par Noëlle Lenoir, le mercredi 30 avril 2008

Le Président de la République française vient de le confirmer lors de son interview télévisée du 24 avril 2008 en réponse à une question de Vincent Hervouët, journaliste à LCI : l'article 88-5 de la Constitution obligeant à soumettre à référendum la ratification de tout traité d'adhésion d'un nouvel Etat membre à l'Union européenne sera supprimé. Cette modification s'inscrit dans ce qui doit être la 24ème modification de la Constitution française destinée cette fois-ci à une réforme profonde des institutions. Le projet de loi constitutionnelle, examiné à l'Assemblée nationale à partir du 20 mai et au Sénat à compter de la mi-juin, sera soumis au Congrès à Versailles le 7 juillet, et on peut donc escompter la suppression rapide de l'article 88-5. Ce dernier ne concernait pas la Croatie, dont le processus d'adhésion est en cours. Toutefois, sa suppression lève l'hypothèque qui pesait sur l'adhésion des autres pays de la région des Balkans, voire de la Turquie avec laquelle l'Union européenne a ouvert des négociations d'adhésion en octobre 2005. Pour autant, tout en levant ce verrou référendaire de nature à faire obstacle à la poursuite de l'élargissement de l'Europe, le Président Sarkozy n'a pas changé son point de vue en déclarant que "si la question de l'entrée de la Turquie se pose alors que moi-même, je suis Président de la République, je ferai un référendum."


La suppression de l'article en question est opportune. Il n'est pas de bonne méthode de rendre obligatoire un référendum. D'une part, dans la société d'information dans laquelle nous vivons, les référendums donnent souvent lieu à des réactions émotionnelles, alors qu'il s'agit de régler des problèmes sur le long terme. D'autre part, en France, les référendums n'ont jamais véritablement rempli leur office, se transformant en plébiscite ou en contre plébiscite. Enfin, dans le cas de l'Europe, un non à un référendum peut bloquer tout progrès institutionnel pourtant voulu par les autres Etats. Ce fut le cas temporairement après le non au traité de Maastricht par les Danois et au traité de Nice par les Irlandais, tandis que le non français et néerlandais en 2005 a signé l'acte de décès de feu le traité constitutionnel. Et voici qu'à présent la ratification du traité de Lisbonne est suspendue à la réponse des Irlandais (l'Irlande étant le seul pays de l'UE à être tenu en vertu de sa Constitution de recourir au référendum pour toute ratification d'un traité européen.)

La suppression de l'article 88-5 mettra ainsi fin à une singularité française due à une révision constitutionnelle de circonstance. Intervenue en mars 2005, elle a eu pour objet – en vain - de rassurer l'opinion française à la veille du référendum de mai sur le traité constitutionnel européen. La disparition de l'article 88-5 de notre corpus constitutionnel ne préjuge toutefois nullement de l'avenir commun de l'Europe et de la Turquie ou de la Turquie en Europe. Cet avenir dépend tant de l'attitude des Européens que de l'évolution de la Turquie.

L'attitude des Européens reste ambiguë du fait des particularités des négociations entre l'UE et la Turquie. Ces négociations doivent en principe - comme pour les autres pays candidats à l'entrée dans l'UE – concerner 35 " chapitres" relatifs aux divers domaines de compétences de l'Union. 6 chapitres seulement ont été ouverts depuis 2005 et certains sont purement et simplement gelés sur demande de la France (comme celui portant sur l'euro) mais surtout en raison de la crise chypriote. Le gouvernement turc espère, sous présidence française au premier semestre 2008, pouvoir au moins régler le chapitre sur la culture et celui sur la libre circulation des capitaux (marquant un pas important par rapport à l'actuelle union douanière qui existe depuis 1995 entre la Turquie et l'UE)

La visite en Turquie le 10 avril dernier de José Manuel Barroso, la première qu'il y ait effectuée en tant que Président de la Commission européenne, révèle une certaine réticence face au respect insuffisant par la Turquie des " critères de Copenhague" (exigés de tout pays candidat), notamment du critère politique relatif à "l'existence d'institutions stables garantissant la démocratie, à la primauté du droit et aux droits de l'homme ainsi qu'à la protection des minorités." Est en particulier visé l'article 301 du code pénal, jugé attentatoire à la liberté d'expression, que le gouvernement turc refuse d'abolir. Or cet article qui punit de lourdes peines toute "offense à la Nation turque" a permis d'incriminer les plus grandes plumes de la Turquie dont Orhan Pamuk (Prix Nobel de littérature en 2006) ou plus récemment la romancière Elif Shafak. Demeure également posée la question de Chypre dont la partie Nord, où stationne l'armée turque, est reconnue comme République indépendante uniquement par la Turquie. Pour le reste, les partenaires de la France en Europe se montrent majoritairement ouverts à l'adhésion de la Turquie, le Commissaire européen à l'élargissement Olli Rehn en prévoyant la date à l'échéance de 10 à 15 ans.

