Panayotis Soldatos, le 6 juin 2017

La toute récente campagne présidentielle française a projeté les feux de la rampe sur la construction de l’Europe, thème qui, par le passé, s’éclipsait ou était d’une apparition furtive lors des joutes électorales, au profit de questions dites «nationales», souvent de politique interne, et ceci sans égard à la réalité contemporaine, marquée par des réalités «intermestiques», consacrant l’alliage d’interdépendance incontournable de l’interne (du «domestique» dans le jargon anglo-saxon) et de l’international, en l’occurrence de l’européen. En effet, face à la pression des  extrêmes (de droite et de gauche), farouchement europhobes, le candidat Emmanuel Macron, aujourd’hui président, a su imposer un discours européen, appuyé sur la rationalité socio-économique, innovante et gagnante, de l’intégration européenne, grand marché unique et zone monétaire, rempart face aux vagues incessantes d’une économie globalisée, soumise, de surcroît, aux pressions directionnelles de grandes puissances mondiales, revêtues de l’habit d’État-nation à capacité décisionnelle intégrée (Chine et États-Unis, sans  certes, oublier des économies émergentes, devenues puissances émergentes, telles que l’Inde et  le Brésil) : il a ainsi réussi à «enfermer» ces extrêmes dans la posture obsolescente du protectionnisme économique et du souverainisme politique.

    Cela dit, et malgré cette bouffée ponctuelle d’oxygène apportée dans ce processus électoral français, aux potentialités de déclencheur de  certaines réformes de l’Union,  le débat européen demeure, aujourd’hui, stagnant,  polarisé, sous les effets d’un populisme électoral de désinformation et de démagogie, autour d’un faux dilemme sociétal, savamment introduit et entretenu au cœur de l’expérience intégrative européenne par les europhobes, dans la foulée de la crise économique mondiale des années 2008 et suivantes : «austérité ou solidarité de développement?». Et pourtant, dans la réalité que connaissent nos sociétés dans la globalisation, ces deux pôles conceptuels, loin d’être antinomiques, se conjuguent, ici, dans un enchaînement d’étapes, où l’austérité,  approche d’assainissement macro-économique imposé à certains pays de l’Union, suite, justement, à leurs dérapages de déliquescence socio-économique, vise, par un alliage à des mesures de restructuration rationnelle de l’économie et des autres dimensions sociétales, à permettre le passage, structuré, stable  et viable, à l’ère de la compétitivité et de la croissance.

     Cette controverse «austérité-solidarité», devenue, de la sorte, dysfonctionnelle pour la marche de l’UE, oppose deux groupes de pays de l’Union et renvoie  à des considérations de «rationalité économique» et de «légitimité politique». En effet,  il y a, tout d’abord, tous ceux (États membres) qui, fragilisés par leur propre incapacité systémique et déliquescence socio-économique, rêvent d’une Union-providence qui, sous la noble enseigne de solidarité, leur assurerait le transfert de richesses créées chez les pays membres socio- économiquement «vertueux», avant même qu’ils ne tentent et réussissent, eux-mêmes, des réformes, certes, initialement douloureuses, mais, ô combien incontournables pour la mise sur pied de structures garantissant leur développement autonome et, au besoin, l’impact positif et pérenne d’un éventuel régime de transferts de solidarité (aide financière; transferts fiscaux; gestion commune, voire mutualisée de la dette; etc.). La  réplique leur est donnée par le  second groupe de ceux (l’Allemagne en tête) qui, ayant gagné la pari de la santé macro-économique et des réformes structurelles réussies, dans la voie de la  compétitivité et de la croissance, ne souhaitent pas soumettre leurs économies à cette hémorragie de richesses vers des «puits sans fond» (de pays incapables de procéder aux nécessaires réformes préalables de leur tissu économique), ni faire fi des principes de   légitimité  politique nationale, en l’absence de fédéralisme européen, pour  imposer à leurs citoyens le fardeau fiscal et, plus largement, socio-économique d’une telle transfusion de ressources financières. Ainsi, persister (au niveau du premier groupe) dans la «diabolisation» de l’approche  de réformes profondes d’assainissement socio-économique  que l’on rejette dans la corbeille des mesures  qualifiées d’austérité, placerait l’Union devant deux choix : celui du «standstill» d’affaiblissement généralisé de l’économie européenne, voire de la paralysie, et, éventuellement, de la dilution libre-échangiste; celui d’un sursaut de regroupement des pays vertueux au sein d’un autre schéma intégratif, qui laisserait sur le  bas-côté des partenaires en déliquescence socio-économique, devenus encombrants et risquant, de ce fait,  d’aggraver  la dérive  de tout le système de l’Union.  

