Panayotis Soldatos, le 4 mai 2019

     1° L’opinion publique, européenne et mondiale, assiste déconcertée, depuis le référendum britannique de 2016, à un processus sinueux, confus et arythmique  de Brexit, dans une mouvance de revirements en cascade des élites politiques d’outre-Manche qui déstabilisent leurs interlocuteurs (les 27 autres membres de l’Union et les institutions européennes), plongés qu’ils sont dans l’aporie et l’incertitude. Et pourtant, malgré cette fluidité de postures,  une observation attentive du jeu des acteurs nous révèle, d’une part, la constance historico-politique de la stratégie européenne du Royaume-Uni, celle d’une préférence pour une intégration  plutôt économico-commerciale et «à la carte» et, d’autre part, l’ambivalence des 27, conscients et  satisfaits de l’apport des Britanniques à l’Europe du «grand marché» mais, également (pour certains d’entre eux), contrariés par  leur rôle de frein dans le renforcement politico-institutionnel et l’approfondissement économique et monétaire de l’Union. 

      -  En effet, le Royaume-Uni (élites dirigeantes et population), nourri d’une constance de culture historico-politique de souveraineté et d’indépendance nationale, demeure fort éclectique devant le processus d’intégration du Continent, auquel il participe toujours «à reculons», dans un mélange d’euroscepticisme et d’europhobie : il reconnaît les avantages, dans un monde globalisé,  d’une «Europe-espace» aux flux commerciaux libéralisés, mais résiste à l’approfondissement de l’union économique (fiscale, financière, monétaire) et du cadre politico-institutionnel de l’UE, dont il critique déjà le caractère supranational; il conçoit l’utilité de certaines avancées, intergouvernementales et «à la carte», de politique étrangère et de défense européenne, mais s’oppose à l’«Europe-puissance» indépendante, souhaitant avoir les mains libres pour un déploiement géostratégique et géopolitique global et «à géométrie variable» (liberté d’alignements sur les États-Unis, l’OTAN, le Commonwealth, le reste du monde). 

      - Quant aux 27, bien qu’attachés à l’acquis économique (union économique, encore qu’elliptique, qui ne franchit pas le seuil de l’union économique totale) et juridico-institutionnel de l’UE, ils participent, à l’occasion, surtout depuis le grand élargissement vers le Centre, l’Est et le Sud européens, de l’éclectisme britanniqueme-tooism») et ne sont, eux non plus, à l’abri de courants de souverainisme, d’euroscepticisme et d’europhobie. En effet, ils se  disent généralement satisfaits de l’ouverture des marchés et  de la libre circulation des personnes et des capitaux et  ils souscrivent, dans leur grande majorité, à  la rationalité de l’union monétaire, financière et bancaire, des fonds structurels et  des plans de sauvegarde et, pour certains d’entre eux, à celle de la mutualisation des dettes. En revanche et parallèlement,  ils comptent dans leurs rangs des pays qui pratiquent au sein  de l’Union des politiques que seule une «Europe à la carte» pourrait justifier : ils revendiquent, notamment, le contrôle national des  flux migratoires, font fi de la nécessaire solidarité horizontale pour l’accueil des réfugiés, procèdent à des réformes juridiques sans toujours respecter l’État de droit et les valeurs afférentes de l’UE,  nouent des relations  économiques avec des pays tiers, sans égard  aux  pratiques de  solidarité et de «préférence européenne»  (penser aux récents accords du gouvernement italien avec la Chine ou  aux  ententes et approvisionnements transatlantiques, notamment  dans les domaines du numérique, de l’aéronautique et du matériel militaire  etc.).

      2° Dans cette optique d’orientations multiniveau, opaques et souvent antinomiques, il ne devrait pas être étonnant de constater, ci-après, le gâchis, espérons-le réversible, que provoque le processus de Brexit, avec les pertes de temps, d’énergies humaines et  de ressources matérielles et la gestation d’incertitudes et de fragmentations de positions, difficiles à récupérer-dissiper dans cette atmosphère de cacophonies, de tiraillements, de consensus fragiles, voire factices que nous allons exposer, ci-après, dans un argumentaire aux  paramètres d’orientation déjà effleurés.