La relation Europe/Turquie s'est cependant encore compliquée avec le soutien apporté par la Commission européenne, par la voix de Monsieur Olli Rehn, au gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et à son parti AKP (Justice et Développement) face au recours du Procureur général de la Cour de cassation en vue de l'interdiction de l'AKP par la Cour constitutionnelle. Ce recours mettant en cause les activités anti laïques du parti de Monsieur Erdogan issu de la mouvance islamiste, a été déclaré recevable par l'unanimité des juges constitutionnels en mars 2008. Certes plus de 20 partis politiques ont déjà été interdits par la Cour constitutionnelle turque, mais ici il s'agit du parti majoritaire largement vainqueur aux dernières élections (avec 47% des voix) et qui a conforté son emprise en faisant adopter des réformes aussi importantes que l'élection du Président de la République au suffrage universel direct ou encore la levée de l'interdiction du port du voile à l'Université et dans la fonction publique. De sorte que l'on peut penser que le recours du Procureur général, qui se fonde sur le caractère laïc de la République turque, est la réponse du berger à la bergère. Paradoxalement, en effet, la perspective de l'entrée de la Turquie en Europe a conforté le pouvoir en place dans sa volonté de revenir sur les marques les plus évidentes de la laïcité turque, au nom de la liberté d'expression religieuse. Etrangement – la Commission ne devant pas en principe interférer ainsi dans les procédures juridictionnelles d'Etats non membres de l'Union – l'AKP a reçu l'appui du Commissaire Olli Rehn qui, lors de sa visite du 10 avril avec le Président Barroso, avait indiqué qu'il ne comprenait pas que l'on tente de résoudre un problème politique par la voie juridique.

Ces déclarations ont eu pour immédiate conséquence de doubler, d'après les sondages, le pourcentage d'opinions favorables à l'adhésion de la Turquie à l'UE ! Pour autant, elles ne clarifient pas les rapports entre la Turquie et l'Europe, et singulièrement la France, car souvenons-nous que dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité constitutionnel européen, le Conseil constitutionnel français avait souligné que "le droit reconnu à chacun, individuellement ou collectivement, de manifester, par ses pratiques, sa conviction religieuse en public" établi par le traité en question n'avait pas plus de portée que celui garanti par l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, lequel était constamment appliqué par la Cour européenne des droits de l'homme. Notamment dans l'affaire Leyla Sahin contre Turquie du 29 juin 2004, la Cour européenne validé l'interdiction du port du foulard islamique dans certains établissements d'enseignement en Turquie. Le Conseil constitutionnel - pour conclure au respect par le traité du principe de laïcité gravé dans la Constitution de 1958 - avait pris acte de cette jurisprudence européenne permettant aux Etats, compte tenu de leurs traditions nationales, de concilier liberté de culte et laïcité.

Il serait regrettable que l'Europe avive les tensions entre la Turquie et les pays européens. La Turquie, 15ème économie mondiale, a fait ces dernières années de formidables progrès sur la voie du redressement économique. Grâce à un taux de croissance élevé (près de 7% en 2006, et de 4,5% en 2007), la dette a été diminué, le déficit budgétaire contenu, le système bancaire assaini. Le ralentissement économique actuel résulte de la forte dépendance du pays vis à vis d'investissements étrangers qui marquent le pas dans le contexte de la crise financière mondiale. Beaucoup dépendra du nouvel accord que doit passer la Turquie avec le FMI en mai. Beaucoup dépendra également des rapports apaisés de la Turquie avec ses partenaires commerciaux, contrairement à ce que suggère la mise à l'écart de Gaz de France du projet de gazoduc Nabucco. Pour le reste, laissons la Turquie, ses responsables politiques et ses juges se rapprocher ou non des critères de l'Union européenne, en ne cherchant pas à décider hic et nunc de l'issue de négociations, par définition incertaines de part et d'autre, et qui ne font tout juste que commencer.


Publié sur le site du Cercle des Européens, le 27 avril 2008

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Noëlle Lenoir, est ancienne ministre déléguées aux Affaires européennes. Elle est présidente de l'Institut d'Europe d'HEC et du Cercle des Européens 

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