par Edouard Pflimlin, le lundi 14 décembre 2009

L'idée d'une défense européenne, c'est-à-dire assurée par les Européens, remonte à l'après seconde guerre mondiale face au danger communiste soviétique. Mais le projet de Communauté européenne de défense échoue en 1954 et c'est l'OTAN sous la domination des Américains qui assure la défense de l'Europe. A partir des années 1980 l'idée de défense européenne resurgit et connaît des développements dans les années 1990. Mais l'OTAN demeure incontournable dans un contexte de budgets militaires en baisse. L'UE peut-elle donc avoir sa propre défense ?


La dépendance par rapport aux Américains a longtemps entravé l'idée d'une défense européenne. Un peu d'histoire.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Européens organisent leur défense : traité de Dunkerque en 1947 entre la France et le Royaume-Uni contre la menace allemande. Traité de mars 1948 de Bruxelles entre France, Royaume-Uni et Benelux qui n'est pas dirigé seulement contre l'Allemagne mais contre toute menace. Il crée l'Union occidentale qui est l'organisation militaire du traité de Bruxelles.

Enfin, le 4 avril 1949 est conclu le traité de l'Atlantique Nord avec les Etats-Unis, le Canada et les pays du pacte de Bruxelles. A partir de 1950, la structure de commandement de l'Union occidentale est dissoute, tandis que se met en place l'OTAN dotée d'un commandement intégré, le SHAPE.
Parallèlement les USA demandent le réarmement de l'Allemagne face au péril communiste. Par crainte d'une renaissance d'une armée nationale allemande, la France propose en octobre 1950 la création d'une armée européenne unifiée sous la direction d'une autorité supranationale unique (plan Pleven). Le projet de Communauté européenne de défense (CED) échoue en France en 1954 à cause de l'hostilité des Gaullistes et des Communistes. L'Union occidentale se transforme en Union de l'Europe occidentale (UEO) et l'Allemagne réarme. L'UEO joue un rôle en pratique nul en matière de défense. Et c'est l'OTAN, sous la tutelle des Etats-Unis, qui assure la défense collective de l'Europe.
Dans les années 1980 il y a un réveil de l'UEO. Les Européens prennent conscience avec la crise des euromissiles et la « guerre des étoiles » (défense antimissile) du président américain Reagan de leur dépendance par rapport aux Américains. Par la déclaration de Rome de 1984, un double objectif est assigné à l'UEO : définition d'une identité de sécurité européenne et harmonisation des politiques de défense des Etats membres. Réactivée, l'UEO n'est plus « la Belle au bois dormant des traités », elle assure en 1987-1988 des opérations de déminage dans le golfe Persique et en 1990-91 elle favorise la coordination des forces navales chargées de l'embargo contre l'Irak. Symboliquement, une brigade franco-allemande est créée en 1987.


A partir des années 1990, l'idée de défense européenne fait son chemin et connaît un certain essor.


Le traité de Maastricht de 1991 mentionne pour la première fois la perspective d'une défense commune à terme et précise que "l'Union demande à l'UEO, qui fait partie intégrante du développement de l'Union européenne, d'élaborer et de mettre en œuvre les décisions et actions qui ont des implications dans le domaine de la défense". Mais l'UEO doit renforcer le pilier européen de l'Alliance atlantique. Le lien est donc maintenu avec l'OTAN.

Le conseil des ministres de l'UEO réuni à Petersberg en juin 1992 définit les missions de l'UEO : missions humanitaires, maintien de la paix, mission de forces de combat pour la gestion de crises. Cependant malgré la définition d'unités militaires dépendant de l'UEO comme le corps européen créé en 1992, le rôle de l'UEO est très limité dans les crises des Balkans et elle ne joue aucun rôle dans la crise du Kosovo. En cause, les désaccords entre pays atlantistes et pays plus favorables à une défense européenne comme la France et l'Allemagne sur le rôle que doivent jouer l'UE et l'OTAN dans les crises.

