Le 14 juillet dernier, le défilé sur les Champs Elysées a rassemblé des unités militaires issues des vingt-sept pays membres de l'Union européenne. Puisse cet événement être heureux, au sens étymologique du terme, c'est-à-dire de bon augure. D'aucuns ont saisi l'occasion pour rappeler l'ardente obligation de mettre sur pied une défense européenne intégrée. Les plus audacieux ou les moins soucieux du sens des mots - sont allés jusqu'à évoquer une future "armée européenne". L'exigence de vérité invite à se défier du verbalisme. Dès lors, il faut s'interroger sur ce que recouvre l'expression "Europe de la défense".
Plus communément désignée par cette expression d' "Europe de la défense", la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) s'inscrit dans le prolongement de la PESC (Politique étrangère et de sécurité commune), initiée avec le Traité de Maastricht.
La PESD est lancée lors des conseils européens de Cologne et d'Helsinki, en juin et décembre 1999. Elle a pour feuille de route les missions de Petersberg (missions humanitaires ou d'évacuation des ressortissants ; missions de maintien de la paix ; missions de forces de combat pour la gestion des crises), définies dans le cadre de l'UEO en juin 1992. A Helsinki, les Etats membres de l'Union européenne s'étaient donné un premier "Objectif global" : être en mesure d'ici 2003 de projeter 60 000 hommes, en moins de deux mois, sur un théâtre d'opérations extérieur.
L'Helsinki Headline Goal a été redéfini et prolongé avec l'élaboration d'un " Objectif 2010". Il s'agit de mettre sur pied des GTI 1500 (Groupements tactiques interarmées de 1500 hommes) nationaux, binationaux et multinationaux. Cette formule doit renforcer l'interopérabilité entre les unités européennes et accroître leur réactivité. Treize GTI 1500 devraient être déclarés d'ici la fin de l'année.
Pour conduire des opérations, l'Union européenne s'est dotée d'institutions politiques et militaires (Comité politique et de sécurité, Comité militaire de l'UE, Etat-major de l'UE, Agence européenne de Défense) que le Haut Représentant de l'UE pour la PESC, Javier Solana, a pour mission d'encadrer, sous l'autorité politique du Conseil européen. En 2003, les Etats membres de l'UE ont adopté une "Stratégie européenne de sécurité" (SES) qui exprime, en termes généraux, les objectifs politiques extérieurs de l'Union. Ce texte, le "document Solana", a été présenté comme le premier pas vers un hypothétique Livre blanc européen.
Publiée à l'automne 2006, la "Vision à long terme" de l'Agence européenne de Défense prolonge ce premier effort commun de réflexion stratégique. Notons que le contenu de ce rapport, pour le moins lucide sur les risques et menaces qui obèrent l'avenir des Européens, n'a guère été commenté.
L'"Europe de la défense" recouvre l'ensemble de ces fins et moyens, progressivement mis en uvre depuis 1999. Elle est censée ouvrir à l'Union européenne la possibilité de gérer les crises sur ses marches et au-delà, contribuant ainsi à promouvoir un arc de sécurité, de stabilité et de bonne gouvernance au sud et à l'est de ses frontières. De fait, l'Union européenne a pu lancer et conduire un certain nombre d'opérations civilo-militaires, seize en l'état des choses, dans les Balkans occidentaux (Macédoine, Bosnie-Herzégovine), sur ses approches orientales (Moldavie, Géorgie), au Proche et Moyen-Orient (Palestine, Irak), en Asie du Sud-Est (Indonésie) et en Afrique (Soudan, République Démocratique du Congo). Les opérations les plus exigeantes en ressources et les plus vitales pour la cohésion géopolitique continentale sont menées en étroite coopération avec l'OTAN, dans le cadre des accords dits de "Berlin plus" (mise à disposition de moyens et d'états-majors de l'OTAN).
Pour autant et en dépit des dénégations, trop systématiques pour ne pas être suspectes, cette "Europe de la défense" bute sur ses limites : certaines opérations civilo-militaires tiennent plus de la recherche de "success stories" qu'elles ne découlent d'une véritable analyse stratégique des intérêts européens ; les insuffisances des capacités militaires des pays membres de l'Union européenne réduisent de facto les possibilités de la PESD ; l'inexistence d'un poste de ministre européen des Affaires étrangères gêne la mise en cohérence des moyens d'action de l'Union européenne.
Ces limitations ne sont pas accidentelles. Elles découlent du peu d'ambition des Etats membres dans le domaine de la défense et de la sécurité. L' "Europe de la défense" n'exprime pas une volonté de puissance mais joue le rôle de simple service de sécurité. Quant à l'Union européenne, elle se révèle être un vaste et lâche Commonwealth paneuropéen, sans substance militaire propre.
Il est en effet nécessaire d'insister sur le fait que l'Europe de la défense n'est pas la défense de l'Europe. Dépourvue de toute clause d'assistance mutuelle, l'Union européenne n'est donc pas une communauté de destin. Elle comprend d'ailleurs six Etats "non alliés", toujours attachés à leur neutralité historique, véritable anachronisme dans le contexte géopolitique euro-atlantique ; les vingt et un autres Etats sont membres de l'Alliance atlantique. De par la commune volonté des alliés européens, la défense collective du continent demeure le monopole de l'OTAN, sous leadership des Etats-Unis. Washington assure ainsi le quart du financement de l'OTAN, aujourd'hui composée de vingt-six Etats alliés. Prochainement élargie à de nouveaux Etats, engagée dans une "transformation" d'ensemble et " globalisée", cette instance politico-militaire pourrait être le vecteur d'un empire néo-occidental centré sur les Etats-Unis.
On peut juger que cette perspective néo-impériale constitue la juste réponse aux risques et défis liés aux morphogenèses du système mondial. Elle ouvre toutefois la question du poids et du rôle des nations européennes dans la "grande stratégie" atlantique et, plus largement, dans les géopolitiques occidentales. Encore faudrait-il être conscient que le recours aux idéologies douces, la théorie du "pacifisme dans un seul pays" et les sempiternelles ratiocinations ne sont que des espaces de fuite. Le rôle des alliés européens dans la pensée, la conception et la conduite de la "grande stratégie" atlantique dépend de leur capacité à se doter des outils militaires et institutionnels de la décision, à mutualiser leurs ressources et à parler d'une seule voix.
Cela nous ramène à l'exigence d'une "Europe de la défense", ordonnée à sa juste fin et non point prétexte au lyrisme des songe-creux. A cet égard, le montant des dépenses militaires en Europe est l'indicateur par excellence. Il représente à peine les deux-cinquièmes du budget de défense des Etats-Unis. Ce chiffre frappe de vacuité le "constructivisme" des discoureurs. "That's all, Folks !"
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles). Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).