      A.- Pour une lecture lucide de la posture de négociations de Brexit  du Royaume-Uni: la perspective d’une synthèse «gagnante» des courants britanniques d’euroscepticisme et d’europhobie qui déstabiliserait  la marche intégrative des Vingt-Sept  

       Contrairement à tous ceux (nombreux au sein de l’UE) qui voient dans les tergiversations des élites politiques du Royaume-Uni   des signes de confusion, nous n’y trouvons que leur ténacité historico-politique et leur capacité de se ressaisir, dans des circonstances de crise, pour défendre l’intérêt national, en déstabilisant, à la longue, l’autre partie et arriver à leurs fins de dénouement favorable.

       1° En effet, s’il est vrai que le Premier ministre d’alors, David Cameron, dans un geste  d’apaisement de son aile europhobe, a offert aux Britanniques l’expédient politique d’un référendum sur l’appartenance à l’UE et a ainsi ouvert le sac d’Éole avec ses vents de populisme et de «nationalisme souverainiste», jugés à l’époque électoralement minoritaires, les élites politiques du Royaume-Uni se sont, depuis, progressivement ressaisies et ont repris le contrôle du rythme et des manœuvres tactiques du Brexit

    À cet égard, le  gouvernement de Theresa May, qui a eu à gérer, dans ce tsunami politique de l’après-référendum, les pourparlers avec les 27, a, tout d’abord, pu «monopoliser», pendant deux ans, l’attention du leadership européen et  négocier,  dans une «surchauffe» de l’appareil de l’Union, non seulement un accord de «divorce», mais aussi une phase transitoire et, in fine, une Déclaration politique fixant le cadre des relations futures entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Par la suite, face à un Parlement britannique poussé par une opinion publique de «second thought» et  à la recherche d’une option  gagnante de Brexit, elle a accepté le de facto rôle d’«émissaire» de ce Parlement pour rouvrir l’accord conclu (surtout sa partie –Déclaration – sur les relations futures)  et, également, s’affranchir de l’inconfortable délai de négociations de deux ans, en obtenant une «généreuse», mais  risquée (le verrons-nous) pour l’UE, prorogation, jusqu’au 31 octobre 2019. Quant à l’obligation du Royaume-Uni (à la lumière de cette prorogation) de  participer aux élections européennes, en cas de non ratification d’un accord final de Brexit d’ici au 22 mai,  malgré le risque de fracture du corps électoral, elle offre aux Britanniques un précieux levier d’influence et d’immixtion dans les affaires des 27 : par la présence au Parlement européen d’eurodéputés du pays (dont, fort probablement, bon nombre d’eurosceptiques et d’europhobes);  par une participation d’influence aux autres institutions de l’Union, en particulier lors des processus de désignations aux hautes fonctions des institutions de l’UE, dont les présidences du Parlement européen, du  Conseil européen, de la Commission, de la BCE; par une capacité  de pression-influence accrue à la fois sur les grandes décisions qui attendent l’Union (planification budgétaire, refondation de la zone euro, négociations commerciales etc.) et  sur le dossier même du Brexit (pour d’autres prorogations, pour un accord de retrait et de futures relations davantage conforme aux vues de synthèse des intérêts exprimés au Palais de Westminster et dans le pays). Notons, également, à propos de cette  participation britannique aux prochaines élections européennes, que les dirigeants du pays auront  ainsi l’occasion de  tester le comportement électoral de leur population  face à l’UE, notamment, dans la perspective du Brexit ou d’un second référendum(par le taux de participation et le poids électoral des  forces pro-européennes, eurosceptiques et europhobes, affichées comme telles). 

    Et, comble de surprise, là où certains outre-Manche craignaient un retrait sans accord («no-deal Brexit»), on ne peut nullement exclure, aujourd’hui, le recours à la possibilité offerte aux Britanniques d’éviter une telle situation  par la révocation de leur intention de retrait, révocation  que la Cour de Justice de l’UE considère, à notre étonnement (le verrons-nous), conforme à l’article 50 TUE sur le retrait d’un État membre. 

