La tempête financière venue d'outre-Atlantique a surpris l'Europe et ses dirigeants à la façon des évènements depuis trop longtemps annoncés. La mise en place de l'euro, il y a déjà dix ans, avait jusqu'à présent bien protégé l'Europe économique des fluctuations et perturbations extérieures, malgré les handicaps compétitifs d'un euro devenu surévalué face au dollar. Mais les pays de l'eurozone n'avaient guère mis à profit leur union monétaire pour l'appuyer par une amorce de gouvernance commune, laissant la gestion de l'euro aux soins exclusifs de la banque centrale de Francfort avec sa culture de stabilité si controversée dans l'hexagone -. Il fallut donc improviser en toute hâte une ligne de conduite européenne quand la crise financière et boursière mondiale éclata fin septembre avec la bulle américaine des « subprimes ».
L'actuelle présidence française s'y employa avec toute l'ardeur qu'on pouvait attendre de Nicolas Sarkozy, organisant en l'espace d'une semaine deux sommets inédits à l'Elysée. D'abord un G4 des pays européens du G8, avec l'adjonction des présidents de l'Eurogroupe, de la Banque centrale européenne et de la Commission, le Conseil étant bien sûr représenté par la puissance invitante. Mais l'affichage de leur intention d'agir ne suffit pas, en l'absence de décisions claires, à empêcher les bourses de plonger tout au long de la semaine historiquement noire qui suivit. Le sommet du second week-end réunit en pleine débâcle boursière un Eurogroupe pour la première fois composé de ses quinze dirigeants nationaux en lieu et place de leurs habituels ministres des finances. Gordon Brown fut également consulté par traitement spécial. Tout ceci permit de préparer activement le Conseil européen des 27 programmé de longue date le 15 octobre à Bruxelles.
Pour quelle réponse européenne ? La réponse européenne adoptée par les 15 et entérinée par les 27 est triple. D'abord, un appui actif de tous les Etats membres au refinancement de leur secteur bancaire et la mise en place d'une garantie minimale des dépôts. L'addition potentielle de toutes ces mesures a été évaluée à près de 2000 milliards d'euros, soit trois à quatre fois plus que le plan américain. Ensuite, la relance des travaux de réglementation commune sur les normes bancaires (comptabilité, notation, solvabilité). Enfin, un appel à l'organisation d'un sommet économique mondial pour réformer le système financier international, avec participation des nouvelles puissances émergentes. Le président américain sortant a d'ores et déjà répondu positivement à cet appel des 27.
Que d'évolutions en si peu de temps ! Une cellule de crise identifiable et cohérente a fait son apparition pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, avec les présidents du Conseil européen, de l'Eurogroupe, de la Commission et de la Banque centrale européenne. Cette banque centrale européenne a su, même temporairement, réduire au silence ses détracteurs habituels en abaissant sensiblement ses taux d'intérêt et en injectant des centaines de milliards d'euros pour ranimer le crédit interbancaire. L'Eurogroupe s'est investi au plus haut niveau dans l'élaboration d'un plan commun qui a été ensuite entériné par les 27, démontrant qu'il ne s'use que s'il ne sert pas et entraîne toute l'Europe quand il le veut. Le Royaume-Uni, associé de près aux délibérations de ses voisins de l'euro, a montré la voie à suivre par son plan massif de renflouement des banques. Avec lui, les plus libéraux ont opéré une conversion spectaculaire non seulement en faveur d'un encadrement accru des marchés mais d'interventions au besoin massives des Etats, la Commission accompagnant le mouvement en décidant d'assouplir son contrôle des aides publiques et de tempérer sa rigueur sur les critères du pacte de stabilité de Maastricht.
