par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mercredi 05 décembre 2007

Au seuil de la décennie 1990, l'effondrement final du système soviétique et ses effets pathogènes laissaient à penser que l'Etat russe ne serait peut-être plus à même de tenir le vaste espace qui lui échoit ni de se maintenir comme une "politie" cohérente et dynamique. D'aucuns évoquent le triste sort de l'" homme malade de l'Eurasie" et la possible transformation de la Fédération de Russie en une confédération aux liens lâches entre des républiques à vocation souveraine. L' "Ouest" aurait pour mission de combler le vide géopolitique provoqué par la déliquescence russe. Dernier en date des volatils "empires de la steppe", la Russie pourrait ne représenter qu'une longue parenthèse entre l'Extrême-Est et l'Extrême-Ouest de l'Eurasie. L'entreprise de restauration menée par Vladimir Poutine ne suffira peut-être pas à refonder la puissance russe sur des bases saines et solides, tant au plan politique et moral que technico-économique, mais elle reporte à plus tard les anticipations les plus pessimistes. Les dirigeants russes considèrent la Russie comme un pivot géopolitique au cœur des terres, à la croisée de l'Europe et de l'Asie. Portée et limites du concept de "Heartland".


Les théories géopolitiques classiques sont pour partie fondées sur la distinction entre "Heartland" et "Rimland". Le "Rimland" désigne la ceinture périphérique qui entoure le cœur continental de la masse terrestre eurasiatique ou "Heartland". Les territoires du "Rimland" s'étirent de l'Europe occidentale à l'Asie des Moussons, en passant par le Proche et le Moyen-Orient, et ils ceinturent donc l'espace russo-sibérien. Dans l'oeuvre géopolitique du Britannique Halford MacKinder (1861-1947), le "Heartland" est le "pivot géographique de l'histoire"; la puissance terrestre russe dispose des capacités nécessaires à l'unification de l'aire spatiale eurasiatique, aux dépens des puissances maritimes anglo-saxonnes qui se doivent de contrer une telle stratégie : "Qui règne sur l'Europe orientale règne sur la terre centrale. Qui règne sur la terre centrale règne sur l'île mondiale. Qui règne sur l'île mondiale règne sur le monde". L'Allemand Karl Haushofer (1869-1946) fait siens ces schèmes géopolitiques et préconise la formation d'un vaste "bloc continental".

Progressivement élaborée dans la première moitié du XXe siècle, cette "imago mundi" prend une surprenante actualité avec la dislocation de la Grande Alliance et les débuts de la Guerre froide. L'Américain Nicholas Spykman (1893-1943) retravaille les théories d'Halford MacKinder, lui emprunte le concept de "Heartland ", mais il se garde d'en faire un acteur transhistorique, invulnérable et voué à la victoire sur le maître de la Mer. Inversement, il réévalue à la hausse le rôle historique du "Rimland". L'expansion de l'URSS peut être bloquée par le contrôle de points d'appui et l'alliance avec les pays de cette région intermédiaire entre le Heartland et les mers riveraines : "Celui qui domine le Rimland domine l'Eurasie. Celui qui domine l'Eurasie tient le destin du monde entre ses mains". Dans les représentations géopolitiques qui animent les acteurs occidentaux de la Guerre froide, la position de l'Europe occidentale acquiert une valeur centrale et stratégique.

Historiquement, la théorie du "Rimland" est l'une des sources de la doctrine américaine du containment formulée par Harry Truman, le 12 mars 1947, et cette vision de l'Europe comme point d'ancrage et verrou de l'Ancien Monde demeure une composante essentielle du cadre conceptuel à travers lequel nombre de dirigeants américains perçoivent le monde. On la retrouve dans certains des ouvrages d'Henry Kissinger (Diplomatie, Fayard, 1997 et La nouvelle puissance américaine, Fayard, 2003), de Zbigniew Brzezinski (Le grand échiquier. L'Amérique et le reste du monde, Bayard Editions, 1997) et le concept d'" Eurasie" - que sous-tend celui de "Heartland" - imprègne les représentations géopolitiques américaines. La récente décision prise par le secrétaire à la Défense, Robert Gates, de ralentir le redéploiement des troupes américaines, depuis l'Europe vers d'autres espaces de projection, témoigne effectivement de l'acuité des enjeux stratégiques dans l'hinterland eurasiatique de l'OTAN.

En URSS, l'expression de théories inspirée de la géopolitique classique était interdite. Certes, la paternité intellectuelle du Pacte germano-soviétique (23 août 1939) est généralement attribuée à Karl Haushofer et à sa "Geopolitik" mais la suite des événements a entraîné des effets paradoxaux. Staline et les dirigeants soviétiques ont considéré la géopolitique comme l'expression de l'idéologie et de l'expansionnisme national-socialiste : "Staline, après avoir compris en 1941 qu'il a été dupé par Hitler et par son schéma géopolitique de l'Eurasie – fait interdire à ses géographes toute la géographie humaine, jugée trop proche de la géopolitique. Les soviétiques diabolisent d'autant plus ce terme qu'ils veulent proscrire toute référence aux études sur les frontières en Europe orientale, alors même qu'ils viennent de reporter de plusieurs centaines de kilomètres vers l'ouest celles de la Pologne, pour s'emparer de ses territoires orientaux. Il ne doit plus être question de géopolitique et de frontières entre les pays d'Europe centrale (…) qui sont désormais frères en socialisme". Depuis, les questions nationalitaires et frontalières font partie des facteurs explicatifs de la dislocation de la "Russie-Soviétie" et la géopolitique, comme discipline et savoir-penser l'espace, a recouvré ses droits.

