par Jean-Sylvestre Mongrenier, le jeudi 21 janvier 2010

Texte complémentaire de l'interview-TV pour « Fenêtre sur l'Europe » réalisée le 18 janvier 2010). Entretien avec Jean-Michel Floc'hlay.


1-Avec l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, en 1999-2000, est-il possible d'évoquer un renouveau du culte de la « Russie-puissance » ?

De fait, le culte de la « Derjava », c'est-à-dire de la puissance étatique et militaire russe, est un classique de l'histoire russe lorsqu'on l'appréhende sur la longue durée. Il suffit pour cela de se référer au fameux « testament » de Pierre le Grand et de le confronter aux discours en vogue à Moscou. Il est ainsi possible de mettre en évidence un « trend » séculaire (une tendance lourde) depuis les XVe-XVIe siècles, lorsque les grands-princes de Moscou se libèrent de la domination asiatique (les hordes mongoles) et se lancent dans une longue entreprise d'expansion territoriale. Cette période initiale correspond aux règnes d'Ivan III (1462-1505) et d'Ivan IV, dit Le Terrible (1533-1584).

Cet expansionnisme qui mue la principauté de Moscou en un Etat-continent est perpétué par les Tsars puis il est repris par Staline qui porte la « Russie-Soviétie » à son apogée territoriale. Ces temps longs de l'histoire sont entrecoupés de périodes d'affaiblissement et de décadence comme le Temps des troubles (1584-1613) ou les années qui suivent la défaite dans la guerre de Crimée (1853-1856) ; le parallèle avec la dislocation de la « Russie-Soviétie » et la décennie 1990 s'impose de lui-même. Les politiques de libéralisation de l'ère Eltsine sont ensuite dénoncées et le paradigme de la transition ne rend plus compte de la Russie, placée sous l'incertain duumvirat Medvedev-Poutine.

Les cycles de puissance s'ordonnent de la manière suivante : la quête de puissance étatique et guerrière mène à une grave défaite et à un effondrement national ; un mouvement de réformes s'ensuit jusqu'à ce que l'obsession de la puissance reprenne le dessus. C'est ce que l'on peut observer durant les deux mandats présidentiels de Vladimir Poutine (2000-2004 ; 2004-2008), suite aux années Eltsine, avec la réémergence d'une forme d'autoritarisme patrimonial et un mouvement de reconstitution de la puissance russe. Cela dit, il y a un écart entre les rhétoriques de puissance d'une part, les réalités de la Russie contemporaine d'autre part.


2-Toutefois, cette puissance russe n'est-elle pas dépourvue d'armée solidement constituée et compétitive ?

Nonobstant la démonstration de force que la Russie a voulu administrer en Géorgie, en août 2008, la puissance militaire de cet Etat est largement amputée. L'armée russe a étalé ses points faibles et dysfonctionnements parmi lesquels nous mentionnerons la vétusté du matériel et les lacunes des systèmes de communication, la faiblesse des moyens satellitaires et la relative inefficacité de l'aviation (6 ou 7 appareils russes ont été abattus). A cet égard, il faut souligner le retard pris par l'aviation russe dans le domaine de la stratégie aérienne moderne et de l'« hyper-guerre » aérosatellitaire. Les avions russes sont de bons appareils mais un avion de combat n'est aujourd'hui que l'une des composantes d'une vaste « bulle » technologique et informationnelle et ce sont ces capacités qui font défaut à l'armée russe. Plus généralement, les budgets militaires (à peu près équivalent aux dépenses militaires françaises, en ordre de grandeur) ne sont pas à la mesure des immensités géographiques et des milliers de kilomètres de frontières ; en la matière, l'espace est un réducteur de puissance.

Cela dit, l'armée russe a prouvé sa capacité à mener une opération de force au-delà de ses frontières, sur le territoire géorgien. Au regard des ambitions russes dans l' « étranger proche », c'est cela qui compte. La Russie n'a certes pas la capacité de « jeter » des milliers de blindés dans la trouée de Fulda, comme aux grandes heures de la Guerre froide, mais ce n'est pas ainsi que la question de la puissance militaire russe doit être abordée. L'enjeu, du point de vue du Kremlin, est de pouvoir appuyer au plan militaire une stratégie multidimensionnelle dans son « étranger proche » (un « mix » de pressions politico-énergétiques, d'incitations monétaires, de manipulation des réseaux de connivence hérités de l'ère soviétique, de « barbouzeries » diverses, voire le recours à la cyberwar ainsi que cela a pu être constaté en Estonie).


3- Quels sont les territoires sur lesquels s'exerce cette puissance russe ?

