par Bruno Vever, le mercredi 02 décembre 2009

La charte communautaire des droits sociaux fondamentaux, dont nous fêtons les vingt ans, est bien représentative de cette année 1989 qui marquait les deux cents ans de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et qui vit tomber le mur de Berlin.


Le vingtième anniversaire de la charte ne suscite sans doute pas la même émotion que celui de la chute du mur ou, plus loin de nous, de la prise de la bastille. Pourtant la charte s'est inscrite dans la même lignée, celle du rapprochement des hommes, en construisant un pont entre une Europe économique alors bien développée et une Europe sociale encore très évanescente.

Ce faisant, la charte renouait avec cet objectif essentiel qui avait tenu au cœur du grand inspirateur du marché commun, Jean Monnet : nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes.

Quand on se remémore les controverses sur l'Europe qui ont agité l'opinion ces dernières années, notamment les reproches d'une primauté sans freins du marché sur l'homme, et les crises à répétition qui ont suivi ces votes de défiance populaire, on voit bien qu'il ne s'agit pas là d'un point de détail qu'on puisse négliger. La charte fut un pas significatif dans la bonne direction, même si beaucoup d'autres restent encore nécessaires. Et à vingt ans de distance, trois leçons encourageantes méritent d'en être retenues.


Première leçon : ne désespérons pas des avancées tardives


Il est vrai que cette charte fut une initiative tardive. Adoptée au Conseil européen le 9 décembre 1989, elle fut postérieure de trente deux ans au traité de Rome de 1957. Le traité fondateur avait créé une Communauté économique, et non une Communauté économique et sociale. Le projet d'un marché commun ne prévoyait qu'un accompagnement social très mesuré (même s'il avait notamment justifié, outre un Fonds social européen, la création du Comité économique et social représentant les partenaires sociaux et la société civile).

Mais avec ce recul des vingt années, on voit bien que tout en venant tard la charte sociale européenne venait quand même utilement à son heure. Car en 1989 trois évolutions majeures la rendaient en toute hypothèse nécessaire.

D'abord, la progression alors très rapide du programme d'achèvement du marché unique à l'horizon 1992, relancé avec succès par Jacques Delors, impliquait à l'évidence un volet social mieux étoffé en vue duquel il avait aussi très opportunément relancé en parallèle le dialogue des partenaires sociaux européens. La charte venait donner tout son sens à un tel marché unique, en le mettant au service des attentes profondes des Européens eux-mêmes.

Ensuite une nouvelle ambition, l'union économique et monétaire, était programmée en cette année 1989 par le rapport Delors avec un plan en trois étapes qui connut la consécration historique que l'on sait. Voilà aussi qui posait sous un angle nouveau la question de la dimension sociale au sein d'une telle union.

Enfin, l'éclatement du rideau de fer en cette même année 1989 annonçait la réunification allemande et le grand élargissement à l'est, et allait donner lui aussi une dimension inédite aux enjeux de cohésion économique et sociale.

On le voit, en cette année 1989, même si la charte venait tard, elle venait à point nommé. Retenons donc cette première leçon : ne désespérons pas des avancées tardives.


Seconde leçon : ne calons pas à cause des controverses


La controverse fut vive lors de l'élaboration de la charte. Vive et omniprésente : sur son opportunité, sur sa signification, sur son contenu, sur sa portée et sur ses conséquences.

Jusque là, les affaires sociales étaient demeurées pour l'essentiel de compétence strictement nationale. La grande diversité culturelle et historique des pays européens expliquait aisément cette situation, qui persiste encore assez largement de nos jours, confortée aussi par les élargissements successifs.

En raison de ces grandes différences de sensibilité, la charte ne put être déclinée que sur un mode mineur. Certes on y trouve une énumération bien étoffée de droits (cf. emploi, mobilité, formation, conditions de travail, sécurité sociale, association, etc.) mais elle ne s'accompagne d'aucune règle précise à caractère directement contraignant, contrairement aux dispositions économiques et commerciales du traité. Il revient surtout aux juges et aux législateurs, tant européens que nationaux, de préciser les obligations juridiques qu'impliquent ces grands principes, et qui peuvent varier sensiblement d'un pays à l'autre.

Malgré ces précautions, il ne fut pas possible de réunir sur la charte un consensus des douze Etats membres de l'époque : le Royaume Uni entendit bien marquer sa différence. Mais les onze décidèrent d'avancer quand même. Et cette décision s'avéra être le bon choix, à tous égards.