      2° De façon plus spécifique, et contrairement aux négociateurs de l’UE, dirigés par Michel Barnier, qui ont mis l’accent sur un accord bien «ficelé» de retrait et une période transitoire, les  Britanniques se battent actuellement pour parvenir à un accord gagnant de futures relations, la Déclaration (mentionnée ci-haut) obtenue en cette matière auprès des 27 ne rencontrant pas une majorité d’approbation au sein de Parlement britannique. Car, en effet, le Parlement du Royaume-Uni trouve que ce résultat des pourparlers ne répond pas à une synthèse optimale des intérêts du pays, tant au niveau des élites politiques que sur le plan des milieux économiques, et, par conséquent, n’hésite pas à «bousculer» les  27 pour une reprise des pourparlers. Aussi, considérant la fragilité politique de Theresa May, tant au sein de son parti  qu’au niveau de l’ensemble du Parlement, ce dernier a-t-il décidé, après plusieurs rejets de propositions d’accord, d’assumer un plus grand rôle directionnel (signe, notamment, de la force du parlementarisme britannique) pour amener le gouvernement et les conservateurs à une concertation-entente avec un  parti travailliste probablement enclin à envisager un futur régime d’union douanière et des points d’ interconnexion avec le marché commun, sans nullement exclure un second référendum, dans une perspective de révocation de l’intention britannique de retrait et de  maintien de l’appartenance à l’UE. En somme, nous assistons à une reprise de l’initiative par le Parlement du Royaume-Uni,  qui cherche ainsi à imposer  son propre agenda de priorités tactiques et  stratégiques en matière de Brexit.  

    Dans cette optique de meilleure précision des futures relations avec l’UE, les Britanniques, par leur posture actuelle (qui pourrait, certes, dans une mouvance de pragmatisme, évoluer), s’efforcent de concilier deux objectifs : celui des milieux des affaires et, également, des consommateurs, qui, dans la grande interdépendance économique créée depuis l’adhésion du pays aux Communautés européennes (1973), ont besoin d’un accès commercial au «grand marché», mais sans l’acceptation des  contraintes de l’acquis juridico-institutionnel de l’Union, ni de la liberté de circulation des personnes; celui de la rationalité de sécurité et de protection de la structuration territoriale du pays, qui pose le problème de la circulation des flux vers l’Irlande du Nord (la formule provisoire retenue  de «Backstop» ne paraissant pas satisfaisante) et incite ainsi à l’exploration de l’éventuel caractère utilitaire d’une option d’union douanière avec l’Union des 27, dont le corollaire, toutefois, celui d’une politique commerciale commune, compromettrait l’autonomie de négociations commerciales de libre-échange du Royaume-Uni avec le reste du monde. 

     En somme, on pourrait, ici, encapsuler l’option gagnante recherchée du côté des Britanniques (pour beaucoup,  parmi les 27, il s’agirait de la quadrature du cercle) comme suit : maintien de l’ouverture des  frontières commerciales en vue de l’accès  du Royaume-Uni au «grand marché», sans se soumettre à l’ordre juridico-institutionnel de l’UE, ni enfreindre l’indépendance des relations économiques extérieures des Britanniques ainsi que leur continuité territoriale, économique, de sécurité et de paix au niveau, notamment, de l’Irlande du Nord. 

      3° En conclusion de cette démarche, certes succincte, de «décryptage»  du dossier du Brexit, et malgré les fragilités du gouvernement britannique (revirements constants, atermoiements, divisions politiques), nous y voyons l’entreprise d’une longue marche de stabilisation du politique (après le tsunami référendaire, les fragmentations  politiques et les carences de leadership gouvernemental) et la reprise de l’initiative des pourparlers : le Parlement britannique œuvre pour un renversement de la vapeur, en faveur d’un front d’unité qui permettrait aux forces politiques du pays d’«aller de concert», en vue de l’obtention d’un accord de futures relations  optimal pour les intérêts du Royaume-Uni.  Dans le même temps, du côté des 27 autres membres, pris dans une négociation de Brexit sans fin, on devrait  s’inquiéter de l’horizon couvert de l’Union, avec de nombreux défis pendants (négociations commerciales, notamment avec les États-Unis, et traitement attentif des relations économiques avec la Chine; indiscipline de gouvernements populistes au sein de l’Union; phénomènes de corruption dans plusieurs États membres; extrémismes politiques en voie de prolifération périlleuse; voisinage géostratégique explosif; projets de «plus d’Europe», aujourd’hui «archivés» – réforme des traités, refondation de l’Union, rationalisation économique et démocratisation politique de la zone euro, etc.) et une période de campagne politique  pour l’élection d’un nouveau Parlement européen qui soulève, pour le moment, peu d’enthousiasme au niveau du grand public et des médias,  mais qui permet aux forces organisées de l’euroscepticisme et de l’europhobie de galvaniser leurs partisans, en vue d’un obstructionnisme de «détricotage» de l’Union. 

