par Jean-Sylvestre Mongreneir, le mercredi 15 octobre 2008

Réunis à Deauville le 1er et 2 octobre 2008, les ministres de la Défense de l'Union européenne ont pris, en tout ou en partie, des engagements de principe sur un certain nombre de projets concrets. L'approche capacitaire qui prévaut désormais est censée permettre la montée en puissance de l' « Europe de la défense », plus exactement de la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense). A l'évidence, la situation présente n'est pas à la hauteur des espoirs investis par la diplomatie française, au lendemain du sommet franco-britannique de Saint-Malo, voici près d'une décennie (3-4 décembre 1998). Faut-il céder au désespoir ? A rebours des schémas constructivistes, la PESD doit être pensée dans son contexte géopolitique, comme réponse aux défis et menaces qui pèsent sur l'Europe, en complémentarité avec les dispositions prévues dans le cadre de l'OTAN. L'essentiel se joue en amont, au niveau des représentations mentales et géopolitiques des décideurs et des opinions publiques européennes. Il nous faut voir les choses telles qu'elles sont : un basculement d'énergies et de puissance d'Ouest en Est, des affrontements multiformes et la menace d'un « hyper-chaos ».


Il faut en premier lieu rappeler que l'Europe de la défense n'est pas la défense de l'Europe. Vingt-et-un des vingt-sept pays membres de l'Union européenne participent de l'OTAN et c'est dans le cadre de l'aire géostratégique euro-atlantique, en s'appuyant sur le pilier militaire nord-américain, que la plupart des pays européens assurent leur défense mutuelle. L'expression d'Europe de la défense recouvre les missions de gestion des crises définies au début des années 1990 (Déclaration de Petersberg, 1992) et les institutions politico-militaires dont l'Union européenne a été dotée au terme de cette même décennie (Conseil européen d'Helsinki, 1999). Depuis, une vingtaine d'opérations civiles ou civilo-militaires ont été menées au titre de la PESD, en recourant aux états-majors multi-nationalisables de certains pays membres, dont la France, ou aux états-majors de l'OTAN. L'Union européenne est notamment engagée en Europe du Sud-Est (Bosnie, Kosovo), aux portes du Darfour (Tchad, Centre-Afrique) et en Géorgie (envoi d'observateurs sur les lignes de front) ; la liste n'est pas exhaustive. En fait, l'Europe de la défense est une Europe de la sécurité et de la gestion de crise.

La mise en œuvre du Traité de Lisbonne reste subordonnée à la ratification par l'ensemble des Etats membres, ce qui n'est pas encore acquis. Il serait inconséquent de s'installer dans le temps futur de la finalité accomplie. Une fois ratifié, ce traité pourrait effectivement faciliter la montée en puissance de la PESD, on songe notamment au principe des Coopérations structurées permanentes, mais il ne suffirait pas à faire de l'UE une communauté de destin. Les clauses de solidarité et d'assistance mutuelle incluses dans le texte soumis à ratification sont en deçà de l'article 5 du Traité de Washington (OTAN) et de l'article V du Traité de Bruxelles (UEO/Union de l'Europe occidentale). Dans l'attente d'un nouvel horizon, les promoteurs de l'Europe de la défense insistent donc sur le passage d'un cycle institutionnel à un cycle capacitaire ; Lord George Robertson, ancien secrétaire général de l'OTAN, aimait à rappeler que l'on ne faisait pas la guerre à coups d'organigrammes.

Les engagements pris par les gouvernements de l'UE réunis à Deauville, selon le principe de la géométrie variable, portent effectivement sur des projets concrets. A l'initiative de Paris et de Londres, plusieurs pays ont annoncé vouloir participer à la modernisation des flottes d'hélicoptères, notamment ceux des armées d'Europe centrale et orientale. Les autres projets sont relatifs au transport aérien stratégique (multinationalisation des futurs A-400M), à la coopération navale autour des pays possédant des porte-avions/porte-aéronefs (France, Royaume-Uni, Italie, Espagne), ou encore à la formation commune des militaires (Erasmus militaire), sans le Royaume-Uni. Il n'en reste pas moins qu'une politique capacitaire requiert des moyens budgétaires à la hauteur des enjeux et c'est là où le bât blesse. La moyenne des dépenses militaires des pays membres de l'UE culmine à 1,3% du PIB ; c'est à l'aune des budgets et des capacités que l'on jauge les intentions .

