par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mercredi 16 avril 2008

C'est en 1959 qu'Hergé publie son "Tintin au Tibet". Dans cette vingtième aventure, l'envoyé spécial du "Petit Vingtième" découvre la haute spiritualité du peuple tibétain et il est l'hôte du Dalaï-lama ("Océan de Sagesse"). Neuf ans plus tôt, la "Chine rouge" s'est emparée du pays du Toit du Monde et elle y impose encore sa tyrannie. Depuis, les apparatchiks du Parti ont bien découvert les délices du "communisme de marché" mais l'identité des Tibétains et leur liberté sont foulées aux pieds de l'APL (Armée Populaire de Libération). Les enjeux dépassent la géopolitique himalayenne, essentielle par ailleurs à la compréhension de l'Asie, ou encore la question des droits de l'homme. "L'humanisme," écrit Heidegger, "ne situe pas assez haut l'humanitas de l'homme". Authentique tradition venue du fond des âges, le bouddhisme tibétain est assurément l'une des voies d'accès à l'Universel et l'influence de ce lointain Orient sur les terres occidentales, en proie au désenchantement wébérien, pourrait y éveiller la nostalgie de l'Être. Selon le grand historien Arnold Toynbee, "la rencontre du bouddhisme et de l'Occident constitue l'évènement le plus significatif du XXe siècle". Au vrai, cette histoire est bien plus ancienne ; voici des siècles que l'Occident est en contact avec la voie du Bouddha et ses enseignements (le « Dharma »).



Des siècles durant, les influences politiques, économiques et culturelles se sont exercées d'ouest en est mais voici plusieurs décennies que le bouddhisme se diffuse et s'enracine dans le monde occidental. Le fait est d'autant plus remarquable qu'il a précédé le réveil économique de l'Asie et le basculement de puissance vers l'Orient. D'aucuns y voient une déculturation de l'homme occidental, pourtant soumis à des défis géographiquement plus proches, sur divers plans, et autrement plus inquiétants. Ceci expliquant cela, l'observateur attentif peut remarquer un certain agacement à l'encontre du Dalaï-lama et du peuple tibétain, avec reprise partielle de la logomachie sino-communiste (le Tibet traditionnel dénoncé comme "théocratique" et "féodal").

Plus largement, la sympathie des opinions publiques à l'égard du bouddhisme ne serait qu'un phénomène médiatique, pour ne pas dire hollywoodien, voué à l'éphémère. Pourtant, cette rencontre n'est pas le reliquat des "sixties" et de l'après-1968. Les temps longs de l'Histoire nous révèlent d'anciens échanges et influences croisées entre le monde européen, gréco-romain puis helléno-chrétien, et l'Orient bouddhique .

Historiquement, l'Empire perse est le cadre géopolitique et culturel le plus ancien qui se soit révélé propice aux échanges entre l'Orient et l'Occident. Constitué au VIe siècle par Cyrus le Grand, cet empire s'étend depuis les cités grecques d'Asie mineure jusqu'à l'Indus et donc aux confins du monde indien. Deux siècles plus tard, cet ensemble est conquis par Alexandre le Grand, entre 334 et 323 avant Jésus-Christ, et des garnisons grecques sont implantées en Bactriane. Le souverain gréco-macédonien ouvre ainsi un vaste champ d'expansion à l'hellénisme mais en retour, des courants philosophiques et culturels venus du monde indien influencent les formes de civilisations propres au monde européen et méditerranéen.

En dépit de beaucoup d'incertitudes - les données historiques font défaut - certains auteurs évoquent la possible influence de l'hindouisme et du bouddhisme sur les philosophies grecques antiques, voire sur la pensée chrétienne. Les orientalistes sont prompts à privilégier les relations horizontales d'une aire géographique à une autre, au détriment du fond commun indo-européen de nombreux peuples de l'Antiquité et de la dimension verticale du sacré, qui transcende les déterminations ethniques et culturelles. Une certitude pourtant : les routes de la soie sont ouvertes ; les hommes, les idées et les dieux y cheminent. Ainsi l'empereur Asoka (274-234 avant Jésus-Christ), de la dynastie des Maurya, à l'origine d'une première forme d'unité politique indienne, envoie-t-il des missionnaires vers l'Occident pour y enseigner le bouddhisme. A l'intersection de ces influences croisées se trouvent divers royaumes gréco-bouddhiques fondés par les compagnons d'Alexandre et leurs descendants. C'est ainsi que la statuaire grecque influence les représentations du Bouddha ("l'Eveillé") et l'on possède le texte d'un dialogue entre un sage bouddhiste, Nasagena, et le souverain grec d'un royaume de Bactriane, Ménandre ("Les questions de Milinda", IIe siècle avant Jésus-Christ).