Elle permit dans un premier temps d'adopter la charte pour les onze, ce qui était déjà beaucoup. Ceci fut aussi le point de départ d'un nouveau programme social européen. La charte devint également le référentiel d'une meilleure prise en compte de la dimension sociale par toutes les autres politiques européennes. Et elle fut un acquis non négociable pour les élargissements qui suivirent. In fine, neuf ans plus tard, un nouveau gouvernement britannique mit fin à la bouderie et l'entérina.

L'ultime effet de cette charte sociale aura été, last but not least, d'avoir largement inspiré la charte européenne des droits fondamentaux, plus ambitieuse encore, qui fut adoptée en parallèle au traité de Nice onze ans après, à l'ouverture du millénaire, et qui est dorénavant intégrée dans le traité de Lisbonne. Retenons donc cette seconde leçon : ne calons pas à cause des controverses.


Troisième leçon : ne négligeons pas le concours moteur de la société civile


La charte sociale a bien démontré aussi ce que la société civile peut apporter à la construction européenne quand on l'associe plus directement.

Il s'agit d'abord du premier exemple réussi d'un avis exploratoire du Comité économique et social, qui fut consulté fort opportunément par Jacques Delors pour préparer le terrain et réunir tous les matériaux nécessaires à l'édification de la charte, avant toute autre consultation et toute autre saisine. Voilà bien le meilleur usage qu'on pouvait – et qu'on peut encore – faire du Comité : le consulter en amont, alors que trop souvent il est consulté en parallèle à la saisine des codécideurs, ce qui pénalise bien sûr son poids consultatif réel.

Les partenaires sociaux aussi furent mis à contribution pour la charte et acceptèrent de jouer un rôle direct, à l'instar du législateur, dans sa mise en œuvre pratique. Sans leur concours à part entière, il n'aurait guère été possible d'adopter cette charte et de lui donner des résultats concrets. Cette charte contribua elle-même à intensifier le dialogue social autonome des partenaires sociaux européens, qui finirent par demander et obtenir ultérieurement, dans le traité de Maastricht, la pleine reconnaissance de leur capacité contractuelle, faisant de ces partenaires sociaux de véritables acteurs de la construction européenne. Cette leçon là aussi doit être retenue.

Et maintenant ? Au moins trois chantiers d'avenir…

Ces trois leçons peuvent nous aider à progresser dans d'autres domaines proches de la charte où nous sommes aujourd'hui aussi en retard, où nous avons aujourd'hui aussi des controverses, et où nous avons aujourd'hui aussi besoin de la société civile. Citons ainsi trois chantiers d'avenir où on retrouve bien tous ces critères :

Premier chantier : la charte des droits sociaux fondamentaux ne peut guère demeurer une exception européenne alors que le marché est devenu mondial, pour les Européens comme pour le reste de la planète. Cette globalisation implique de définir et de faire respecter des droits sociaux également à l'échelle internationale. Vaste programme, mais raison de plus de s'y atteler résolument, avec tous le poids de notre solidarité et de notre force de conviction commune sur la scène internationale.

Second chantier : l'union monétaire que nous avons construite depuis dix ans autour de l'euro ne pourra pas, sous peine des pires déboires, se priver éternellement d'une union économique qui implique également que notre contrat social soit mieux eurocompatible. Epineuse question, mais les épines seront bien plus douloureuses encore si on persiste à vouloir l'ignorer.

Troisième chantier : l'achèvement d'un véritable marché unique, qui reste encore devant nous, ne pourra pas être atteint puis sauvegardé sans la mise en place de services publics européens, capables d'assurer pleinement notre identité européenne, notre cohésion européenne et notre sécurité européenne par delà les particularismes administratifs nationaux. Impertinente question aux yeux des ultras de tous bords, tant souverainistes que libre-échangistes, et donc très pertinente pour tous les autres Européens !

Vu sous ces angles, voilà un vingtième anniversaire en fin de compte bien rafraîchissant. Vingt ans, c'est surtout un âge prometteur même pour une charte sociale !


Bruno Vever est secrétaire général d'Europe et Entreprises.
http://www.europe-entreprises.com

Il est co-auteur avec Henri Malosse du livre "Il faut sauver le citoyen européen" aux Editions Bruylant

Organisations en lien avec Fenêtre sur l'Europe :