par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mardi 11 septembre 2007

Dans son « discours aux Ambassadeurs » du lundi 27 août 2007, Nicolas Sarkozy a souligné la complémentarité entre la rénovation de l'OTAN et le développement d'une Europe de la défense, à même de planifier et de conduire des opérations en propre. Dans ce même discours, le président français affirme "assumer sans complexe le fait que la France soit un ami et un allié des Etats-Unis". De récentes décisions confirment ces fortes paroles. Ainsi le ministère de la Défense a-t-il annoncé que des appareils - 3 Mirage 2000D puis 3 Mirage F1 CR - jusqu'alors positionnés à Douchanbé (Tadjikistan) seront prochainement déployés sur le théâtre d'opérations afghan, à Kandahar. Cette annonce marque la volonté de combattre les insurgés talibans jusqu'au cœur du pays pachtoune. A Paris, d'aucuns crient déjà au crime de lèse-gaullisme et un récent rapport sur la mondialisation déplore l'atlantisme et l'occidentalisme des élites françaises. Vieille rengaine ?


Dans le débat politique français, "atlantiste" est l'un de ces mots inducteurs et chargés d'affects qui sont censés disqualifier et faire tomber dans le spectre de l'infamie les personnes ainsi désignées. Le tour est pris depuis la décision de De Gaulle, le 7 mars 1966, de retirer les troupes françaises des structures militaires intégrées de l'OTAN. Magnifiée comme une héroïque sortie de l'orbite américaine, cette date marque pourtant l'échec du projet d'une " Europe à la française" à travers laquelle Paris aurait définitivement pris le pas sur Bonn et ses autres partenaires. Le coût politique de ce "grand dérangement" n'est pas négligeable. Plaque-tournante du dispositif atlantique, la France sort du circuit interne de décision politique et, au plan linguistique, l'usage du français au sein de l'OTAN régresse. Enfin, nombreux sont ceux qui ont oublié le rôle joué par les diplomates français dans la fondation de l'Alliance atlantique, le 4 avril 1949, nécessaire contrepoids à la menace massive et immédiate du bloc communiste eurasiatique. Pour assurer l'engagement physique des troupes américaines en Europe, Paris se faisait alors le héraut de l' "intégration". Depuis, le terme même a été démonisé.

Dans les années qui suivirent le 7 mars 1966, les autorités françaises n'eurent de cesse de réduire la fracture entre la France et l'OTAN. Accords militaires, dispositions d'ordre logistique et montée en puissance du corps de bataille en Centre-Europe, face au Pacte de Varsovie, concrétisent une posture stratégique sans équivoque, bien éloignée d'une rhétorique qui aime à ruser sur les axes Est-Ouest et Nord-Sud. Au lendemain de la "victoire froide" des Occidentaux sur la tyrannie soviétique, les nations fondatrices de l'OTAN ont souverainement décidé de perpétuer leur alliance, expression d'une communauté de civilisation assumée. Les guerres balkaniques qui ont mis à feu et à sang l'ex-Yougoslavie ont conduit les militaires français à renforcer leurs synergies avec leurs homologues et alliés puis à participer pleinement à la "transformation" de l'OTAN. Ainsi la France est-elle partie prenante de la Force de Réaction de l'OTAN, déclarée opérationnelle lors du sommet de Riga (28-29 novembre 2006). Consécutivement, les Français ont dépêché cent-dix officiers et sous-officiers dans les structures militaires intégrées de l'OTAN et des représentants des armées alliées sont eux-mêmes intégrés dans les états-majors de réaction rapide de l'armée de Terre, de l'armée de l'Air et de la Marine nationale. Au total, la France est le troisième contributeur en troupes et le cinquième contributeur financier de cette OTAN trop souvent dénigrée. La situation réelle n'a donc que peu à voir avec le discours en usage dans une partie de l'"Establishment".

L'hypothétique magistère moral revendiqué par les thuriféraires du "soft power" ne pouvant tenir lieu de haute stratégie, c'est donc dans le cadre de l'OTAN, sous la houlette des Etats-Unis, que la défense de l'Europe est assurée. Au sortir de la Guerre froide, le nouvel atlantisme a progressivement englobé dans sa sphère d'action les zones à prendre que constituent l'Europe médiane (l'isthme mer Baltique-mer Noire) et les approches méditerranéennes de l'Ancien Monde. L'OTAN a mené un double élargissement, simultanément fonctionnel (missions de sécurité en sus de la défense collective) et géographique (entrée de nouveaux membres et extension de sa zone d'influence). L'engagement en Afghanistan traduit sur le terrain le choix du "grand large" et le débat sur la globalisation de l'OTAN est à bien des égards en retard sur la pratique. Ce constat ne signifie pas qu'il faille se rallier purement et simplement aux vues excessivement globalisantes prônées outre-Atlantique. La continuité et la cohésion de l'OTAN reposent sur la claire perception de références historiques et culturelles partagées.

