par Jean-Sylvestre Mongrenier, le lundi 23 juillet 2007

A l'issue de la guerre menée par l'OTAN contre la Serbie, la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies, en date du 10 juin 1999, a mis en place un régime d'autonomie au Kosovo ("autonomie substantielle", "au sein de la République fédérale de Yougoslavie"). Depuis, cette province serbe est sous la tutelle de la communauté internationale. Présenté le 26 mars 2007, le rapport Martti Ahtisaari recommande une "indépendance sous supervision internationale". Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ont ensuite préparé un projet de résolution allant en ce sens. Le 16 juillet dernier, la Russie refusait cette perspective. Quatre jours plus tard, le Conseil de sécurité a donc renoncé à soumettre au vote ce projet de résolution. Retour sur ce vestige de l'ancien empire ottoman qu'est le Kosovo, à l'épicentre des tensions balkaniques, dans l'attente d'un "gentlemen's agreement" entre Russes et Occidentaux.


Géographiquement, les Balkans forment un ensemble spatial situé entre la mer Adriatique, la Méditerranée orientale et la mer Noire. D'une superficie comparable à la France, cette zone est historiquement éclatée entre ethno-cultures, religions et Etats multiples. Au cœur des Balkans, la province serbe de Kosovo-Metohija couvre 10 887 km² et compte près de 2 millions d'habitants, à 90% albanais. Pour l'essentiel, le reste de la population est composé de Serbes qui résident dans le nord de la province.

Le Kosovo est un bassin de plaines, encadré de montagnes, situé sur l'axe de circulation qui relie la vallée du Danube, au nord, et la Méditerranée, au sud. Les Serbes considèrent cette ancienne marche ottomane comme le noyau historique et religieux du royaume de Serbie et de la dynastie des Nemanjic (XIIIe –XVe siècles). La Serbie conquiert le Kosovo en 1912, au détriment de la Sublime Porte. L'année suivante, la Conférence des Ambassadeurs de Londres entérine le fait. Largement majoritaires depuis le XVIIe siècle, les Albanais du Kosovo invoquent quant à eux l'antique filiation illyrienne pour opposer leur autochtonie aux thèses des historiens serbes.

A l'issue de la Grande Guerre, les diplomates occidentaux maintiennent le Kosovo dans l'orbite serbe et portent la Yougoslavie sur les fonts baptismaux (intégration de la Slovénie et de la Croatie). Cette construction politique arbitraire éclate en 1940 puis elle est recomposée en 1945. La province serbe du Kosovo n'a pas le statut de république fédérée yougoslave mais elle accède à l'autonomie en 1974. L'ensemble de la construction ne repose que sur la personne de Tito, despote communiste jouant du non-alignement pour affirmer une identité politique factice. Sa mort, en 1980, libère les tendances centrifuges. La Yougoslavie éclate en 1991. La Bosnie-Herzégovine bascule dans la guerre –Serbes, Croates et Musulmans sont aux prises – jusqu'à l'intervention militaire des Etats-Unis et de l'OTAN, garants des Accords de Dayton (21 novembre 1995). Bien vite, la guerre rebondit au Kosovo. Nouvelle intervention des Etats-Unis et de l'OTAN (avril-juin 1999). La province serbe accède à une "autonomie substantielle" et, sous la tutelle de l'ONU et des Occidentaux (UE-OTAN), elle est érigée en "quasi-Etat". Aujourd'hui, l'heure de l'indépendance a sonné. Dans l'intervalle, le Monténégro s'est séparé de Belgrade pour reprendre sa liberté (juin 2006). La Serbie semble s'être placée sous le signe de Jacques Derrida, théoricien de la "déconstruction".

Puissance ré-émergente, la Russie ne peut être indifférente au sort de la Serbie. La géohistoire nous le rappelle. Engagée dans la stratégie des mers chaudes, la Russie tsariste cherchait à accéder à la Méditerranée via le contrôle de la péninsule balkanique. C'est sous la protection de Moscou que l'Etat serbe accède d'abord à l'autonomie (1830) puis à l'indépendance (1878). A l'instar de la Bulgarie, la Serbie constituait une marche russe, aux avant-postes de la "grande stratégie" impériale. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui, à Moscou, invoquent les solidarités historiques, culturelles et religieuses pour justifier le soutien apporté à Belgrade et le refus d'un Etat albano-kosovar indépendant. Simultanément, Vladimir Poutine use du levier énergétique pour développer l'influence russe dans la péninsule balkanique (projet d'oléoduc Burgas-Alexandropoulis et sommet énergétique de Zagreb du 6 juin dernier). Eternel retour du Même ?