      B.- Une Union européenne affaiblie, Gulliver empêtré dans les négociations de Brexit  

      Les longues négociations de Brexit ont plongé l’UE dans un processus incertain, chronophage et semé d’embûches  qui assombrit  l’horizon d’un partenariat au devenir et  aux contours imprévisibles. Aussi, et après avoir tenté de conférer une lisibilité à la posture de négociation des Britanniques, conviendrait-il  de nous pencher, maintenant, sur le positionnement de l’UE, avec ses 27 autres membres, teinté d’hésitations, d’ambivalences, d’empirisme circonstanciel.  

    Tout d’abord, force nous est de constater que le dispositif de l’article 50 TUE sur  le retrait d’un État membre constitue une source d’incertitudes et hypothèque, aujourd’hui, dans une Union en crise, les pourparlers de Brexit: sa nouveauté (absence de pratique), ses imprécisions juridiques, son caractère dysfonctionnel, au sein d’une intégration économique avancée et d’interdépendance profonde, et son enclenchement par le Royaume-Uni, aux élites et population mues d’euroscepticisme, parfois aux accents d’europhobie, concourent aux atermoiements  actuels de négociations. 

    Plus spécifiquement, il apparaît, à l’analyse attentive du processus des pourparlers, que  les difficultés de sa conclusion résident à la fois, l’avons-nous évoqué (rubrique A), à la tendance historico-politique d’euroscepticisme-europhobie  du Royaume-Uni face à la construction européenne, comme, également, le verrons-nous, aux cacophonies et ambiguïtés traditionnelles d’orientation des autres membres de l’Union, désemparés, de surcroît, devant les imprécisions du régime de l’article 50 TUE. 

      1° Une importante pierre d’achoppement réside dans la  prescription du constituant, à l’adresse des parties au processus, de tenir compte, lors de l’accord de retrait « des relations futures» avec l’État souhaitant son départ de l’Union. À cet égard, les 27 (c’est, également, notre interprétation du régime de retrait) ont ressenti le besoin de se limiter, de concert, au départ, avec le gouvernement britannique, à l’esquisse des contours d’une orientation politique de relations futures : c’est ainsi que la «Déclaration politique fixant le cadre des relations futures entre l'Union européenne et le Royaume-Uni» présente les traits généraux d’un partenariat économique basé sur une zone de libre-échange des marchandises, «combinant une coopération réglementaire et une coopération douanière approfondies», «des arrangements ambitieux, complets et équilibrés dans les domaines du commerce des services et de l'investissement» ainsi que d’autres pistes d’ententes de rapprochement  sectoriel; elle  laisse, en revanche, la conclusion de l’accord proprement dit sur les relations futures pour l’après-Brexit (ce n’est (selon la Déclaration toujours) qu’après le retrait que les parties envisagent de négocier «les accords nécessaires pour donner une forme juridique aux relations futures»). 

   Cela dit, les Britanniques réexaminent, aujourd’hui, leurs options et leur Parlement, suite aux clivages au sein de l’équipe gouvernementale,  insiste pour un large consensus parlementaire autour d’une option plutôt mixte de formules intégratives, consignée, de surcroît, dans un accord négocié de futures relations, allant ainsi au-delà d’une simple Déclaration (c’est le cas aujourd’hui), faute de  quoi nous ne serions pas surpris d’assister à un second  référendum, voire à une révocation de l’intention de retrait, laissant l’Union dans la difficile situation d’absorber les coûts de ce processus avorté de Brexit et dans la délicate cohabitation avec un État membre qui n’a jamais opté pour une «Europe-puissance» et qui ne fut jamais enthousiaste devant le processus supranational de mise en commun de droits souverains et d’agrégation des intérêts nationaux de tous les pays membres. 