Soucieuse de ne pas heurter de front les Britanniques, réservés quant à une relance institutionnelle, la présidence française argue du caractère pragmatique de son approche. Ainsi le projet d'état-major stratégique opérationnel européen, leitmotiv national depuis la déclaration de Saint-Malo, est-il reporté à des jours meilleurs. Les experts français, et quelques autres, expliquent que le recours à des états-majors nationaux pour mettre sur pied des opérations de l'UE n'est pas une solution optimale en termes de promptitude et de réactivité, d'où la nécessité de chaînes de commandement spécifiquement européennes ; les Britanniques répondent que l'UE peut toujours faire appel aux états-majors de l'OTAN pour planifier ses opérations, conformément aux stipulations des accords de « Berlin plus » (2002). Au regard de l'étroitesse des budgets militaires européens, il est aisé pour Londres de s'opposer à toute « duplication » des capacités de planifications de l'OTAN, synonyme de distraction de ressources, alors même que les alliés européens peinent à mobiliser les moyens requis en Afghanistan et sur d'autres théâtres d'opérations (Tchad).

Il serait erroné de penser que les réserves britanniques quant à la montée en puissance de la PESD ne sont que conjoncturelles. Rétrospectivement, le contexte géopolitique au cours duquel ont été négociés les termes de la déclaration de Saint-Malo était exceptionnel. Fraîchement nommé au 10 Downing Street, Tony Blair entendait tout à la fois renforcer les capacités européennes pour prévenir un futur conflit en ex-Yougoslavie, convaincre les Américains de rester militairement ancrés en Europe, placer le Royaume-Uni au centre des jeux d'influence européens et, pour ce faire, jouer de ses atouts diplomatiques et militaires. Les « ambiguïtés constructives » franco-britanniques ont permis de lancer la PESD mais elles ont pris fin avec le 11 septembre 2001 et la crise irakienne. Forgées au cours de la Seconde Guerre mondiale et de l'affrontement planétaire Est-Ouest, les « relations spéciales » anglo-américaines sont repassées au premier plan ; les affinités électives demeurent, consolidées par d'actives solidarités fonctionnelles (coopération étroite entre les services de renseignement). Washington a depuis pris position en faveur de l'Europe de la défense mais ne surestimons les possibles retombées de cet aggiornamento ; les dirigeants britanniques ne sont pas aux ordres.

De surcroît, les réserves ne sont pas émises par les seuls Britanniques. Dans le domaine de la défense, l'Allemagne n'est guère en pointe et la question de l'état-major stratégique européen n'est pas une priorité. Eclipsé par la dégradation de l'environnement géopolitique européen et les inquiétudes que la Russie suscite, le retour de puissance de l'Allemagne n'en est pas moins une réalité aujourd'hui évidente. Il semble que Berlin cherche à se placer à l'interface de l'aire euro-atlantique et de l'aire russo-sibérienne, l'appartenance résolue à l'OTAN venant contrebalancer la densité des connexions énergétiques, économiques et commerciales avec la Russie. Quelle place effective pour la relance de la PESD dans ces grands schèmes et dans les représentations géopolitiques allemandes? Il faudra mieux appréhender les tendances à l'œuvre qui, insensiblement, font évoluer la « culture de la retenue » héritée des années 1990.

Quant aux pays d'Europe centrale et orientale, soucieux de contrebalancer le poids de la Russie par la présence renforcée des Etats-Unis en Europe, le retour plein et entier de la France dans les structures militaires intégrées de l'OTAN est censé les rassurer ; Paris ne joue pas l'Europe contre l'Alliance. De fait, ces pays semblent plus prompts à rallier des projets français et la Pologne participe activement à l'opération menée par l'UE au Tchad. Pour que ces nouvelles dispositions perdurent, il faudra maintenir une ligne de fermeté en Géorgie et ouvrir plus encore les instances euro-atlantiques (UE-OTAN) sur ses confins orientaux. Si tel n'était pas le cas, le « balancing » et le « bandwagoning » prendraient inévitablement le dessus . A cet égard, le probable nouveau report de la décision sur l'octroi du statut de pays candidat à l'OTAN pour la Géorgie et l'Ukraine n'est pas de bon augure . Il est vrai que la situation – campagne présidentielle américaine, dissolution du parlement ukrainien, crise financière globale – ne facilite pas la prise de décision.