Si l'existence et la vitalité de l'OTAN font des Etats-Unis une "puissance européenne", l'organisation atlantique n'est pas un simple instrument aux mains de Washington. La présence militaire américaine dans l'Ancien Monde permet de pallier la faiblesse des budgets militaires européens et de concourir à la sécurité du continent. Face à l'embarras géopolitique persistant que constitue la Russie, les Etats-Unis assument ainsi le rôle de balancier au large. Les guerres du gaz et du pétrole et les ratés du partenariat Bruxelles-Moscou se conjuguent aux références à l'eurasisme, aux jeux de puissance au sein de l'OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï) et à la volonté de donner plus de substance militaire à l'OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective) pour faire surgir le spectre d'une Russie prenant la tête du monde altaïque, l'Europe se réduisant à un simple appendice occidental de l'Asie. A terme, les turbulences de l'aire arabo-musulmane et la montée en puissance de la Chine ouvriront peut-être la perspective d'une "Très Grande Europe", de Dublin à Vladivostok, mais en l'état actuel du rapport des forces, l'océan Atlantique demeure l'espace de réassurance.

Incapables d'assurer par eux-mêmes leur défense, les Européens dépendent aussi du pilier américain pour projeter sécurité et stabilité dans les "Balkans occidentaux", en Moldavie, en Ukraine et dans le Caucase-Sud comme dans l'ensemble du bassin méditerranéen. Dans ces zones de pertinence, identifiées comme telles par la "stratégie européenne de sécurité" et la "politique européenne de voisinage", les Etats membres de l'Union européenne peinent en effet à développer une commune analyse des situations et à s'accorder sur les objectifs politiques à promouvoir. La conception et la mise en œuvre d'une politique étrangère européenne sur les marches et confins en sont affectées. Les enjeux y sont pourtant vitaux. Au sud de la Méditerranée et au Moyen-Orient se développent des mouvements islamistes qui ne s'embarrassent pas de subtils distinguos entre "méchants Américains" et "gentils Européens" ; d'une rive à l'autre de l'Atlantique, les Occidentaux sont perçus comme des "infidèles". La sécurité de la mer Noire et du Caucase-Sud, couloir d'accès aux ressources de la Caspienne et voie de transit vers l'Afghanistan, ne peut non plus être ignorée. L'entrée de la Bulgarie et de la Roumanie dans l'UE, l'épineux dossier turc et les risques liés aux conflits gelés de Transnistrie et du Caucase-Sud ont fait de cette aire géopolitique une nouvelle frontière européenne.

En Méditerranée comme au Moyen-Orient et dans leur hinterland continental, c'est donc à la remorque des Etats-Unis, à travers l'OTAN et ses différentes émanations - Partenariat pour la Paix, Dialogue méditerranéen et Initiative de coopération d'Istanbul -, que les Etats européens pensent et organisent leur sécurité. Le possible déploiement de systèmes anti-missiles américains en Pologne et en Tchéquie s'inscrit dans cette dynamique globale et la Missile Défense serait un pas décisif vers la constitution d'un ensemble militaire occidental intégré. Cette tendance lourde n'est pas sans rappeler ce que l'historien britannique Arnold Toynbee nomme "Etat universel". Plus qu'une nouvelle ambition civilisatrice, la formation d'une structure impériale de ce type traduirait une réaction de défense vis-à-vis d'un monde en effervescence.

Au final, l' "atlantisme" tant honni et vilipendé ne désigne jamais qu'une disposition d'esprit, une attitude et une politique favorables à une étroite solidarité stratégique entre les deux rives de l'Atlantique-Nord. Le complexe jeu de forces qui pousse en ce sens est puissant. En tout premier lieu, il faut souligner le fait que le leadership américain et l'existence de l'OTAN permettent de tenir sous le boisseau les rivalités de pouvoir interétatiques. Chaque nation européenne préfère en effet la lointaine hégémonie de Washington à celle de l'une de ses voisines et anciennes rivales. L'érection du "monde anglo-saxon" en mythe maléfique ne doit pas nous dissimuler cette vérité première. Tant que l'Union européenne sera un tout inférieur à la somme des parties, l'atlantisme sera donc notre destin. Fatalité ? Volontarisme et verbalisme ne feront pas bouger les lignes. Les Européens veulent-ils seulement renouer avec l'audace de la puissance et en assumer les responsabilités?



Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles)http://www.institut-thomas-more.org. Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). Il est l'auteur de "La France, l'Europe et l'OTAN. Une approche géopolitique de l'atlantisme français" (Edition Unicomm, Paris, 2006).

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