      En ce qui nous concerne,  nous pensons que, à la lumière de l’article  50TUE (qui ne parle pas d’accord formel mais d’une prise en considération d’un «cadre» de relations futures), on devrait se limiter à la conclusion d’un accord fixant les modalités de retrait et les conséquences strictement liées à cette séparation, dans le souci de protéger l’acquis intégratif européen, sans se préoccuper, en même temps, du détail des relations futures avec l’État qui se retire de l’Union.  En effet, dans la logique intégrative de l’ordre juridique sui generis de l’Union, il nous atoujours paru politiquement souhaitable et juridiquement défendable de nepas s’engager, dans le stade des négociations d’un accord de séparation – au- delàde quelques orientations et balises générales – , à promettre, voire à prévoirdéjà la conclusion d’un accord au contenu précis de liens ultérieurs avec le Royaume-Uni ; ces liensdevraient, au contraire, être examinés avec l’État britannique une fois ce dernier sorti del’Union, soit dans une seconde phase, et à la lumière des modèles existants d’articulation de divers paysà l’UE et, notamment, de participation à certains niveaux de son système d’intégrationéconomique (zone de libre-échange ; accès au marché commun elliptique ou, encore, accès au marché unique; accords économico-commerciauxbilatéraux, d’ordre général ou sectoriel). L’argument fondamental de fond, ici,est basé sur le fait que, en cas de retrait d’un État, en l’occurrence duRoyaume-Uni, on ne pourrait pas prévoir en amont, lors de l’accord deretrait, l’état ultérieur (politique, économique, social) du pays concerné, et, notamment les convulsions (pour lui et pour ses partenaires) qui en  surgiraient. C’est ainsi que l’enlisement de l’Union dans la saga des futures relations, qui, de surcroît ne sont toujours pas définies par le Parlement britannique dans une majorité décisive, constituerait  une profonde erreur qui menacerait l’unité des 27 et leur capacité de règlement du dossier du Brexit en protégeant l’acquis communautaire et l’impératif de son approfondissement face au Royaume-Uni qui les a souvent «bousculés» par  ses démarches d’«accommodements à la carte».  

     C’est, du reste, dans l’optique de ce pragmatisme politico-économique que le PE avait bien voulu prévenir un enlisement des négociations de Brexit par une telle insistance sur les futures relations : il soulignait, en effet, « qu’un accord portant sur les futures relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni en tant que pays tiers ne pourra être conclu qu’une fois que le Royaume-Uni aura quitté l’Union européenne» (résolution du 5 avril 2019). 

     2°  Un deuxième point de controverse est apparu lors de la demande du Royaume-Uni pour une prorogation du délai de négociation du Brexit et ceci au-delà des deux ans écoulés, prorogation  prévue à l’article 50 TUE et accordée à l’unanimité du Conseil européen (nous nous référons ici à la longue prorogation jusqu’au 31 octobre 2019 et non pas aux options de report, initialement offertes à  Theresa May, celle du 22 mai comme date ultime de retrait et celle du 12 avril comme date ultime  pour solliciter une plus longue prorogation).  

    En effet, s’il est explicitement permis de recourir à cette prorogation à l’unanimité des 27 autres membres de l’Union, ceux-ci disposent d’un pouvoir d’appréciation de l’opportunité d’une telle démarche, eu égard au contexte des négociations (notamment : évaluation du comportement de négociations de l’État demandeur; degré d’avancement des pourparlers et chances d’accord final; considération de l’agenda européen de dossiers en suspens et de projets à promouvoir;  éventuels obstacles dirimants, avec, en l’occurrence, celui du  calendrier des élections européennes, qui aurait, à notre avis, pu  justifier un refus de prolongation de la saga de Brexit), avec, également,  la possibilité d’élaborer une grille de conditions à imposer (notamment : délai raisonnable; entente préalable  sur un profil précis de futures relations, accepté par les instances politiques du requérant (gouvernementales et parlementaires); «gentlemen’s agreement» assurant les 27 autres membres d’un comportement de l’État requérant, et toujours membre, qui n’affecterait pas, durant la période de prorogation, le bon fonctionnement institutionnel-décisionnel de l’Union (en ce sens, les Conclusions du Conseil européen du 10 avril 2019). 