Depuis 1998, le projet de défense européenne est relancé. Résultat de l'évolution de 3 pays : le rapprochement de la France avec l'OTAN ; la normalisation de l'Allemagne par rapport aux questions militaires ; le ralliement de la Grande-Bretagne à la défense européenne. La déclaration commune franco-britannique de Saint-Malo de 1998 marque un tournant : "L'UE doit disposer d'une capacité d'action autonome soutenue par des forces militaires crédibles" en matière de gestion de crises. Le conseil européen d'Helsinki (décembre 1999) lance la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) et décide de doter l'UE des outils de prise de décisions militaires : COPS ; comité militaire ; état-major militaire…

Il est décidé un objectif global (« headline goal »), en vertu duquel les Etats membres de l'UE seraient en mesure d'ici l'année 2003 de se doter de forces capables de mener à bien l'ensemble des missions de Petersberg dans des opérations pouvant aller jusqu'au niveau d'un corps d'armée (jusqu'à 15 brigades, soit 50 000 à 60 000 hommes).

L'avenir de la PESD, qui rencontre des succès, mais connaît des limites, est lié aux progrès sur l'autonomie de décision de l'UE et au développement de ses capacités.


La PESD rencontre des succès mais connaît de sérieuses limites


L'UE réalise ses premières opérations militaires à partir de 2003. Elle prend le relais de l'OTAN en Macédoine en 2003 et en Bosnie en 2004. Elle intervient en République démocratique du Congo en 2003 puis en 2006. Elle a été présente aux portes du Darfour avec l'opération au Tchad et en Centre-Afrique, Eurfor Tachad-RCA, qui s'est achevée en mars 2009, remplacée par l'ONU, en Géorgie après le conflit à l'été 2008 avec la Russie.

Elle a lancé le 8 décembre 2008 sa première opération militaire navale sous commandement britannique, l'opération UE Navfor Atalanta pour lutter contre la piraterie au large de la Somalie, grave menace à la communauté internationale et la sécurité d'une ligne maritime clé pour l'Europe et l'Asie.
En tout, une vingtaine d'opérations. Parmi ces opérations, elle développe aussi des opérations à caractère civil dans le cadre de la PESD avec 4 domaines d'actions prioritaires : police, soutien judiciaire, administration, protection civile. Ex : mission de contrôle de la frontière à Gaza, mission de police en Macédoine, mission « état de droit » en Géorgie…

L'UE développe aussi ses capacités d'intervention : l'objectif 2003 a été jugé comme atteint : l'UE doit pouvoir déployer en soixante jours la force de 60 000 hommes. En réalité ce n'est encore que virtuel. C'est pourquoi, l'UE s'est fixé un objectif plus réaliste : l'objectif global 2010 : il renforce sa capacité d'intervention rapide en créant 13 groupements tactiques de 1500 hommes mobilisables en 15 jours.

Elle a affiné avec d'autres objectifs décidés lors du Conseil européen de décembre 2008 : l'UE doit ainsi être capable, entre autres, de planifier et conduire simultanément deux opérations importantes de stabilisation et de reconstruction, avec une composante civile adaptée soutenue par un maximum de 10 000 hommes pendant 2 ans ! Mais aussi une opération civilo-militaire d'assistance humanitaire allant jusqu'à 90 jours, une douzaine de missions PESD civiles, etc…. !

Elle connaît cependant des limites. Elle dépend de l'OTAN pour mener des opérations lourdes comme c'est le cas en Bosnie selon les accords dits « Berlin plus » (2002) : l'OTAN fournit la chaîne de commandement. L'autre possibilité est de faire appel à un état-major national (cas en RDC en 2003 avec un commandement français). Elle ne peut mener seule des opérations de grande envergure telles celle du type de la guerre du Kosovo (1999) ou plus récemment en Irak ou Afghanistan.

Elle manque de capacités diverses : planification, moyens de transport stratégique, équipements sophistiqués… Cela est du à un effort financier insuffisant. La moyenne des budgets militaires des pays de l'UE est de seulement 1,31 % du PIB, niveau trop faible. Seules la Grande-Bretagne et la France font un effort significatif. Mais la crise va les conduire, eux aussi, à revoir à la baisse leurs dépenses.


Il faut donc faire des progrès dans l'autonomie de décision et dans les capacités d'action


Il faut une capacité autonome de planification opérationnelle : un centre opérationnel est actif depuis 2007 au sein de l'état-major de l'UE : il permet de planifier des opérations modestes (n'excédant pas 2000 hommes) : au-delà il faut encore faire appel à l'OTAN ou à un Etat comme la France. Mais la Grande-Bretagne est très réticente au projet d'état-major stratégique opérationnel européen que souhaite la France. Elle pense que c'est une duplication des moyens de l'OTAN, donc un coût inutile. Elle est hostile en réalité à une véritable montée en puissance de la PESD, alors que les Américains depuis février 2008 se font les avocats d'une défense européenne « plus forte et plus puissante ».