Pays membre de l'OTAN et candidat officiel à l'UE, la Turquie doit aussi être prise en compte dans les perspectives militaires européennes, d'autant plus qu'elle constitue une puissance eurasiatique, à la charnière de l'ensemble euro-atlantique, de l'aire mer Noire-Caucase-Caspienne et du Moyen-Orient. Jusqu'à ces dernières années, les dirigeants turcs et français s'accordaient implicitement pour limiter les relations entre les technostructures de l'OTAN et de l'UE, en vertu d'objectifs distincts toutefois. Pour la France, il s'agissait de contrôler la « transformation » de l'OTAN et d'empêcher qu'elle ne s'étende au domaine civilo-militaire, au détriment de la PESD. Pour la Turquie, l'objectif était non seulement d'exercer une pression sur l'UE, divers gouvernements européens se montrant dubitatifs quant au bien-fondé de sa candidature, mais aussi de marquer son opposition à la politique irakienne des Etats-Unis, jugée pro-kurde, et d'écarter l'OTAN de la mer Noire, surface d'expansion des intérêts nationaux. La volonté des pays participant à la fois de l'UE et de l'OTAN de renforcer les synergies entre ces deux instances se heurtait à ce double blocage. La pensée et la conception d'un partenariat géopolitique global avec la Turquie doit reposer sur l'engagement de ce pays dans les équilibres de puissance eurasiatiques .

Ce rapide tour d'horizon des situations à intégrer pour rendre possible la montée en puissance de la PESD, en liaison étroite avec la rénovation de l'OTAN, a pour finalité de montrer qu'il faut se défier des généralités généralisantes et de la géopolitique « hors-sol ». En dernière instance, les bulles spéculatives qui aujourd'hui se révèlent comme telles sont à la mesure des illusions de l'après-Guerre froide, très vite remises en cause pourtant par le cours des événements (guerres balkaniques, impasses moyen-orientales, islamo-terrorisme, conflits caucasiens, etc.). Ainsi en va-t-il du « soft-power » européen, battu en brèche dans son proche voisinage et sur le plan mondial. Le « transfert de technologies » politiques et institutionnelles depuis les rivages ouest-européens vers l'hinterland russo-sibérien faisait figure, au début des années 1990, de panacée mais la greffe n'a pas pris. Il est désormais patent que les dirigeants russes sont plus séduits par le « modèle chinois » que par les vertus des régimes constitutionnels-pluralistes et de l'Etat de droit. Au niveau planétaire, une récente étude de l'European Council on Foreign Relations (un institut de recherche londonien) met en évidence la perte d'influence des Européens, et plus largement des Occidentaux, au sein de l'Assemblée générale des Nations unies. En 2007 et 2008, l'UE n'a pu rallier une majorité d'Etats à ses positions que dans 48 % et 55 % des cas, contre une moyenne de 72 % dans les années 1990. Inversement, les positions de la Chine et de la Russie ont rallié près des trois-quarts des votes au cours de ces mêmes années, contre moins de la moitié dans la décennie antérieure .

C'est dans le présent contexte géopolitique et en fonction d'anticipations adéquates, conformément à l'art de la prudence, qu'il faut organiser l'Europe de la défense et ses articulations avec l'OTAN, dans le cadre d'une communauté de sécurité euro-atlantique plus équilibrée. Une approche en termes économiques, culturels et géopolitiques laisse à penser que nous sommes à la fin d'un cycle hégémonique. Historiquement, les basculements d'énergies, de richesses et de puissance sont marqués par de grandes guerres ; aussi nous faut-il être vigilants et faire preuve de vertu, au sens romain du terme (« virtus » et « felicitas »). En lieu et place du « brave new world » multipolaire et onusien un temps rêvé, il se pourrait que nous glissions dans un monde apolaire, en proie à l'anarchie, disloqué sous l'effet d'une convergence des catastrophes. Le réarmement des Etats européens et le renforcement des cadres de mutualisation de leurs outils de puissance n'ont donc pas pour fonction de faire de l'UE une petite ONU euro-méditerranéenne. In fine, il s'agit de se doter des moyens de contraindre des puissances tierces et de pouvoir détruire ce qui menacerait de nous détruire.


The European Defense: « Non possumus »?


Meeting in Deauville on October 1st and 2nd, 2008, the European Union Ministers of Defence agreed in principle on some projects, in whole or in part. The capability approach that now prevails is expected to enable the rising of the “European Defense” or, more exactly, of the ESDP (European Security and Defense Policy). It is clear that the present situation is not up to the hopes of the French diplomacy which were set in the aftermath of the Saint-Malo summit almost a decade ago (December, 3-4, 1998). Should we give in despair? Contrary to the constructivist patterns, the ESDP has to be thought in its geopolitical context, as a response to challenges and threats to Europe, complementing the provisions established within the NATO framework. What matters is determined before that: at the level of mental and geopolitical representations, in the policy makers' mindset and in the European public opinion. One has to see the realities as they are: a shift of energy and power from West to East, multiform clashes and the threat of a "hyper-chaos".


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

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