      Malheureusement, cette évaluation rigoureuse des chances de réussite du Brexit  grâce à une prorogation (d’ailleurs, le calendrier  de la procédure de Brexit, s’approchant de sa fin, a «bousculé» les 27 et les institutions européennes et les a conduits à des déclarations préalables et à l’emporte-pièce, certains dirigeants refusant catégoriquement une prorogation, d’autres se préoccupant de sa durée, les uns la souhaitant plutôt courte et les autres se disant  prêts à considérer une période plus longue, notamment jusqu’à un an) n’a pas eu lieu et les risques pour la bonne marche de l’Union, surtout dans l’optique des élections européennes, furent sous-estimés : aussi, le Conseil européen s’est-il limité à «prend acte de l'engagement du Royaume-Uni d'agir de manière constructive et responsable tout au long de la prorogation conformément au devoir de coopération loyale», attendant de ce pays «qu'il respecte cet engagement et cette obligation prévue par le traité d'une manière qui corresponde à sa situation d'État membre qui se retire» (notons que, sur le plan juridique, de telles restrictions sur les rôles institutionnels  du Royaume-Uni nous paraissent incompatibles avec les traités européens). 

      Dans cet ordre d’idées, le flou sur le comportement du Royaume-Uni, lors du traitement des prochains dossiers de l’agenda de l’Union, demeure. Ceci d’autant plus que si les Britanniques  participent aux élections européennes (une condition de participation obligatoire, liée à la prorogation accordée, en cas d’absence d’accord ratifié de Brexit avant les élections européennes),  ils pourraient, par la suite, ne pas faire preuve de  discrétion d’abstention ou de comportement d’accommodement, notamment lors de certaines  grandes opérations décisionnelles (budget 2020 et perspectives financières 2021-2027 ; processus de sélection-désignation des présidences déjà mentionné; négociations commerciales internationales; etc.; ). De surcroît, dans le cadre de cette prorogation jusqu’au 31 octobre 2019 et l’obligation  afférente du Royaume-Uni de participer aux élections européennes de mai (en cas de non ratification d’un accord de Brexit avant le 22 mai), la probable arrivée au Parlement européen d’eurodéputés britanniques eurosceptiques et europhobes, en osmose avec une certaine vague de députation européenne souverainiste et populiste, provoquerait des soubresauts d’obstructionnisme et compromettrait les chances de consensus européen pour des avancées substantielles dans ces grandes questions de l’heure, évoquées ci-haut). 

    Notre évaluation pessimiste du climat au sein de l’Union d’ici le 31 octobre, dans ce calendrier long de Brexit ainsi envisagé, est déjà alimentée par les premières fissures du front uni des 27 membres de l’UE : précisément, malgré l’unanimité de façade pour la prise de la décision finale de prorogation, on n’a pas pu dissimuler les divisions apparues lors des vifs  débats  de huit heures en Conseil européen : au sein du couple franco-allemand; entre la France,la Belgique, le Luxembourg, Malte et l’Espagne, d’une part, initialement opposés à une longue prolongation, et les  autres membres, d’autre part. Il y a même eu des dirigeants qui ont «joué les prolongations»,  avec le souhait, latent ou affiché, de voir  les Britanniques se résoudre, in fine, à révoquer leur intention de quitter l’UE : c’est le cas, entre autres, du président du Conseil européen, Donald Tusk, qui, selon ses propos rapportés par la presse lors de l’examen la demande de prorogation, chercha,  par cette  prorogation des pourparlers de Brexit, à donner aux Britanniques cette occasion de  «second thought» pour la révocation  éventuelle de leur intention de retrait (« peut-être, affirmait-il, que nous pouvons éviter une sortie du Royaume-Uni de l’UE ; ce n’est évidemment pas mon rôle, mais c’est mon rêve personnel»).

