Curieuse destinée que celle de l'Europe de l'énergie : alors que celle-ci présidait aux premiers pas de la construction européenne avec la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier de 1952 puis le traité EURATOM de 1957, il semblerait aujourd'hui qu'elle piétine, voire sur certains plans qu'elle rétrocède !
C'est en tout cas le constat amer que l'on peut tirer à la lecture des toutes récentes propositions de la Commission au Conseil, sur la stratégie énergétique européenne à adopter pour les années qui viennent.
Certes, le contexte général dans lequel se déploient les politiques énergétiques est bien posé : dépendance inconsidérée vis-à vis de ressources en hydrocarbures en voie de raréfaction et dont le prix est instable, trop forte concentration des sources d'approvisionnement en faveur des zones proche et moyen-orientales, émissions massives de CO2 contribuant à un réchauffement climatique dont les conséquences pourraient être catastrophiques. Sans parler du marché européen de l'énergie, jugé insuffisamment intégré et pas assez concurrentiel.
D'où la politique - classique que la Commission propose, fidèle aux succès obtenus dans le domaine des télécommunications : séparation des infrastructures de réseau des industries de production, ouverture à la concurrence, fixation des prix par le marché et non par les autorités nationales, privatisation progressive des entreprises productrices tant dans le domaine du gaz que de l'électricité. L'air est connu : marché aidant, la Commission espère un meilleur partage des risques, la convergence progressive des prix, et l'atteinte d'objectifs ambitieux en terme de profil et de dépendance énergétique. Que l'on en juge : 20% d'énergie renouvelable, 20% de baisse des rejets de CO2, et 20% de baisse de la consommation d'énergie primaire !
Politique vertueuse, donc, au moins en apparence... mais qui n'apparaît en rien à la hauteur des défis auquel l'Europe de l'énergie est confrontée.
Par inhibition géopolitique, tout d'abord. On est surpris du déficit géopolitique de ce texte : absence d'étude de la géostratégie des principaux marchés énergétiques, impasse sur les spécificités de leur fonctionnement. Comment élaborer une approche pertinente de ce domaine sans analyser, même sommairement, la stratégie des grands pays producteurs d'hydrocarbure ? (Russie, Arabie Saoudite, Iran, Algérie,...) Comment être à la hauteur des enjeux énergétiques du XXIè siècle, tout en jetant un voile pudique sur les rivalités croissantes qui se font jour parmi les grands consommateurs de demain que sont l'UE, la Chine L'Inde et les Etats-Unis ?
Parce qu'elle sacrifie excessivement à une certaine forme d'écologiquement correct, ensuite. Un seul paragraphe sur le nucléaire ! Alors que celui-ci pourrait répondre de manière peu onéreuse au défi de l'épuisement des ressources en hydrocarbures sans pour autant contribuer au réchauffement climatique ! Ne serait-il pas temps, à l'heure où les responsabilités humaines en matière de changement climatique sont scientifiquement reconnues et où les rejets de CO2 semblent avoir un effet plus pernicieux que prévu, d'élaborer au niveau européen un bilan coût/avantage rationnel ainsi qu'une stratégie de communication sur cette source d'électricité ?
Cette dernière, pour autant qu'elle soit munie de dispositifs institutionnels de contrôle à la fois rigoureux et indépendants, apparaît en effet comme une alternative efficace et peu coûteuse aux modes carbonés de production d'énergie. Elle permettrait de préparer dans les meilleures conditions le passage aux technologies du futur : énergie solaire, énergie d'origine marémotrice ou géothermique, ainsi qu'à plus long terme fabrication d'électricité à partir de la fusion de l'hydrogène - ce à quoi se consacre le projet international ITER.
Cette stratégie européenne pêche enfin par surévaluation du rôle bénéfique des réformes de structure, ne prenant qu'insuffisamment en compte la spécificité de ce bien économique atypique qu'est l'énergie.
Celle-ci ne constitue-t-elle pas en effet un bien économique tout à fait particulier, tant par ses modalités de productions que de transport ou d'échange ? Ne suggère-t-elle pas un traitement original ?
A la différence des marchés de l'eau ou des télécommunication, les infrastructures liées à l'énergie nécessitent des investissement soutenus, et -qui plus est - ceux-ci ne sont rentables qu'à long terme. Ainsi, la privatisation de nombreuses entreprises aux Etats-Unis n'a pas entraîné une amélioration des infrastructures de transports. Au contraire l'obsolescence croissante des réseaux, par sous-investissement chronique des compagnies responsables de leur entretien ne cesse de poser des problèmes outre-atlantique : la gigantesque panne qui a frappé les Etats-Unis en 2003 l'a montré abondamment. Ce phénomène a-t-il été suffisamment pris en compte par la Commission dans son analyse ? Il est permis d'en douter, surtout de la part d'un acteur qui s'est construit une légitimité dans de nombreux domaines en ouvrant et organisant la concurrence. Ainsi au-delà de cette libéralisation du marché souhaitable dans son principe car sans nul doute propre à abaisser le coût de l'énergie pour le consommateur européen moyen faut-il impérativement réfléchir à des mécanismes qui incitent le secteur privé à effectuer les investissements de long terme qui s'imposent, sous peine de voir d'ici 20 ans drastiquement diminuer la sécurité énergétique globale régnant sur notre continent.
