Panayotis Soldatos, le 9 mai 2018

      Que les europhobes ignorent ou feignent d’ignorer la logique du paradigme intégratif  de mise en commun de souverainetés, qui a donné naissance aux Communautés européennes et à l’Union européenne, ne devrait étonner personne : ils la combattent dans une mouvance d’extrémisme, de populisme, de protectionnisme-nationalisme anachronique, marque d’incapacité d’appréhension de son inépuisable potentiel de renouveau sociétal. Mais que les euro-enthousiastes s’enferment dans l’apraxie béate du système européen actuel et le vain espoir de son rebondissement sans extension-approfondissement du modèle de mise en commun de droits souverains  révèle un  étonnant manque de rationalité systémique et de  réalisme politique,  comportant, de la sorte, d’énormes risques de réversibilité et de dilution du processus d’intégration européenne.

      Comment, en effet, s’empêcher de constater l’incapacité systémique de l’Union actuelle à 28 (même à 27, après la prochaine levée – Brexit-- de l’hypothèque britannique, inscrite en 1973, par une adhésion «à la carte», car «truffée» de dérogations, aux Communautés européennes et, ensuite, à l’Union européenne) de réussir son propre aggiornamento, institutionnel d’abord,sociétal ensuite, voire de progresser vers l’impérative unification du Continent ? Autant la souveraineté étatique est, depuis l’après-guerre,  engagée dans la voie irréversible de l’obsolescence utilitaire, au grand dam des irréductibles nostalgiques d’un passé  révolu,  autant l’Union actuelle, constellation  d’élites politiques et de  structures nationales hétéroclites, avec, de surcroît, une taille hypertrophiée de «membership», défie toute logique d’espace intégratif  dynamique et se condamne à une paralysie structurelle-fonctionnelle, tournée vers la fin du rêve des pères visionnaires d’une Europe unie.

       En l’absence de conditions intégratives suffisantes (situationnelles et perceptuelles) de projet commun évolutif, les populations européennes, éloignées qu’elles sont, par un affaiblissement de mémoire, du paradigme intégratif des années 1950,  succombent, de façon croissante, tantôt à la démagogie des extrêmes, tantôt aux appels euphorisants de leaders qui, mus par des finalités de politique interne, parfois prolongées par  une ambition d’influence européenne et internationale, se livrent à une rhétorique unilatérale sans substratum institutionnel, ni logique d’enchaînement intégratif (on alignent, notamment,  des concepts de refondation, de modernisation économique, de révolution écologique, d’assurance sécuritaire, le tout  sans nouvelles mises en commun de droits souverains). Dans la foulée, désorientés, perplexes, désemparés, victimes d’incompréhension ou, encore,  alignés sur des versions antinomiques de leurs élites, les citoyens européens assistent impuissants  ou participent  à la dérive de concassage sociétal de l’Europe.   

        Ce marais de stagnation, d’aboulie, de cacophonies connaît, parfois, quelques renflements de surface, échos de propositions nationales de réforme, qui demeurent, cependant, pour l’essentiel, embryonnaires et «piecemeal», sans encadrement constitutionnel précis, ni cadre de paradigme systémique. Pire, elles cherchent à prospérer en dehors des instances européennes, pourtant creuset constitutionnel optimal de brassage d’idées et filtre de percolation intégrative agrégée, et, en tant que telles, suscitent la méfiance des uns, l’opposition des autres et, au-delà, contribuent à l’affaiblissement  institutionnel de l’Union, fâcheux signe des temps. Ainsi, la Commission européenne, pourtant chargée, par la lettre  des traités européens (entre autres, par les articles 17, par.1er TUE, 241 et 352 TFUE) et l’esprit de son architecture, d’un rôle moteur dans le processus  d’approfondissement du projet européen et d’enchaînement intégratif, se trouve  contournée, en plus d’être, déjà,  concurrencée  par la constitutionnalisation du Conseil européen dont le président, à temps plein et de durée, a les faveurs de ses «mandants» (chefs d’État ou de gouvernement); elle n’est plus le locus privilégié des débats d’approfondissement de l’Europe et, connaît, dans cette ambiance d’intergouvernementalisme et de recrudescence des phénomènes nationaux de «cavalier seul», une perte de rôles et  une «décote» d’influence.     