      Enfin, il y a une forte dose d’ambiguïté, voire d’«angélisme»  dans la déclaration (Conclusions du Conseil européen du 10 avril 2019) selon laquelle «Le Conseil européen souligne que cette prorogation ne peut être utilisée pour entamer des négociations sur les relations futures. Toutefois, si la position du Royaume-Uni devait évoluer, le Conseil européen est prêt à reconsidérer la déclaration politique sur les relations futures conformément aux positions et principes énoncés dans ses orientations et déclarations, notamment en ce qui concerne le champ d'application territorial des relations futures». Car, nous savons pertinemment que cette prorogation visait, au fond, à permettre au  gouvernement et au Parlement britanniques d’arriver à un accord sur l’une des options possibles  de futures relations avec l’UE (zone de libre-échange; union douanière; marché commun, elliptique; marché unique; un certain amalgame de plusieurs options) et, parallèlement, pour certains, à leur donner le temps d’une révocation de l’intention de retrait et/ou d’un second référendum, qui renverserait  le verdict deBrexit. En  fait, les 27 se sont résignés à s’engager, d’ici le 31 octobre 2019, dans la définition précise du contenu des futures relations (par la vague formule utilisée «le Conseil européen est prêt à reconsidérer la déclaration politique sur les relations futures»), se mettant ainsi dans l’inconfortable situation de devoir considérer de nouvelles demandes britanniques en cette matière, prolongeant, de la sorte, l’agonie des institutions et des peuples européens,  qui pourraient se trouver, le 31 octobre (ou avant),  sans accord de Brexit, avec un «divorce» non «balisé» ou devant une révocation de l’intention de retrait et la cohabitation  ainsi au sein de l’UE avec un Royaume-Uni, toujours, sinon davantage, eurosceptique et d’une europhobie de désenchantement. 

       3°  Nous arrivons maintenant à une troisième (la dernière de cette analyse) épineuse question, nuage menaçant qui plane sur l’Union dans le contexte de cette saga du Brexit. Il s’agit de l’interrogation sur l’éventuel droit de révocation unilatérale de l’intention  britannique de retrait,  au milieu de ce déjà fort sombre tableau de négociations.  Loin de soulever ici une question théorique, nous sommes plutôt en présence d’une option dont la légalité fut admise par la  Cour de Justice de l’UE, lors d’un recours préjudiciel (arrêt du 10 décembre 2018), et ceci  avec un verdict des juges prononcé  malgré les objections d’interprétation exprimées, à cette occasion, par le Conseil et la Commission. 

        a.- Cet arrêt de la CJUE, basé sur une interprétation que nous pouvons qualifier «par analogie» et de «parallélisme des formes»,  considère  que le droit unilatéral d’un pays d’enclencher l’article 50 TUE  par la notification de son intention de se retirer de l’UE  comporte aussi celui de la révocation unilatérale d’une telle intention (le terme  plutôt «soft» d’intention, utilisé par le traité, renforce  cette interprétation de la Cour). Selon la Cour toujours, cette interprétation est confortée par le caractère sui generis de l’ordre juridique européen  ainsi que l’a souvent confirmé cette instance suprême, en insistant sur le fait  que «les traités fondateurs, qui constituent la charte constitutionnelle de base de l’Union[…]  ont, à la différence des traités internationaux ordinaires, instauré un nouvel ordre juridique, doté d’institutions propres, au profit duquel les États qui en sont membres ont limité, dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement ces États, mais également leurs ressortissants».

        En effet, pour la Cour toujours, «si la notification de l’intention de retrait devait conduire inéluctablement au retrait de l’État membre concerné à l’issue de la période prévue à l’article 50, paragraphe 3, TUE, cet État membre pourrait être contraint de quitter l’Union contre sa volonté, telle qu’exprimée à l’issue d’un processus démocratique conforme à ses règles constitutionnelles, de revenir sur sa décision de se retirer de l’Union et, partant, de demeurer membre de celle-ci». Or, affirme-t-elle,  «il serait contraire à l’objet des traités consistant à créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe de contraindre au retrait un État membre qui, ayant notifié son intention de se retirer de l’Union conformément à ses règles constitutionnelles et au terme d’un processus démocratique, décide de révoquer la notification de cette intention dans le cadre d’un tel processus». 

      b.- Qu’il nous soit permis, ici, d’exprimer un avis d’interprétation divergente.

      - Tout d’abord, cette nature sui generis de l’UE que la Cour invoque dans son argumentaire devrait nous orienter vers une interprétation contraire, celle de l’absence de droit de révocation unilatérale. Car, nous sommes en présence d’une communauté d’intégration poussée, de solidarité étendue, d’interdépendance économique profonde (ingrédients souvent soulignés par la Cour dans divers arrêts) que les États membres, justement dans un devoir de coopération loyale, ne devraient pas perturber par des actions unilatérales affectant le tissu socio-économique de la société et le bien-être des individus. Conformément au pari de Jean Monnet, cette interdépendance économique des biens, des services et des facteurs de production, a façonné des économies d’échelle, progressivement adaptées aux exigences du «grand marché» et, dès lors, en quête de sécurité juridique et de stabilité politico-institutionnelle, situations incompatibles avec des demandes de retrait privées de rationalité économique, comme, également, avec des démarches de  leur révocation ad nutum et  sans égard aux besoins des personnes physiques et morales de l’ensemble intégré et aux conséquences d’ instabilité,  voire de crise sociétale au sein des autres partenaires de l’Union. 

