par Jean-Sylvestre Mongrenier, le lundi 06 août 2007

Dans son discours de Dakar (Université Cheikh Anta Diop, 26 juillet 2007), Nicolas Sarkozy a utilisé l'expression, quelque peu surannée, d'" Eurafrique". La presse africaine a par ailleurs commenté le refus du président français de tout acte de repentance. Nous lui en sommes gré. Les phénomènes de conquête sont ancestraux – Sumer et Akkad sont les premières formations historiques conquérantes – et l'on ne voit pas pourquoi la damnation serait réservée aux derniers en date. La partie du discours présidentiel sur "l'homme africain (qui) n'est pas assez entré dans l'Histoire", "immobile au milieu d'un ordre immuable", est plus discutable. D'abord parce que le destin de l'homme occidental, délié de toute instance métaphysique, semble être d'osciller entre mauvaise conscience et autosatisfaction. La "conscience historique" des Modernes ne serait-elle que la Chute sublimée ? Ensuite parce que l'Afrique n'est en rien immobile. Elle est en proie à une accélération de l'histoire, une histoire chaotique et irréductible au "grand récit" du Progrès.


L'avènement de l'"Eurafrique" serait la commune destinée de l'Europe et de l'Afrique subsaharienne. Historiquement daté, ce concept est utilisé par le géopolitologue allemand Karl Haushofer (1869-1946), dans le cadre de la réorganisation du "cadastre planétaire" qu'il prône entre les deux conflits mondiaux, nouvelle "guerre de trente ans" qui met à bas l'hégémonie des grandes nations européennes. La quasi-totalité du continent noir est alors partagée entre quelques puissances coloniales, France et Royaume-Uni en tout premier lieu, en mesure d'imposer leur ordre. L'"Eurafrique", en tant que représentation géopolitique, s'enracine dans le discours stratégique français, des années quarante aux années soixante. Pour Hervé Coutau-Bégarie, il s'agit là d'un discours de compensation appartenant au champ des stratégies déclaratoires qui visent "à transformer l'espace en moyen, faute de disposer des moyens actifs de la puissance" (cf. Bréviaire stratégique, Institut de Stratégie Comparée, 2003, p.70).

Dans le contexte de la décolonisation et des résistances qu'elle suscite, le recours au concept eurafricain vient conforter le discours de l'"Algérie française". Avec la décolonisation, cette référence s'efface et la " Françafrique" n'est qu'un tardif écho de ce qu'a pu être l'imperium européen sur le continent noir. Au fil de la Guerre froide, l'enjeu prioritaire est de contrecarrer la poussée soviétique, notamment en Ethiopie et dans les ex-colonies portugaises (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau).

Dans les années d'après-Guerre froide, la vision stratégique de l'Afrique se réduit à l'économique et à l'humanitaire. Les réalités africaines se sont depuis rappelées au bon souvenir des Occidentaux et l'heure est aux révisions stratégiques. Guerres ethniques et "milicianisation" des sociétés prolifèrent sur les ruines d'"Etats importés", souvent dépourvus de légitimité, et les " catastrophes humanitaires" provoquent d'importants flux de réfugiés. La poussée islamiste laisse à craindre l'installation de réseaux terroristes, plus ou moins liés à la mouvance Al-Qaida, et les grandes puissances, anciennes et nouvelles, rivalisent entre elles, sur fond de luttes pour l'accès aux ressources énergétiques et aux minerais stratégiques. Bref, le continent africain est de plain-pied dans l'Histoire. Au vrai, n'imaginons pas l'Afrique d'antan comme un Eden précolonial. Remémorons-nous la geste conquérante de Shaka et des Zoulous.

Les représentations excessivement globalisantes ne sont guère opérationnelles. La défense et la promotion des intérêts européens en Afrique – ceux des Etats et ceux de l'Union européenne en tant que telle – requièrent donc une vision précise et sélective des espaces et des territoires. L'aire géostratégique au sein de laquelle les Européens, dans différents cadres d'action (nationaux, euro-atlantiques et onusiens) sont appelés à exercer pleinement leurs responsabilités est comparable à un vaste parallélogramme. Cet espace est délimité par la Méditerranée au nord, l'Atlantique et le Golfe de Guinée à l'ouest, l'ensemble mer Rouge-Péninsule Arabique-Golfe Persique à l'est. En Afrique australe, la République Sud-africaine est susceptible d'assumer son rôle de puissance régionale, en partenariat avec les grandes puissances.

