le Conseil européen sur de grands projets communs, un relâchement croissant des relations franco-allemandes, qu’on pourra faire remonter, malgré l’affichage des deux côtés, au bouleversement sans doute mal assumé de la réunification, aura largement contribué à faire échouer l’encadrement fédératif qu’appelaient tant l’élargissement que l’approfondissement de l’Union européenne.

L’échec au pied du mur de la relation franco-allemande a conduit à une immobilisation de l’Union européenne quand tout changeait autour d’elle. Cette paralysie, face à une redistribution des cartes à l’échelle mondiale et une compétition démultipliée, est devenue un facteur décisif de la montée de l’euroscepticisme. Et celui-ci n’a fait, de façon paradoxale, que conforter les dirigeants du Conseil européen dans leurs réticences face à toute nouvelle perspective d’intégration. 

Les consultations citoyennes sur l’Europe menées il y a un an ont pourtant fait ressortir clairement que les principaux reproches adressés à celle-ci visent non pas ce qu’elle a fait mais bien ce qu’elle n’a pas fait et ne parait pas en mesure de faire face aux exigences, et donc aux attentes, concernant la sécurité, l’équité, la protection, la cohérence, la transparence, les économies d’échelle. Mais le Conseil européen s’est révélé impuissant à rééquilibrer par de nouvelles avancées les acquis inachevés, acquis devenant de ce fait de plus en plus perméables aux critiques : une liberté des capitaux sans encadrement fiscal, une liberté des échanges sans harmonisation sociale, un marché unique sans douaniers européens, une compétition commerciale sans intégration économique, une monnaie unique sans solidarité financière, etc…

Au lieu de contribuer à assurer ces nécessaires rééquilibrages par plus d’unification européenne, le Conseil européen aura laissé les Etats membres libres d’appliquer leurs propres solutions nationales, sous couvert d’émulation mutuelle et d’échanges de « bonnes pratiques », aggravant de ce fait tous les déséquilibres. La « stratégie de Lisbonne », adoptée en 2000 sur ces principes puis reconduite dix ans plus tard sur les mêmes bases à l’horizon 2020, entérina cette authentique neutralisation européenne. On ne pouvait dès lors guère attendre du Conseil européen qu’il ouvrit les chantiers stratégiques inexplorés, tels qu’une sécurité et une défense commune ou un reformatage du budget européen assurant une synergie des moyens.

Aujourd’hui l’urgence est là. Car le Conseil européen, après avoir concédé à Boris Johnson des dispositions qui fragilisent l’Union de façon unilatérale, se retrouve face à la perspective, non dissimulée par ce dernier, d’une zone franche britannique à ses portes exacerbant les conditions fiscales, sociales et environnementales d’une concurrence aussi dérégulée qu’intrusive. A nouveau présidé par un ancien premier ministre belge, Charles Michel, par quel miracle le Conseil européen pourrait-il retrouver la vision, l’ambition, la dynamique et la cohésion qui lui ont tant fait défaut ces dernières années ?

Par-delà cette présidence d’un poids volontairement mesuré, la question franco-allemande apparaît de plus en plus décisive, en même temps qu’elle devient de plus en plus préoccupante. Outre des relations trop distanciées et des compréhensions mutuelles toujours difficiles, des divergences ouvertes sont apparues sur des sujets majeurs, tels que l’ouverture du commerce transatlantique, le renforcement de l’union monétaire, les reports du Brexit ou l’avenir de l’OTAN. Les promesses du traité bilatéral d’Aix la Chapelle, conclu il y a juste an, peinaient déjà à donner un nouveau souffle à l’original de 1963. Elles apparaissent aujourd’hui de plus en plus éventées.

Avec le départ d’un partenaire britannique qui participait malgré tous ses travers à une triangulation équilibrante, à défaut d’avoir été dynamisante, entre les trois premiers Etats du Conseil européen, comment assurer qu’un face à face sans plus de dérivatif entre la France et l’Allemagne ne ravive, dans cette Europe en panne de projet comme de repères, de vieilles méfiances, des incompréhensions croissantes voire des animosités refoulées ? Plus encore, alors que la France se plait à agiter l’impératif d’une « souveraineté européenne », qui impliquerait pour l’Allemagne des concessions inédites pour reformater l’union économique et monétaire, s’investir dans une défense collective autonome et affirmer une solidarité européenne dans la mondialisation, comment amener cette Allemagne à sortir de ses multiples réserves pour s’engager dans des chantiers aussi décisifs qu’en panne sans lui ouvrir, trente ans après la réunification et soixante-quinze ans après la fin de la seconde guerre mondiale, l’accès à un statut non discriminatoire correspondant à sa situation actuelle ?

Dès lors ne serait-il pas temps pour la France, sauf à ravaler ses ambitions européennes, de solder le passé et le passif qui l’accompagne pour redonner toutes ses chances à l’avenir ? Et par quel autre moyen qu’inviter l’Allemagne à partager sa représentation permanente au Conseil de sécurité des Nations Unies ? Ce pas décisif ne serait-il pas préférable au faux-semblant entretenu à ce jour d’un siège supplémentaire, qui apparaît aussi illusoire que contradictoire ? Cette représentation unifiée constituerait certes une rupture, mais d’abord celle du nœud gordien qui nous piège aujourd’hui, tout en engageant la première étape effective d’une souveraineté européenne enfin crédible. La fusion charbon-acier n’avait-elle pas été aussi une rupture, en même temps que la première étape de l’intégration européenne ?

Soixante-dix ans après la déclaration Schuman de 1950, l’Union européenne en crise et son Conseil européen sans boussole sont plus que jamais à la recherche d’un nouveau souffle. Mais le Conseil européen n’aura guère de chances de retrouver une dynamique à l’appui d’une ambition, et l’Europe une quelconque perspective de souveraineté, sans que le partenariat franco-allemand ait été non pas toiletté en surface mais refondé en profondeur, avec des pendules enfin remises à l’heure de part et d’autre du Rhin. Il y a déjà trente ans Mikhaïl Gorbatchev soulignait à Berlin même : « la vie punit celui qui vient trop tard » !

 

Bruno Vever est secrétaire général de l'association Jean-Monnet et vice-président d’Europe et Entreprises

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