Pourtant, le fort engagement des instances euro-atlantiques en Europe du Sud-Est limite drastiquement la marge de manœuvre de la diplomatie russe. Depuis les années 1990, l'Union européenne mène une diplomatie globale dans l'ensemble de la région (opérations "Proxima" en Macédoine et "Althea" en Bosnie-Herzégovine, financements divers, négociation d'Accords de Stabilisation et d'Association, etc.), tout en incorporant la Roumanie et la Bulgarie (1er janvier 2007). L'OTAN élargie et ses Etats membres sont également très actifs (Kosovo Force, Initiative de l'OTAN pour l'Europe du Sud-Est, Charte Adriatique entre les Etats-Unis et le triangle Croatie-Albanie-Macédoine, etc.). Il est donc à craindre que la diplomatie russe vise plus à maintenir un improbable statu quo – voir les "conflits gelés" de Moldavie (Transnistrie) et de Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) – plutôt que de contribuer à un nouvel ordre des choses. Moscou a déjà fait savoir que l'indépendance unilatérale du Kosovo amplifierait son soutien aux séparatismes à l'œuvre dans les "conflits gelés". Pour exemple, la pseudo-indépendance de l'Abkhazie renforcerait la main russe en mer Noire et hypothèquerait l'entrée de la Géorgie dans l'OTAN. Dans l'immédiat, le gel annoncé par Vladimir Poutine du Traité sur les Forces Conventionnelles en Europe, le 14 juillet dernier, n'annonce rien de bon.

Il semble évident que l'Union européenne et l'OTAN ont intérêt à maintenir l'unité de leur membres, afin de convaincre la Russie qu'elle ne saurait entretenir des foyers conflictuels en Europe du Sud-Est. En parallèle, cela suppose que la question des "Balkans occidentaux" et la question turque soient clairement découplées. La forte implication de l'Union européenne dans la région doit déboucher sur un prochain élargissement aux pays concernés et le flou projet d' "Union méditerranéenne" ne saurait servir d'espace de fuite. Cela étant dit, les risques et menaces liés à la future indépendance de l'Etat albano-kosovar ne doivent pas être niés. Les criminologues rappelleront la faible institutionnalisation de ce "quasi-Etat", perméable à la corruption et aux trafics de tous acabits ; les économistes souligneront la faiblesse des infrastructures et le sous-développement de ce territoire ; les juristes insisteront à l'envi sur le faible degré de consistance de l'Etat de droit. Tout cela est fondé et n'est pas sans conséquences au plan géopolitique.

L'approche géopolitique, en termes de problématique pouvoirs-territoires, amène à se soucier plus encore des questions de frontières. Faute d'accord de réciprocité entre la Serbie et l'Etat albano-kosovar, les Serbes du Kosovo devraient-ils être sacrifiés au "dogme" de l'intangibilité des frontières ? Sentences philosophiques ou articles de foi, les "dogmes" n'ont que peu à voir avec les réalités temporelles, soumises à une perpétuelle morphogenèse. Le détachement du Kosovo serait-il susceptible de déclencher une réaction en chaîne en Europe centrale et orientale (Serbes de Bosnie-Herzégovine ; Hongrois de Voïvodine, de Slovaquie et de Transylvanie ; Russes et Russophones de Transnistrie) et dans le Caucase ? La formation d'un Etat albano-kosovar pourrait-elle être le point de départ d'une future "Grande Albanie", rassemblant les Albanais d'Albanie, ceux du Kosovo, de Macédoine, voire du Monténégro ? L'invocation du "droit à l'autodétermination" ou, à rebours, la mise en avant de la "stabilité" ne suffiront pas à générer de possibles et durables solutions politiques.

Au vrai, il ne s'agit pas de "solutionner" des "problèmes" mais d'apporter des réponses à la mesure des défis, en prévoyant le pire pour qu'il n'advienne pas. Ces défis requièrent une forte présence internationale, seul frein aux " passions tristes" qui, parfois, se saisissent des peuples. Dans la péninsule balkanique plus qu'ailleurs, l'Etat-nation n'est pas la raison et la fin de l'Histoire ; l'enchevêtrement des peuples et la complexité des situations géopolitiques appellent des logiques impériales. Par "empires", nous entendons de vastes ensembles géopolitiques regroupant divers peuples et nations, autour d'un "hégémon", soit une puissance arbitrale à même de porter des intérêts globaux. Ainsi l'Union européenne a-t-elle été comparée à un "empire coopératif" ou encore à un "empire démocratique". Faute de véritable esprit européen et de centre de gravité politico-militaire, elle ne peut pourtant pas assumer les fonctions impériales d'arbitrage, de régulation et d'équilibrage. Pour l'heure, le nouvel "empire" des Balkans est américano-occidental.


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles). Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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