Aujourd’hui, à l’issue de cette élection présidentielle et dans l’attente, notamment, d’autres élections nationales importantes à l’intérieur du périmètre de l’Union européenne (celles en Allemagne demeurant cruciales pour l’orientation et l’issue de ce débat), nous souhaitons espérer que cette  visibilité de l’UE lors de la campagne présidentielle française aura un effet d’entraînement-enchaînement pour une vraie relance du débat européen, moins sur les lignes défensives des tranchées de la rationalité socio-économique et du  caractère «utilitaire» actuel de l’intégration européenne que sur les crêtes de sa refondation-redirection, en vue de son  redéploiement dynamique et innovant, surtout dans le contexte de la quatrième révolution industrielle (plus largement technologique), qui menace les retardataires, dans l’adaptation-restructuration qualitative de l’économie, de périphérisation. Car, si le débat électoral français s’est, pour l’essentiel, limité à une évaluation, tantôt europhobe, tantôt euro-enthousiaste, du bilan de la construction européenne et revint, dans la foulée, sur quelques idées éparses, déjà enregistrées par le passé, d’efficacité institutionnelle et de remèdes de solidarité-légitimité (réduction du déficit démocratique de la zone euro; création d’un poste de Ministre des finances de la zone et établissement d’un budget européen conséquent; mutualisation progressive de la dette et lancement d’euro-obligations; redynamisation du couple franco-allemand; etc.), il importe et devient urgent, maintenant, de  se pencher activement, sans complaisance et tentations de procrastination, sur le contenu, la méthode et les étapes d’une refondation-redirection  complète  du processus d’intégration européenne, vu que l’UE, dans sa forme et composition actuelles, a peine à relever les défis de la globalisation auxquels, pourtant, s’ordonne, à la fois  par sa philosophie de rééquilibrage du système international et par son ambition de maîtriser les pressions incessantes d’un monde globalisé de compétitivité économique  exacerbée et de grandes  convulsions  géopolitiques.  

Dans cet enchaînement  d’idées, notre thèse, ici, est que l’UE ne pourra se réformer que si, au-delà des murs des égoïsmes nationaux, érigés tout au long de la vie d’une Union sans cesse élargie, hélas, dans un contexte de mouvance de fuite en avant complètement irrationnelle, car hâtive et laxiste, les États membres et, plus précisément, un nombre restreint d’entre eux, ceux qui «peuvent économiquement et veulent politiquement» se disent (comme l’ont fait, encore que de façon déclaratoire et à des fins symboliques,  les ministres des Affaires étrangères des six pays fondateurs de la CEE, à Rome, le  9 février dernier) et, surtout, sont réellement «prêts à relancer le projet européen, à bout de souffle, quitte à laisser certains États membres sur le bas-côté», ceux qui ne peuvent pas économiquement ou  ne veulent pas politiquement d’une  union politique. Pour ces pays «vertueux» du «noyau dur», rater un tel rendez-vous avec l’histoire équivaudrait à l’abandon du rêve fondateur d’une «Europe puissance» et à l’installation dans un  processus d’érosion lente, mais certaine, de l’Union, notamment dans ses volets économiques et monétaires et ses assises de légitimité, au risque de dilution dans une vaste zone commerciale, privée des nécessaires leviers institutionnels-décisionnels pour faire face aux défis de cette quatrième révolution industrielle d’un monde globalisé, source intarissable d’opportunités et de vulnérabilités en proportion.

    Dans une UE déjà effilochée  par la crise des années 2008 et suivantes et la perspective du Brexit, la refondation en cercle restreint, quitte à conserver pour les autres membres l’espace du grand marché unique et certaines avancées d’union économique, nous paraît impérative, même si, presqu’à l’unisson, le discours politique ne semble pas prêt à un tel saut qualitatif, mais affiche toujours des signes d’inertie ou, au mieux,  des velléités de réforme à 27 (après le Brexit), craignant de grandes fissures et secousses  dans les rangs politiques  des systèmes nationaux et, également, dans les relations intra-européennes, politiques et, également,  de grand marché, en cas de projet de  «chambardement»  de l’ordre institutionnel de l’UE, avec un nouveau traité et une articulation, certes, délicate et ardue des membres du cercle extérieur  à celui d’ une Europe fédérée.