La Russie contemporaine est peut-être l'un des pays où les idées comptent le moins dans la marche du monde et les intérêts y règnent en maître. D'une certaine manière, marxisme-léninisme et matérialisme historique ont ainsi produit leur réalité propre. Pour autant, l'homme ne vit pas que de pain et le discours de la géopolitique est venu combler le vide provoqué par les basses pressions idéologiques. Encore faut-il préciser qu'il ne s'agit pas là d'un recours à la géographie fondamentale - en tant que savoir scientifique et méthode d'analyse – pour démêler l'écheveau des conflits et tenter modestement d'apporter des réponses aux défis des temps présents. Ainsi la vision géopolitique promue par le Kremlin et relayée par les mouvements de jeunesse pro-Poutine se limite-t-elle à quelques pauvres axiomes, en lieu et place d'une réflexion de fond : la Russie est située au cœur du "Heartland" et elle est appelée à dominer. L'ouvrage de propagande des "Nachi" ( "Les Nôtres" ), la principale organisation de ce type, reprend et résume la formule d'Halford MacKinder : "Celui qui contrôle cette place-forte géographique est voué à contrôler le monde". Simple slogan qui relève de ce que le sociologue et " doxanalyste" Jules Monnerot, disciple de Sigmund Freud et de Vilfredo Pareto, nomme "psychagogie".

Ce discours géopolitique axé sur le "Heartland" - pauvre masque d'une idéologie de la puissance pour la puissance - s'inscrit dans une vision du monde fondée sur le dualisme entre Terre et Mer, opposition structurante des théories géopolitiques classiques. Apôtre du "Sea Power", l'Américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914) affirme ainsi l'inéluctable victoire du maître de la Mer sur le maître de la Terre. A l'inverse, Halford MacKinder et Karl Haushofer sont des partisans convaincus de la supériorité continentale. Cette représentation globale de la lutte pour l'imperium mundi a ensuite été nuancée par Nicholas Spykman qui met en évidence, on l'a dit, l'importance stratégique des grandes péninsules de l'Ancien Monde (le "Rimland"). Pourtant, la croyance en une éternelle opposition entre Terre et Mer demeure vivace ; elle masque l'absence d'analyses géopolitiques centrées sur le jeu des acteurs, les représentations qui les animent et les motivent, les intersections et les interconnexions entre territoires de différents ordres de grandeur.

Il faut donc rappeler que la grille de lecture Terre-Mer n'exprime pas une vérité éternelle et universelle. Sur la longue durée, d'autres oppositions ont structuré les affrontements géopolitiques de l'Ancien Monde : nomades d'Asie centrale contre sédentaires des périphéries européenne et chinoise ou encore Chrétienté contre Islam. Par ailleurs, l'issue des conflits entre puissances maritimes et puissances continentales n'est en rien déterminée par de quelconques lois géographiques et l'amiral français Raoul Castex a mis en évidence la dialectique des forces entre Terre et Mer. Pour espérer vaincre, la puissance maritime doit débarquer à terre et y projeter des forces quand la puissance continentale doit, elle, se projeter sur les mers ; l'avènement de l'arme aérienne renforce cette dialectique à l'issue incertaine . Enfin, les espaces géographiques et les territoires ne sont pas des acteurs : "Du point de vue politique, l'espace est une configuration statique qu'anime la dynamique des volontés qui y introduisent le mouvement et le devenir" (Julien Freund). Par voie de conséquences, il est préférable de ne pas abuser des géographismes et métaphores spatiales.


A bien des égards, la politique étrangère de Vladimir Poutine exprime l'ambivalence géographique du territoire russe et elle semble donner corps à la vision de la Russie comme "Heartland", à même de pratiquer un classique jeu de bascule entre l'Occident et l'Orient. La manœuvre en cours consiste à rassembler certains des Etats de la Communauté des Etats Indépendants (CEI), via l'Organisation du Traité de Sécurité (OTSC) et le réseau de dépendances énergétiques, et à s'appuyer sur l'Organisation de Coopération de Shanghaï pour contrebalancer les dynamiques de l'aire euro-atlantique (OTAN-UE). L'espace post-soviétique et l'OSCE (Organisation de Sécurité et de Coopération en Europe) sont les théâtres d'opérations de cette manœuvre. La position russe sur le Kosovo, le resserrement des liens avec la Serbie, les exportations énergétiques et les investissements réalisés en Europe du Sud-Est laissent même à penser que Moscou n'a pas renoncé aux Balkans. Faut-il crier au génie diplomatique de Vladimir Poutine?

Cette grande stratégie n'est pas sans évoquer ce que l'amiral Raoul Castex nomme la "manœuvre de Gengis Khan" : se retourner vers l'Ouest après avoir assis ses positions en Asie. L'erreur serait de croire le "Heartland" russo-sibérien invulnérable aux influences asiatiques, chinoises en tout premier lieu. La Chine a d'ores et déjà déclassé la Russie dans bien des domaines et l'obsession anti-occidentale d'une partie des Russes contribue à ouvrir l'Asie centrale aux appétits de Pékin ; d'ici peu, les dirigeants chinois pourraient considérer que la Russie d'Asie relève de son "étranger proche". Dans une telle perspective, des dirigeants russes à la hauteur de la situation devraient se préoccuper de désenclaver plus encore leur "Heartland", pour l'insérer pleinement dans les réseaux qui génèrent la puissance globale et s'assurer une "paix perpétuelle" à l'Ouest. Castex en appelait à la figure de Michel Strogoff.





Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

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