Il n'est par ailleurs pas évident que cette stratégie, apparemment consensuelle, rencontre l'approbation de tous les Etats-membres. Prenons l'exemple de la France. Voici un poids lourd de l'UE , un « grand pays », certes affaibli par la morosité économique et son rejet du traité constitutionnel, mais qui n'a rien perdu de son sens sourcilleux de l'indépendance nationale. Dotée d'un taux d'autonomie énergétique exceptionnel pour un Etat dénué de ressources en hydrocarbure, la France est arrivée à ce résultat grâce au développement du nucléaire, tant honni par ses partenaires italiens et allemands.
Alors qu'elle est peu sensible au risque de rupture d'approvisionnement électrique lié aux hydrocarbures, alors que les prix de l'énergie y sont particulièrement bas et que son réseau électrique est en excellent état, la France acceptera-t-elle partager le risque énergétique avec ses voisins ? A-t-elle intérêt à une harmonisation des prix tant du gaz que de l'électricité, sachant qu'inévitablement celle-ci se traduira pour ses ressortissants par une hausse du prix à la consommation ? Consentira-t-elle à développer les énergies renouvelables à hauteur de 20 % alors que 75 % de son énergie électrique est d'origine nucléaire combustible bon marché et non-producteur de gaz à effet de serre ? Gageons que d'ici peu des tensions significatives se développeront à ce sujet entre la Commission et les instances françaises chargées de la stratégie énergétique !
Gardons-nous pourtant de tenir des raisonnements hâtifs : l'analyse des options énergétiques des Etats s'avère être un exercice plus compliqué qu'il n'y paraît ! Ainsi, curieusement, une politique qui systématiquement minimiserait le coût de l'énergie ne serait pas toujours rationnelle. L'augmentation excessive du coût de l'énergie engendre certes inflation et déséquilibres économiques. Mais le maintien d'un prix élevé présente des avantages : il stimule la recherche de l'efficacité énergétique et rend plus rentable l'introduction de sources alternatives d'énergie. La croissance du coût de l'énergie représenterait alors le ticket d'entrée vers un système moins producteur de gaz à effet de serre et affranchi d'une excessive dépendance envers les hydrocarbures.
Pour autant ne cédons pas à l'illusion fallacieuse d'une économie sans pétrole ni gaz : le secteur du transport nécessitera toujours l'usage de sources d'énergies peu pondéreuses, et en l'état actuel des choses; seuls les hydrocarbures remplissent ces conditions ! Peut-être en voyant se rapprocher l'horizon de l'épuisement des ressources accessibles en hydrocarbure - fabriquera-t-on un jour, artificiellement et à grand renfort d'énergie renouvelable, le kérosène nécessaire au fonctionnement des avions ? La mondialisation pourrait alors connaître un visage fort différent selon que l'on se place ou non dans un scénario d'énergie abondante et bon marché. Mondialisation matérielle dans le premier cas, sur le modèle de celle que nous connaissons, avec son cortège de délocalisations industrielles et de déplacement de personnes. Mondialisation plus spécifiquement numérique dans celui où l'énergie deviendrait durablement rare, onéreuse et d'exploitation difficile : la majorité les transferts d'activités, de biens ou de services concernerait alors la sphère des biens immatériels ou très légers, tels les logiciels ou les composants électroniques.
On le voit, dans le domaine énergétique, la taille des enjeux ne se compare qu'à la complexité des configurations stratégiques rencontrées par les décideurs. Pour relever ces défis, il faut impérativement développer une vision prospective de long terme, intégrant la composante géopolitique. Côté consommateurs, la Chine, les Etats-Unis sont déjà engagés très activement dans une telle démarche. Côté producteur, la Russie joue à fond la carte politique de l'énergie comme en témoigne encore récemment la volonté de Poutine de créer une OPEP du gaz. On ne peut ainsi que déplorer la retenue européenne en ce domaine. Sous peine d'affaiblissement économique et de déclin, l'Europe se doit de développer une telle réflexion, sans faire l'impasse sur la dimension géostratégique du problème. Ne s'agit-il pas pour elle d'une occasion inespérée d'approfondir une dimension politique aujourd'hui cruellement déficiente ?
Conférer au Haut-commissaire chargé de la PESC des compétences en matière énergétique constituerait par exemple une avancée concrète qui contribuerait significativement à l'avènement de cette dimension politique de l'Union Européenne, si souvent invoquée mais si lente à devenir réalité... Osons espérer que ce type d'évolution ne soit pas qu'un vu pieux, malgré les incertitudes constitutionnelles dans laquelle l'Europe s'est embourbée depuis un an et demi !
Colomban Lebas est directeur de recherche au CEREMS, maître de conférences à Sciences-po et chercheur associé à l'ENS-Ulm.