Mais ces changements et les points positifs qui vont avec ne sauraient masquer les limites inhérentes à la réponse européenne actuelle. Le retour en grâce des mérites de l'intervention publique ne s'est nullement accompagné d'une ouverture vers une puissance publique européenne dotée de moyens crédibles. Il n'a joué qu'en faveur de libertés d'action accrues des Etats nationaux, qui mèneront à leur guise leur politique de renflouement des banques, avec le degré de prise de participation publique qu'ils jugeront nécessaire. Le dispositif européen ne comporte pas non plus de pacte d'assistance mutuelle entre Etats membres : chacun se débrouillera comme il pourra. L'Allemagne en particulier confirme le refroidissement de son état d'esprit européen longtemps ouvert à l'option fédérale - et plusieurs fois éconduit, reconnaissons le, par un manque évident de connivence sur ce terrain côté français. Malgré la cellule de crise réunissant les plus hauts institutionnels européens, toute approche fédéralisante a donc été avortée sans état d'âme ni débat, tant sur pression allemande que britannique. Le projet d'un fonds européen d'intervention, un moment évoqué dans les milieux belgo-néerlandais, fut démenti dans l'uf par Nicolas Sarkozy, face à un mur de boucliers d'ores et déjà dressé. Quant à l'Eurogroupe, on a bien vu qu'il peut utilement activer les décisions des 27 mais reste loin de constituer pour autant une avant-garde déterminée en marche vers une Europe plus intégrée.
Restent le système et l'esprit communautaire, avec ses limites comme ses mérites. Mais on ne peut se départir de l'impression qu'on est resté ici plus près du minimal que de l'optimal, avec une Commission bien en retrait sur ce qu'elle fut à l'époque de Jacques Delors. Cette Commission a d'emblée accepté que chaque gouvernement gère et finance sa politique anticrise en fonction de ses propres priorités et de ses propres moyens, sans chercher à interférer au nom d'un intérêt supérieur européen qui pourrait dépasser la simple addition des intérêts nationaux. Elle a davantage joué dans cette affaire le rôle d'un secrétariat du Conseil et de ses Etats que celui d'un acteur central de proposition, d'impulsion et de coordination. Et si l'activisme de la présidence française a permis d'assurer une Europe réactive face à cette crise, il s'agit encore et toujours d'une Europe en déficit de vision politique cohérente comme de moyens budgétaires autonomes. Sans remettre en cause son union, cette Europe là veut rester dans un régime de séparation des biens, et n'entend pas s'engager vers une mise en communauté. En clair, une Europe diverse avant d'être unie, ce qui réduit beaucoup sa capacité d'action. On ne pourra pas en rester là.
Sur le plan financier d'abord. Pour que l'appel européen à une réforme du système financier mondial aboutisse et porte ses fruits, il faudra bien que l'Europe montre la voie déjà chez elle. Ce qui veut dire achever son marché intérieur des services notamment financiers, ajuster intelligemment autorégulation et réglementation pour renforcer la sécurité économique et la transparence financière, conditionner ses propres aides à des disciplines de comportement tant des Etats que des acteurs économiques, relancer les chantiers d'harmonisation fiscale. Il faut imposer des règles plus efficaces envers les paradis fiscaux, mais obtenir aussi des Etats obèses une vraie cure de régime, car leurs « enfers » fiscaux ne sont pas étrangers à l'évasion des capitaux. Rude pression et lourde tâche en perspective pour Jean-Claude Juncker, un pied dans la présidence de l'Eurogroupe et un autre aux commandes d'un Luxembourg particulièrement accueillant aux capitaux migrants !
Sur le plan économique aussi l'Europe devra innover. Comme l'a souligné Nicolas Sarkozy au Parlement européen, si l'Europe veut rester un site de production, d'innovation et de développement tenant son rang face aux nouvelles puissances émergentes, elle doit inventer sa propre « gouvernance économique ».
Toutes ces péripéties en cours et à venir vont-elles finir par faire comprendre à l'Europe l'urgence de développer, face à un marché aujourd'hui globalisé, une politique européenne de l'offre, et plus seulement de la demande, donnant toutes leurs chances à de véritables euro-entreprises, appuyées, quelque soit le nom qu'on lui donne, par un euro-gouvernement ? Il est bien connu que l'Europe n'avance vraiment que sous la pression des crises. Si l'adage se vérifie une fois de plus, cette maxi crise devrait la contraindre à faire un sacré pas en avant !
Bruno VEVER est consultant en affaires européennes et secrétaire général d'Europe et Entreprises
http://www.europe-entreprises.com