Appréhendée en termes globaux, l'ambition géopolitique du Kremlin consiste en une réaffirmation de la puissance russe dans l' « étranger proche », on l'a dit, ce qui correspond peu ou prou à l'aire post-soviétique ; l'expression en usage est plutôt celle de « sphère de responsabilités privilégiées ». Ces espaces correspondent à la Biélorussie, à l'Ukraine et à la Moldavie sur les frontières occidentales de la Russie, au Sud-Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) et l'espace Caspienne-Asie centrale (l'ancien Turkestan occidental). L'ensemble de ces territoires correspond à ce que les eurasistes considèrent comme relevant de l'aire de pertinence des géopolitiques-pratiques russes. A l'exception de la Géorgie suite à la « guerre des cinq jours » d'août 2008, les Etats considérés appartiennent à la CEI (Communauté des Etats indépendants) qui fonctionne comme un ensemble à géométrie variable, sans grande cohérence (voir le tropisme occidental de l'Ukraine ou de la Moldavie, sans parler de la Géorgie). Certains de ces pays sont aussi membres de l'OTSC (Organisation du traité de Sécurité collective) que Moscou voudrait transformer en une « OTAN » eurasiatique et russo-centrée.

Là encore, il faut insister sur les limites des discours et des ambitions affichées, la politique russe ayant une forte dimension déclaratoire ; Moscou éprouve bien des difficultés à « tenir » ces espaces. Nombre des pays membres de la CEI sont attirés par l'ensemble UE-OTAN encore que, du fait des urgences de l'heure, les dirigeants occidentaux ne soient pas toujours à la hauteur des attentes et des appels lancés depuis l'Ukraine, la Géorgie, la Moldavie ou l'Azerbaïdjan (la politique de la Biélorussie et des régimes centre-asiatiques tient plus d'un simple marchandage et d'une « carte » dans leurs relations avec Moscou). Par ailleurs, la percée diplomatique, énergétique et commerciale de la Chine populaire en Asie centrale ne devrait pas être négligée par les dirigeants russes. Moscou s'emploie à limiter l'accès direct des Occidentaux au bassin de la Caspienne (voir la féroce opposition au gazoduc « Nabucco ») mais le président chinois et ses homologues centre-asiatiques ont, le 14 décembre 2009, inauguré un pipeline qui acheminera le gaz turkmène et kazakh jusqu'à Shanghaï (soit un trajet d'environ 7000 km). Et ce n'est qu'un début. Les républiques d'Asie centrale échappent d'ores et déjà à l'emprise russe et, au sein même de l'OTSC, certaines d'entre elles (le Kirghizistan, l'Ouzbékistan) joignent leurs efforts à ceux de la Biélorussie pour empêcher une plus forte intégration politico-militaire de cette alliance.

Enfin, il faudrait se demander si l'hostilité russe au déploiement de systèmes antimissiles en Europe centrale et orientale, en dépit du fait que ces engins ne seraient pas en mesure d'intercepter une salve de missiles balistiques russes (d'autant plus que ce système devrait être moins puissant que prévu), n'est pas l'expression d'une revendication implicite de la Russie sur les territoires des pays de la zone, autrefois membres de l'URSS (les Pays baltes) ou du Pacte de Varsovie. Moscou ne s'oppose pas réellement à la Missile Defense, dans son aspect global, et il a même été suggéré que la composante européenne de ce système global soit déployée en Grande-Bretagne, en Italie ou en Turquie. C'est la fonction de « marqueur » géopolitique des sites pré-identifiés par les Etats-Unis et leurs alliés, sur le territoire de pays autrefois dominés par la « Russie-Soviétie », qui semble poser problème. Soyons donc attentifs à cet aspect de la question des antimissiles.


4- Le rôle des ressources énergétiques dans la mise en œuvre de la puissance russe semble pour le moins décisif …

La puissance est un tout, irréductible à sa dimension militaire, et c'est dans le compartiment « énergie» que la Russie dispose de réelles options pour peser sur les équilibres géopolitiques et contraindre les pays récalcitrants à céder devant ses ambitions. Rappelons que la Russie est le second producteur mondial de pétrole, derrière l'Arabie Saoudite (avec des réserves amoindries et une marge de manœuvre beaucoup plus réduite, toutefois) et surtout elle détient les premières réserves mondiales de gaz naturel ; elle exporte une très large partie de son « or gris » vers les marchés européens (le gaz russe représente 40% des importations européennes de gaz naturel, avec d'importantes variations d'un pays à l'autre). Si la dimension « business » de ces exportations d'hydrocarbures est indéniable, la répétition des embargos énergétiques à l'encontre des pays clients et/ou des pays de transit (l'Ukraine, la Biélorussie, la Géorgie mais aussi les Pays baltes ou encore la Pologne), avec des effets dans l'ensemble de la zone UE, a mis en évidence le fait que Moscou utilise ces exportations comme un outil de puissance et joue sur la dépendance énergétique des pays européens. D'où le refus de ratifier le traité sur la Charte de l'Energie (traité signé en 1994), texte dont l'application remettrait en cause les monopoles russes (voir Gazprom) et conduirait au respect de règles de juste conduite entre pays partenaires (de facto, il n'y a pas de partenariat UE-Russie).