      En  effet, force nous est de constater que de nombreux dossiers d’intérêt européen trouvent, aujourd’hui,  «preneur national» en dehors du cadre de l’UE. Quelques exemples, d’actualité toujours, suffiraient pour nous en convaincre : a) alignement systématique ( du reste traditionnel)  du Royaume-Uni sur des politiques internationales des États-Unis, sans souci de consensus européen au niveau de l’Union (alignement quelque peu nuancé par l’unilatéralisme du président Trump); b) lancement, de façon unilatérale, par le président Macron , d’un projet de refondation de l’Union (par deux discours du président français, en dehors du cadre institutionnel européen, ceux à la Pnyx d’Athènes et à la Sorbonne, en septembre 2017-- sa venue au Parlement européen a tardé de plus de 6 mois), dans l’espoir d’en faire un élément de pression d’alignement,  d’abord au sein  du couple franco-allemand et, par la suite, sur les autres membres de l’Union,  dont plusieurs ne semblent pas, pour le moment, apprécier cet unilatéralisme  et, restent, par ailleurs, réservés, sinon hostiles, sur le contenu de refondation avancé (budget de la zone euro; ministre de l’euro; listes transnationales; abandon du système de «Spitzenkandidat» -- tête de liste gagnante aux élections européennes et en vue de  l’élection à la  présidence de la Commission, etc.) et son déficit d’architecture institutionnelle-décisionnelle; c) récentes frappes conjointes en Syrie de la part de deux États membres de l’UE,  France et Royaume-Uni, de concert avec  les États-Unis, et recherche, a posteriori, d’un assentiment européen commun, qui  ne fut, du reste,  pas sans fissures; d) voyage présidentiel d’Emmanuel Macron aux États-Unis, voulant raviver l’amitié franco-américaine,  à un moment où le président américain,  par ses annonces intempestives de positions unilatérales, notamment sur le commerce, la Corée du Nord, la Syrie, Israël et la Palestine, la Russie, la Chine, l’Iran, l’OTAN, mérite d’être interpellé par une initiative européenne commune plutôt que nationale (à ce propos, ô combien d’actualité est la pensée de Fernand Braudel, qui affirmait  que «la seule solution  d’une certaine grandeur française, c’est de faire l’Europe», pensée à l’adresse aussi de tous les leaders européens qui s’aventurent sur le terrain traditionnel de la diplomatie nationale, après avoir prêché le besoin d'une diplomatie européenne et installé, à cette fin, une Haute Représentante pour les affaires étrangères  et la politique de sécurité de l’UE, dans la voie de l’européanisation progressive et accrue de la politique internationale des pays  membres); e) balkanisation de la politique européenne face aux flux de réfugiés et absence de  renforcement du contrôle commun des frontières extérieures de l’Union (espace Schengen, FRONTEX etc.), conduisant à  des actions protectionnistes unilatérales de fermeture des frontières, d’une part, à l’initiative  de la chancelière Angela Merkel, d’autre part, de solliciter les services du gouvernement autoritaire de la Turquie pour le contrôle  des flux de réfugiés venant du continent asiatique vers l’Europe. Ces  fuites de l’avant,  par des actions de «cavalier seul», souvent au parfum de tentations nationales  de grande puissance, exacerbent les divergentes fondamentales au sein des  28 et, dans la foulée,  alimentent les susceptibilités de pays de puissance moyenne (Espagne, Pologne) et de petits pays membres, laissés au bas-côté de ces postures  plus nationales qu’européennes, qui  n’augurent  rien  d’optimiste pour l’Europe et la refondation de son  système actuel.

       Notons que l’unilatéralisme des leaders nationaux trouve, de plus en plus, écho de «me-tooism» dans les prises de positions unilatérales et controversées du président du Conseil européen Donald Tusk et  du président de la Commission Jean-Claude Juncker. À titre d’exemple, le premier a souvent défrayé les manchettes par des déclarations suscitant des remous et préemptant les débats au sein des institutions de l’Union, comme ce fut le cas sur la question des quotas d’accueil des réfugiés ou du  contrôle de leurs flux par la Turquie (il affirmait, notamment, que les quotas obligatoires d’accueil des réfugiés avaient   reçu « une attention disproportionnée au regard de leur impact sur le terrain» [et qu’] en ce sens, ils se sont révélés inefficaces » et, sur  la Turquie, qu’elle  était le meilleur exemple, pour le monde, sur la manière dont nous devrions traiter les réfugiés») ; le second  multiplie les déclarations d’euphorie en faveur de l’élargissement de l’Union vers les Balkans occidentaux, composés pourtant de pays «candidats» qui n’ont, de toute évidence, pas réussi l’assainissement socio-économique et politique (droits fondamentaux, corruption endémique etc.) requis et qui risquent ainsi de grossir les rangs de pays de la région déjà membres et toujours en déliquescence socio-économique et politique (pays membres pourtant appuyés – cas de la Bulgarie et de la Roumanie-- par le président Jean-Claude Juncker pour une adhésion immédiate dans l’espace Schengen ou --  cas de la Bulgarie-- dans la zone euro, dans une évaluation qui défie tout critère de recevabilité prévu en la matière).  

      Dans cet ordre d’idées, et au risque certain de nous répéter, d’une Chronique à l’autre, qu’il nous soit permis d’affirmer l’incontournable et, parfois, dérangeante évidence : seule une Europe restreinte protégera l’héritage intégratif de l’après-guerre et le mènera vers sa finalité ultime,  l’Europe politique. Que ceux qui peuvent et veulent cette vraie refondation, dans un  «noyau dur», ouvert et accueillant, avec  des règles de  conditionnalité rigoureuse et constitutionnalisée de participations ultérieures, le  disent à ceux qui ne peuvent pas et, surtout, à ceux qui ne veulent pas, afin que la paralysie de l’Union actuelle ne scelle  la fin  du rêve européen d’unification du Continent. 

       Mais, pour cela, le «noyau dur» aura à revenir aux sources de l’idée européenne qu’a si bien encapsulée Jean Monnet, s’agissant, en effet, de  «créer progressivement, entre hommes d’Europe le plus vaste intérêt commun, géré par des institutions communes démocratiques, auxquelles est déléguée la souveraineté nécessaire. Telle est la dynamique qui n’a cessé de fonctionner depuis les débuts de la Communauté européenne, brisant les préjugés, effaçant les frontières, élargissant en quelques années à  la dimension d’un continent le processus qui avait, au cours des siècles, formé nos vieux pays»(Mémoires) (c’est nous qui soulignons).

 

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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