    Et pourtant, le maintien du système actuel n’est ni fonctionnel, ni garanti sur le long terme, avec, en cours de route, d’énormes risques de succession de   périodes de stagnation prolongée et de périodes d’érosion profonde.

    a.- Sur le plan sociétal, l’asymétrie de partenaires de l’Union et de sa zone euro, mesurée, notamment,  en termes de  compétitivité et de facteurs y conduisant (facteurs portant, entre autres, sur: la santé macro-économique; la capacité d’entrée viable dans la quatrième révolution industrielle; la flexibilité du marché du travail; la performance du  système fiscal; la présence d’une administration publique réduite, flexible et de grande mobilité; le niveau élevé d’éducation et de recherche et l’articulation serrée aux  besoins de l’économie; l’efficacité du système judiciaire; etc.) continuera à provoquer  de sérieuses distorsions de flux dans le grand marché  et dans l’union monétaire et empêchera  le passage à l’union économique totale, condition «sine qua non»  pour une union monétaire viable et pérenne. Car, à l’usage, nous constatons, en effet, que le pari du traité de Maastricht, imposé, du reste à l’Allemagne --  celle-ci voulant, initialement,  inverser la séquence, et établir  «l’union économique pour l’union monétaire» -- , n’a pas eu le résultat escompté dans la zone euro : s’appuyant  sur des «critères de convergence», appliqués, du reste, dès le  départ, avec laxisme (dérogeant, notamment, quelques fois, à celui du niveau  de la dette ou demeurant laxiste devant les déficits budgétaires excessifs), et malgré l’arsenal d’encadrement échafaudé avec le Pacte de stabilité et de croissance et  ses règles d’accompagnement-développement, on n’a pas pu homogénéiser suffisamment les économies des membres de la zone. La dernière grande crise économique et les «décrochages» de plusieurs pays (la Grèce en tête) de cette discipline macro-économique, combinés au manque de réformes rigoureuses d’accompagnement, témoignent de l’impact désintégratif de cette asymétrie et de cet entêtement à vouloir conserver la constellation actuelle d’États dans le même système et avec les mêmes attentes.

    b.- Sur le plan, politique, l’urgent transfert de richesses, correctrice des asymétries (notamment, les plans de sauvegarde, aujourd’hui, l’éventuelle et progressive  mutualisation de la dette, demain), concevable dans une union économique à caractère étatique, manque, dans l’UE, de la «légitimité institutionnelle» et plus largement politique que lui conférerait l’appareil démocratique d’un système étatique fédéral. Et quand on évoque, dans l’actuelle UE, à la défense de transferts financiers  Nord-Sud, les exemples  des  États-Unis (transferts vers les États fédérés) ou du Canada (transferts vers les provinces fédérées), dans des mécanismes de rééquilibrage de solidarité (péréquation etc.),  on manque de souligner la condition systémique d’ordre politique qui les légitime : l’existence  d’un système fédéral. C’est seulement dans un fédéralisme politique que l’on pourrait, légitimement et sans déficit démocratique, établir le «fédéralisme économique de solidarité», dont on aurait besoin à l’Est et  au Sud européens. Que l’on ne s’étonne donc pas de ces vagues d’euroscepticisme, voire d’europhobie, suscitées chez les pays prestataires de telles ressources en  transfert.

Dans la foulée de  cette exégèse du devenir de l’UE et des clivages présents en son sein, devoir nous est de constater qu’une Europe restreinte et fédéralisée que nous appelons de nos vœux n’accueille pas, aujourd’hui, les faveurs d’une masse critique d’États membres, placés, au contraire,  dans une constellation opaque de discours flou et de procrastination, qui comporte, en cascade, des conceptions intégratives divergentes, des intérêts fragmentés, des idéologies rigidifiées, des volontés atrophiées, des visions obstruées, des intentions simplement velléitaires, des prudences excessives et de régression.   

    a.- Il y a, d’abord, des pays qui considèrent ou explorent l’évolution vers «plus d’Europe», tant  sur le plan socio-économique qu’au niveau politique : on en parle, par exemple, en Allemagne, dont les élites politiques ont, par le passé, introduit des projets de fédéralisation de l’Union; on s’y réfère, également, dans les autres membres fondateurs de l’Europe de Six et chez d’autres partenaires de l’ Europe élargie, sans, toutefois, pointer, toujours et nécessairement, vers la formule fédérale. C’est, plutôt, de façon pragmatique que l’on avance le souhait d’accélérer le rythme de l’intégration dans  une UE à «géométrie variable», issue d’un processus intégratif «à plusieurs vitesses» (la zone euro, l’espace Schengen, la politique commune d’immigration et d’asile,en sont des exemples) et  comptant, parfois, sur des «coopérations renforcées lato sensu», dans l’espoir d’entraîner, progressivement, dans leur sillage, d’autres membres, voire , in fine, tous les autres membres : il s’agit, à cet égard, d’une «géométrie variable de transition», inscrite dans un même schéma d’intégration «à plusieurs vitesses» (tous pouvant être présents à l’arrivée).