Développer les capacités militaires.

Des progrès – modestes - ont été faits sous la présidence française de l'UE en 2008 : décision de la modernisation des flottes d'hélicoptères des pays est-européens, mutualisation des moyens de transport stratégique en créant une unité multinationale d'A-400 M (l'Airbus de transport militaire en cours de développement qui a effectué son premier vol en décembre 2009 ), coopération navale autour des pays de l'UE possédant des porte-avions/porte-aéronefs (France, Grande-Bretagne, Italie, Espagne), formation commune des militaires avec l'idée d'un Erasmus militaire…

Mais cela suppose aussi un effort militaire plus important. Le nécessaire accroissement des budgets militaires a été rappelé lors de la réunion des ministres de la défense de l'OTAN à Budapest, le 9 octobre 2008. L'OTAN estime qu'il faut que ses pays membres accordent 2 % du PIB national aux dépenses militaires.

Mais plus de dépenses doit aussi s'accompagner d'un meilleur usage des budgets militaires. En effet, par exemple, avec 2 millions de soldats (un demi million de plus que les Etats-Unis), 70 % au moins des effectifs sont incapables d'opérer hors du territoire national. C'est du gaspillage.
Il faut aussi une politique commune en matière d'armement : les pays dispersent en effet leurs efforts. Ainsi il y a 23 programmes de véhicules blindés, 4 de chars, 2 d'avions (Rafale et Eurofighter)… Mais tandis que des responsables politiques - Français en tête - multiplient les déclarations volontaristes, la crise agit ainsi en sens inverse, exacerbant les intérêts nationaux. Depuis les décisions, prises dans les années 1980, de lancer à plusieurs les avions Transall, Jaguar ou A400M, les missiles HOT et MILAN ou les hélicoptères NH90 et Tigre, aucun nouveau projet n'a été lancé. Les industriels, mais aussi les militaires, soucieux de conserver toute la panoplie des outils de défense, sont réticents à l'idée de mutualiser et de spécialiser les forces européennes pour contourner la contrainte économique.

L'UE développe ses moyens militaires mais elle est encore loin d'une défense commune. Encore modestes, ses moyens ne lui permettent pas encore d'assurer sa seule sécurité. D'ailleurs la majorité des Etats européens le veulent-ils ? L'OTAN dominée par les Etats-Unis reste un facteur clé de la paix. C'est l'OTAN qui assure la défense collective de l'Europe. C'est d'ailleurs pourquoi la France s'est beaucoup rapprochée de l'OTAN ces dernières années et a s'est "réintégrée" presque complètement dans les structures militaires intégrées en avril 2009. Ce qui ne signifie pas d'ailleurs qu'elle ne maintient pas son indépendance, notamment en matière nucléaire.

Mais il ne faut pas perdre espoir : d'abord la PESD devient de plus en plus une politique européenne comme les autres (lire l'article de Bastien Nivet," La PESD 10 ans après, vers une politique européenne comme les autres ? ", revue Défense nationale et sécurité collective, août-septembre 2009)

Et la chance de l'Europe réside sans doute dans le traité européen de Lisbonne, qui est entré en vigueur le 1er décembre 2009 : d'une part, parce qu'il dote enfin l'UE d'un ministre et d'une politique étrangère commune sans laquelle l'Europe de la défense restera marginale ; d'autre part, parce qu'il comporte de nouveaux instruments pour la PESD comme la possibilité de créer des « groupes pionniers » appelés coopérations structurées permanentes, en matière de défense.

L'avenir de la défense européenne est donc encore à écrire...Alors que la nouvelle année commence souhaitons que les dirigeants européens se mettent à ce grand dessein, enfin !


Edouard Pflimlin est journaliste au Monde.fr (http://monde.fr/) et chargé de cours en relations internationales à l'université de Paris X Nanterre. 

Il est également l'auteur de l'étude pour la fondation Schuman "Vers l'autonomie des capacités militaires de l'Union européenne ?".

Dernier article publié : "Drones, la mort qui vient du ciel", Le Monde Diplomatique, decembre 2009, avec Laurent Checola.

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