Au Moyen Âge, les distances géographiques entre la Chrétienté occidentale et le bouddhisme s'accroissent. Entre ces deux civilisations s'interpose la barrière islamique proche-orientale et ce alors même que les invasions musulmanes au-delà de l'Indus chassent le bouddhisme de son berceau (le bassin du Gange). Pourtant et bien que ténues, les relations demeurent. Elles sont pour partie entretenues par la quête des "Chrétientés cachées" d'Asie dans laquelle se lance l'Occident. On conserve le souvenir de l'apôtre Thomas, mort en martyr alors qu'il évangélisait les Indes, et de l'entreprise missionnaire des Chrétiens nestoriens, actifs le long des routes de la soie et ce jusqu'en Extrême-Orient. Ces faits et légendes contribuent à générer le puissant mythe du Prêtre Jean, à la tête d'un grand royaume chrétien au-delà des terres infidèles, dans l'Orient lointain. Des émissaires de la Papauté et de Saint Louis recherchent l'alliance de ce roi-prêtre et c'est ainsi que Jean du Plan Carpin et Guillaume de Rubrouck entrent en contact avec des moines tibétains dès le XIIIe siècle. Quant à Marco Polo, archétype des "pieds poudreux" qui découvrent de nouveaux mondes, il nous rapporte la première biographie du Bouddha . Notons cependant qu'une version christianisée circulait depuis le XIe siècle, Boddhisattva ("Héros de l'Eveil") se transformant au fil des traductions en Saint Josaphat, incorporé dans la "Légende dorée" de Jacques de Voragine (premier manuscrit en 1260) .

Ce sont les missionnaires des XVIe et XVIIe siècles qui perçoivent progressivement l'unité religieuse du bouddhisme, par delà ses différents enracinements historiques et culturels. Ils préparent ainsi l'approche savante et intellectuelle des deux siècles qui suivent. De multiples textes sanskrits sont traduits et, en 1785, l'Anglais William Jones découvre la commune origine indo-européenne des langues du nord de l'Inde (sanscrit et pâli, notamment), du grec et du latin (comme de la plupart des langues européennes). Au début du XIXe siècle, le mot "bouddhisme" fait son apparition. Alexandre Cosma de Körös (le "boddhisattva hongrois" ) se rend à pied jusque dans l'Himalaya et porte à la connaissance du public les textes fondamentaux du bouddhisme tibétain. Le Français Eugène Burnouf écrit son "Introduction à l'histoire du bouddhisme indien" (1844) et lance ainsi un vaste mouvement d'étude. Parallèlement à cette approche savante, des ésotéristes occidentaux marquent leur intérêt pour les philosophies orientales en général et le bouddhisme en particulier. En quête de la "religion primordiale" de l'Humanité, le colonel américain John Olcott et la Russe Helena Blavatsky fondent en 1875 la Société théosophique. En dépit des déformations qu'elle a fait subir aux enseignements du Bouddha, le théosophisme anglo-indien a contribué à une meilleure connaissance de cette spiritualité orientale.

Les approches savantes et ésotériques du bouddhisme n'excluent pas les effets de miroir et nombre d'Occidentaux projettent leurs catégories ainsi que les conflits idéologiques internes à leurs sociétés et à leur civilisation sur cet "objet" d'étude. Au Grand Siècle déjà, jansénistes et quiétistes avaient impliqué le bouddhisme dans leurs querelles théologiques. Dans le siècle qui suit, les philosophes des Lumières utilisent les religions orientales pour forger des armes contre le catholicisme. En retour, des théologiens et penseurs catholiques dénoncent le "matérialisme" bouddhique. Notons pourtant l'admiration de nombreux missionnaires pour la piété des Tibétains et leur déférence envers le Dalaï-lama, qualifié de "pape jaune". Au XIXe siècle, l'anticléricalisme fait aussi usage du bouddhisme pour mener le combat contre l'Eglise. Ernest Renan loue les mérites du "Christ athée de l'Inde" et Jules Ferry voit en ses enseignements le possible socle d'une morale naturelle, non-religieuse. Le Bouddha est par la suite présenté comme un réformateur social, soucieux d'abolir les castes, voire un apôtre du socialisme. Bref, "chacun voit bouddha à sa porte" (Frédéric Lenoir).

Le mouvement de diffusion et d'implantation du bouddhisme en Occident commence à la fin du XIXe siècle et se renforce dans les décennies qui suivent. Outre le rôle de la filière intellectuelle (voir traduction des "Essais sur le bouddhism" par Suzuki) et celle des arts martiaux, il faut aussi souligner la venue de moines aux Etats-Unis, puis en Europe, ou encore l'influence de diverses personnalités dans les pays occidentaux. Un ensemble de conditions historiques et sociologiques se révèle favorable à ce mouvement. Alors que les nations occidentales déploient à l'extérieur leur puissance, la rationalisation des pratiques sociales, la sécularisation des sociétés et l'artificialisation des modes de vie sont à l'origine d'un certain nombre de refoulements. Refoulement de l'imaginaire et de la part irrationnelle de l'homme ; refoulement de la question du sens ; refoulement de l'intériorité. Ce "malaise dans la culture", pour citer Freud, génère la critique de l'American way of life, outre-Atlantique, et la violente mise en accusation de la "société bourgeoise" dans la vieille Europe. Cette crise de civilisation et ses symptômes provoquent un appel d'air (voir le mouvement hippie et la " Contre-culture").