Dans cette aire de responsabilité, le Golfe de Guinée et ses pays producteurs d'hydrocarbures (Gabon, Nigéria et Angola) sont importants pour l'approvisionnement énergétique de l'Europe et des Etats-Unis. La capacité des Occidentaux à y intervenir militairement, en dernière instance, conditionne la libre-circulation des flux. Stabilité politique et sécurité énergétique sont les maîtres mots. A l'est, la Corne de l'Afrique est soumise à une vigoureuse poussée islamiste. La Somalie est l'un des fronts de la Global War on Terror et les Etats-Unis y soutiennent l'engagement militaire éthiopien. Significativement, le Pentagone considère que le Moyen-Orient et la Corne de l'Afrique relèvent d'une même aire géostratégique, l'Asie du Sud-Ouest. Depuis 2002, les militaires américains sont présents à Djibouti, longtemps considéré comme une place-forte française (cf. la "Combined Joint Task Forces Horn of Africa"). Les enjeux pétroliers ne sont pas absents (exportations pétrolières depuis Port-Soudan et passage du détroit de Bab-el-Mandeb).

Depuis les côtes atlantiques de l'Afrique jusqu'à la mer Rouge s'étire l'aire saharo-sahélienne. On y redoute l'installation de réseaux terroristes, d'où un fort engagement des Etats-Unis, avec l'"Initiative transsaharienne de lutte contre le terrorisme". Placé sous les feux de l'actualité en raison des drames et massacres du Darfour, le Soudan participe de cette aire saharo-sahélienne. Les pays européens, via l'Union européenne et l'OTAN, y soutiennent l'action de l'Unité africaine. Pour limiter l'extension géographique du conflit du Darfour au Tchad et à la Centrafrique, la France et l'Union européenne préparent le déploiement d'une force, également destinée à faciliter une solution politique régionale, en liaison avec l'Union africaine et l'ONU (décision du 23 juillet 2007). Au sud du vaste Soudan, l'Union européenne est engagée depuis plusieurs années dans la stabilisation de la République Démocratique du Congo (de l'opération "Artémis" à l'Eufor RD-Congo).

L'implication des Européens dans les conflits et processus politiques africains accompagne la montée en puissance de grands acteurs étatiques. On songe aux Etats-Unis dont la présence multiforme devrait déboucher sur la mise en place d'un grand commandement opérationnel, l'Africa Command. Dans leur sillage, l'OTAN pourrait s'investir davantage dans les affaires africaines, réorientation subordonnée à l'accord des alliés européens. La Russie ne néglige pas non plus l'Afrique et fait figure de "parrain" du Soudan, au sein des Nations unies. L'Inde utilise le relais de sa diaspora africaine (Afrique du Sud et Afrique orientale). Mais l'essentiel n'est pas là. C'est la Chine de Pékin, avec ses puissants appétits, qui défie les puissances occidentales (voir le sommet Chine-Afrique de Pékin, 3-5 novembre 2006). L'Afrique (Angola et Soudan) assure d'ores et déjà 30% des approvisionnements pétroliers de Pékin qui, à la différence des Occidentaux, ne subordonne son aide à aucune conditionnalité politique.

Présence et efficacité des Européens en Afrique subsaharienne impliquent mutualisation de la puissance et cadres d'action communs. La France reconfigure son dispositif militaire et cherche à européaniser le programme RECAMP (Renforcement des Capacités Africaines de Maintien de la Paix). La Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD) est mise en oeuvre, on l'a vu, en République Démocratique du Congo ainsi qu'au Soudan. En 2005, le Conseil a adopté une "Stratégie de l'UE pour l'Afrique" et l'Union européenne apporte son soutien à l'Union africaine dans l'édification d'un système régional de sécurité collective. Aujourd'hui, le financement et le déploiement d'une force européenne au Tchad et en Centrafrique sont un nouveau test de la commune volonté des Européens de peser sur le cours des évènements.

Les ambitions de l'Union européenne en Afrique et l'investissement des Etats-Unis sur ce continent ne vont pas sans rivalités, tant entre nations européennes que de part et d'autre de l'Atlantique. Pour autant, les rivalités diplomatiques et économiques ne sont pas des relations d'hostilité, au sens le plus polémologique du terme. Il importe donc de maintenir la cohérence d'ensemble des initiatives occidentales, aux plans diplomatique, militaire et humanitaire. L'un des enjeux transatlantiques des temps présents consiste à donner forme à un "Axe du Bien", sans démesure ni arrogance, pour soutenir les processus de paix et le développement de l'Afrique. La légitime poursuite de ses intérêts propres et le respect de règles de juste conduite ne sont pas mécaniquement antagonistes. L'action commune de Paris, Londres et Washington au Conseil de Sécurité, pour faire voter le déploiement d'une force mixte ONU-Union africaine (résolution du 31 juillet 2007), en apporte la preuve.



Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles). Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

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