    Cet «étapisme» dans la géométrie variable  est sous-tendu par la prise en compte d’une double réalité : dans les pays qui  sont favorables ou explorent la faisabilité d’une union politique, on est en présence d’élites  (et de  populations) qui  ne paraissent  pas mûres pour un saut immédiat vers une  Europe fédérale, probablement restreinte en termes de membres, n’étant pas prêts à assumer les coûts politiques de nouveaux et importants transferts de droits souverains à l’UE, ni capables de pédagogie sociétale rigoureuse vers des populations qui n’appréhendent pas avec clarté la rationalité impérative et urgente d’un grand ensemble européen d’union économique et politique dans un monde globalisé et de grandes puissances. Par ailleurs, les  pesanteurs de l’inertie y sont importantes et, pour le moment, on s’en accommode, dans l’attente de jours meilleurs.

    b.- À l’autre extrême de l’éventail, on trouve des pays  aux tendances souverainistes, sectorielles ou globales, manifestées, en général, moins  dans une version idéologique rigide, mais étant  davantage alimentées, dans cette europhobie, par des considérations historico-politiques ou d’orientation  sociétale, souvent accentuées par les considérations électoralistes de courants populistes de protectionnisme-nationalisme. Ces pays visent, en général, à la sauvegarde de portions de souveraineté dans des champs sélectifs d’intérêt national, à l’exemple des dérogations accordées, par  des Protocoles rattachés au traité UE (TUE), à certains d’entre eux et sur certains pans d’intégration, sauf dans le cas  du Royaume-Uni, qui, entré dans la voie du Brexit, rejette  d’emblée l’existence d’un système superposé d’intégration politico-institutionnelle et, «a fortiori», d’union politique. Dans ce groupe de pays, on  se contente, avec, certes, des variations, des avantages d’une participation à l’intégration économique et on s’oppose ou nourrit  un profond scepticisme face aux projets d’unification politique,  craignant, de surcroît, de devenir, en cas de fédéralisation restreinte, les membres périphériques  du schéma, poussés vers le cercle extérieur d’un  «noyau dur» fédéralisé, aux contours, pour eux, incertains.

    c.- En marge de ce clivage, du reste aux frontières floues et aux appartenances parfois fluides, il y a des États membres de l’Union, surtout, du Sud européen, qui pourraient  considérer – ou considèrent déjà — la fédéralisation de l’Europe, avec tous les avantages de développement, de transferts de richesses, de plus grande sécurité intérieure et extérieure, de poids collectif international supérieur  y afférant. Cela dit,  la plupart de ces pays, même s’ils réussissaient à surmonter des obstacles de politiques interne  pour appuyer  la construction d’une Europe fédérale, probablement par étapes, savent très bien qu’ils ne sont pas «à  niveau», sur le plan socio-économique et de la capacité politico-administrative, pour devenir membres de la première heure (ils voudraient, mais ils  sont conscients de leur inéligibilité dans le court et moyen terme) et, dès lors, craignent  le  risque de demeurer en dehors de ce périmètre et de subir ainsi un déclassement de statut et une  éventuelle marginalisation : aussi,  se cantonnent-ils, timorés, dans l’immobilisme actuel, voire, dans certains cas,  s’objectent à une marche accélérée des autres.

Rendu à l’épilogue de notre réflexion d’actualité et de «futuribles», force nous est d’admettre, dans une note de pessimisme teinté, malgré tout, d’espoir (l’actuelle posture de politique internationale du président Trump pourrait contribuer au déclenchement de quelque élan fédérateur en Europe),  que cette constellation asymétrique d’une Union élargie, devenue, au fil des ans, fort hétérogène, augure mal pour d’éventuels pas décisifs, à cours et à moyen terme, vers une fédéralisation dans une autre Europe, à «noyau dur», pourtant impérative, urgente, incontournable pour éviter la lente désintégration. Ceci d’autant plus que le discours politique et ses réverbérations vers les populations  ne révèlent, pour le moment, qu’un faible ressort de sursaut, celui, incertain et insuffisant, des «coopérations renforcées», à la carte et non-programmées, sans impact déterminant sur une UE en dérive, car sectorielles, fragiles, sans capacité suffisante d’enchaînement rationnel, harmonieusement intégré dans l’acquis européen. Hélas, soixante ans après le grand lancement institutionnalisé de l’intégration européenne (CEE), les leaders des États membres n’ont toujours pas su s’approprier de la  philosophie et de la pensée créatrice des pères de l’Europe pour bâtir, dans un esprit de vision et d’innovation,  sur les acquis des enseignements de l’histoire et du long processus d’intégration européenne : aussi, sont-ils devenus les gestionnaires statiques d’un héritage, pourtant en quête de visionnaires volontaristes de déploiement.

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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