Le jeu russe consiste à renforcer la dépendance des pays européens au moyen de liaisons énergétiques renforcées d'une part (voir le North Stream en mer Baltique et le South Stream en mer Noire) et à interdire aux Occidentaux le libre accès aux ressources énergétiques de la Caspienne (opposition au Nabucco et à la construction de pipelines sous la Caspienne). De surcroît, le contournement des pays de transit (Biélorussie et Ukraine) permettrait d'abaisser la valeur géopolitique de ces territoires au regard des intérêts énergétiques ouest-européens, contribuant ainsi à les affaiblir plus encore. Toutefois, le manque d'investissements dans les gisements russes, alors que les ressources en hydrocarbures de la Sibérie occidentale s'épuisent, pourrait affaiblir cette « grande stratégie énergétique ». Le Kremlin et Gazprom comptent sur les ressources de la Caspienne pour compenser l'épuisement de certains des gisements nationaux et remplir les engagements contractés tous azimuts mais la poussée chinoise, précédemment évoquée, pourrait contrarier ces plans (surtout en cas de forte reprise économique).


5-En conclusion, la puissance russe ne devrait donc pas être sous-estimée ?

En fin de compte, c'est une question d'échelle de temps ou encore de rythmes historiques. Si l'on en croit Vladimir Poutine et sa mise en avant, à la fin de son second mandat, du concept de « BRIC », la Russie serait une puissance émergente mais tel n'est pas le cas. En fait, la Russie est en proie à un krach démographique et sanitaire de grande ampleur et son économie de rente présente tous les symptômes du « malaise hollandais ». Le fait a d'ailleurs été souligné par Dmitri Medvedev lui-même. Si l'on porte le regard sur le long terme, il semble difficile à la Russie de se poser en puissance tierce dans un improbable « mundus tripartitus » (un monde tripartite). Entre l'ensemble occidental (OTAN-UE) et ses solidarités politico-stratégiques (et une « économie atlantique » qui représente 57% de la richesse mondiale) d'une part, un ensemble sino-asiatique qui renforce son influence jusque dans l'ancien Turkestan occidental d'autre part, on peut s'interroger sur le devenir de la Russie et la capacité du pouvoir central à maintenir la cohésion du territoire russe. Bref, l'Etat russe n'est certainement pas au bout de ses épreuves (voir l'instabilité du Nord-Caucase).

Si ces faits et tendances devraient inviter les dirigeants russes à la circonspection, voire à privilégier une orientation occidentale, rien n'est assuré. Rappelons que l'histoire politique, diplomatique et militaire est faite d'erreurs de calcul, de mésinterprétations dans l'évaluation des rapports de puissance et d'emballements inattendus. On ne peut que souligner les déclarations hostiles de la part de nombreux dirigeants russes (jusqu'au sommet) à l'encontre de pays européens, les menaces et le passage à l'acte en Géorgie. Relevant de ce que l'on pourrait nommer l' « Europe byzantine », ce pays-clef de l'aire géopolitique mer Noire-Caucase-Caspienne n'est pas un lointain théâtre géopolitique, plus ou moins exotique. Par ailleurs, la nature du régime et de ses modes de fonctionnement, les rémanences historiques et la diffusion de référents néo-eurasistes dans certains segments de l'opinion publique russe (peu importe la caractère sommaire des discours néo-eurasistes), sans parler du retour de la contre-figure de Staline, ne peuvent être ignorés. Tout cela est susceptible d'avoir d'autres prolongements au plan extérieur, ce qui nous concerne au premier chef.

Je dirais donc que cet ensemble de faits exclut toute politique de complaisance de la part des Occidentaux, d'autant plus que la « diplomatie de la main tendue » pratiquée par l'administration Obama n'a guère produit de résultats tangibles, dans quelque domaine que ce soit (négociations nucléaires stratégiques, crise nucléaire iranienne, transit aérien vers l'Afghanistan, résolution du conflit russo-géorgien sur la base du respect du droit international et des frontières post-soviétiques). A fortiori, ce n'est certainement pas en vendant des armes à la Russie, sous couvert d'un engagement constructif et au prétexte de ne pas lui faire insulte ( !), que l'on arraisonnera cet Etat-continent. Si l'on va au fond des choses, il appert que la cohésion des instances euro-atlantiques – essentielle à la défense et à la sécurité de l'Europe - prime sur l'hypothétique organisation d'un cercle extérieur de sécurité avec les périphéries eurasiatiques du « premier monde ». Le plus grand service que l'on puisse rendre à la Russie est d'inciter ses dirigeants à la modération afin qu'ils se concentrent sur leurs problèmes intérieurs et l'ordonnance de relations de réciprocité avec leur voisinage. C'est là le préalable à l'organisation d'un vaste espace économique et sécuritaire de Vancouver à Vladivostok.



Docteur en géographie-géopolitique, Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'institut Thomas More. 

Jean-Sylvestre Mongrenier,est l'auteur de "La Russie menace-t-elle l'Occident ?", Editions Choiseul, 2009)

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