Pour autant, on ne saurait voir dans le bouddhisme une forme de nihilisme athée, amoral et anti-occidental. C'est dans l'Inde des Brahmanes, éminemment spéculative, que le Bouddha a dispensé son enseignement et s'il ne prend pas position sur les questions métaphysiques ultimes (le Monde est-il éternel ? A-t-il été créé par un Dieu ?), c'est parce que toute réponse théorique serait nécessairement imparfaite et ne pourrait mener à l'Eveil. Le silence et la pratique s'imposent ; c'est l'intuition contemplative qui seule permet d'accéder à la Réalité ultime. Celle-ci est évoquée en termes négatifs ("Le non-né, le non-créé, le non-formé … ") et cette approche dite apophatique n'est pas sans rappeler la théologie négative des grands mystiques de l'Occident (de Denys l'Aréopagite à Maître Eckhart) et la manière dont ils évoquent la déité ("Dieu est une sphère dont le centre est partout et la périphérie nulle part"). Si le bouddhisme n'est pas une religion théiste, le Bouddha reconnaît l'existence d'êtres divins (mais aucun d'entre eux n'enseigne la délivrance) et il ne nie pas l'existence des démons, dont Mâra, le Tentateur. A proprement parler, le bouddhisme n'est donc pas un athéisme. Sur le plan éthique, il propose un ensemble de préceptes précis, discipline extérieure qui conditionne la discipline intérieure. A contrario, l'homme qui ne vit pas selon ces sages préceptes demeure sur un chemin qui mène à l'agitation, à la dispersion et à la confusion.

Il faut par ailleurs revenir sur ce que le bouddhisme nomme Nirvana, parfois compris comme un pur et simple anéantissement de la personnalité (l'Ego), au nom d'une doctrine morbide fondée sur la haine de soi, aux antipodes du modèle héroïque occidental. La traduction la plus juste de "Nirvana" semble être " extinction" : extinction des désirs et des passions, des pulsions de haine et de l'ignorance (les trois "racines amères" de la roue du temps et des naissances ou "samsara"). Le Nirvana désigne donc la Délivrance et l'Eveil, à réaliser dans le monde des phénomènes ; cette notion joue un rôle analogue à celle de l' Absolu dans la philosophie occidentale : ce qui est délié et achevé, au-delà de toutes les oppositions et de la dualité. Il ne s'agit pas de mener une guerre à l'Ego, défini comme un mode de conscience illusoire, mais de le dépasser par le haut. C'est là tout l'enjeu de la pratique. Elle a pour finalité de rompre avec un activisme désordonné au profit d'une action réfléchie, sans arrière-pensée, puis à une forme d'action détachée des fruits, spontanément efficace. La méditation est une action intérieure et le bouddhisme ne prône pas un idéal de passivité et moins encore un quelconque état de semi-hébétude chaotique. Là encore, des parallèles peuvent être faits avec différents penseurs et traditions d'Occident (voir Bergson et l'intuition, le quiétisme de Fénelon et de Madame Guyon).

Au final, il appert que l'attention accordée par nombre de personnes à la cause tibétaine, et l'intérêt plus général pour le bouddhisme, ne doivent pas être réduits à un exotisme frelaté ou à une vague thérapie, afin d'apaiser les nerfs malades des Occidentaux de la Modernité tardive. L'étude de cette spiritualité provoque bien des effets de résonance et elle pourrait amener la "senior pars" de notre communauté de civilisation à redécouvrir le fondement et l'horizon métaphysique de l'existence (notre "Orient intérieur" ). Le destin de l'Occident n'est pas de basculer vers l'Asie mais de renouer avec ce qui le fonde en propre et de se relier à l'Universel à partir de ses héritages philosophiques, théologiques et métaphysiques. Le XIVe Dalaï-lama indique à nos contemporains la voie à suivre : "Restez là où vous êtes". Cette sage recommandation n'interdit pas d'apporter son soutien au Tibet libre.

Abstract

It is in 1959 that Hergé publishes his « Tintin in Tibet ». In this twentieth adventure, the special envoy of the “Petit Vingtième” discovers the Tibetan high spirituality and he is the Host of the Dalai-lama. (the “Ocean of Wisdom”). Nine years earlier, the “Red China” took hold of this country, on the Roof of the World, and Peking imposes its tyranny there yet again. The issues at stake are beyond Himalayan geopolitics or the human rights question. Tibetan Buddhism is an authentic and original tradition. It is surely one of the ways to access the Universal, and the influence of this Far East on western countries and secular societies (the Max Weber's Disenchantment) could awake them in nostalgia of Being. According to the prominent historian Arnold Toynbee, the encounter between Buddhism and the West is the most significant event of the twentieth century. In fact, this history is much older; it has been are centuries that the West is in contact with the Buddha's Path and its teachings (the “Dharma”).




Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org). Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale, il participe aux travaux du Groupe PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) et du Centre d'Etudes et de Recherches de l'Ecole Militaire (CEREM).

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