      - Quant à l’argument de la Cour selon lequel «si un État ne peut être contraint d’adhérer à l’Union contre sa volonté, il ne peut pas non plus être contraint de se retirer de l’Union contre sa volonté», ne nous paraît pas convaincant : c’est de son propre chef et en toute liberté qu’un État membre indique son intention de retrait et enclenche ainsi librement  la procédure de l’article 50 TUE. Par ailleurs, dans le cas concret du dossier du Brexit, ce n’est pas tant le contenu de l’accord de «divorce», déjà librement négocié, qui crée l’hésitation de retrait des Britanniques, mais leur  difficulté de convaincre les 27 de définir, en toute précision et selon leur desiderata, le contenu d’une entente de futures relations, exigence qui dépasse, à notre avis, la lettre et l’esprit de l’article 50 TUE.      

      - Cette absence de droit de révocation de l’intention de retrait du Royaume-Uni nous paraît, également, fondée si l’on suit la formulation  du paragraphe 3 de l’article 50 TUE, qui ne mentionne nullement un tel droit de révocation, mais stipule, au contraire : «Les traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai» (c’est nous qui soulignons), auquel cas, ajoutons-nous, la date de retrait est celle de la fin de la prorogation (faute toujours d’accord). D’où, d’ailleurs, la crainte des Britanniques, largement véhiculée outre-Manche, de n’avoir aucune autre option, en cas d’échec des négociations, que de quitter l’UE sans accord  (la crainte d’un « no-deal Brexit»).

      - À l’appui de notre interprétation, nous faisons, enfin, appel aux observations du Conseil et la Commission, faites à l’occasion de cette affaire devant la CJUE. Celle-ci  cite, en effet,  dans son arrêt, la position de ces institutions, qui insistent sur le sérieux potentiel de perturbation du système par de telles  révocations unilatérales et précisent : «l’État membre concerné pourrait  utiliser son droit de révocation peu de temps avant l’échéance du délai prévu à l’article 50, paragraphe 3, TUE et notifier une nouvelle intention de retrait immédiatement après cette échéance, ouvrant ainsi un nouveau délai de négociation de deux ans. Ce faisant, l’État membre bénéficierait, de facto, d’un droit illimité dans le temps de négocier son retrait et priverait de son effet utile le délai visé à l’article 50, paragraphe 3, TUE». En outre, selon ces mêmes institutions, «un État membre pourrait à tout moment utiliser son droit de révocation comme levier de négociation. Dans le cas où les termes de l’accord de retrait ne lui conviendraient pas, il pourrait menacer de révoquer sa notification et ainsi faire pression sur les institutions de l’Union aux fins d’améliorer à son avantage les termes de cet accord». Aussi, et afin de prévenir de tels risques, le Conseil et la Commission proposent-ils d’interpréter l’article 50 TUE comme permettant la révocation, mais uniquement si le Conseil européen y consent à l’unanimité. 

      4° In fine, qu’il nous soit permis, ici,  la formulation d’une précaution rédactionnelle, celle qui inscrit notre analyse du dossier du Brexit, du reste en constante évolution, dans une réalité événementielle qui s’arrête en ce  début de mai. En revanche, nous pensons que nos interrogations et points de vue sur le devenir de la «question anglaise», qui  perturbe la marche intégrative de l’Union européenne, sont à l’abri de limitations «ratione temporis», car ils relèvent d’une radioscopie des tendances lourdes de la politique européenne des Britanniques et des données fondamentales du déficit systémique de gouvernance de l’Union. Aussi, est-il certain que le Royaume-Uni et les 27, ensemble ou séparément,  auront à définir leur futur positionnement dans un monde globalisé et en profonde restructuration qui ne pardonne pas aux peuples et à leurs dirigeants  les penchants d’un souverainisme obsolescent  et les carences de vision intégrative pour «plus d’Europe» devant l’ampleur et la  vélocité des changements sociétaux du niveau  national, européen et  international.

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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